Pour fêter à sa manière
la toute récente réédition du roman Macounaïma de Mário de Andrade, repris aux éditions Cambourakis dans
la traduction de Jacques Thiériot
(1979), le blog Bois
Brésil & Cie donne ici-même un
document de toute rareté : un article d’époque, publié dans la presse
française, sur le romancier brésilien.
Macunaíma (1928) n’obtint à sa parution, sauf erreur,
aucun compte rendu en français, même dans les revues spécialisées et au fait de
la production littéraire latino-américaine. En revanche, le premier roman de
Mário de Andrade, Amar, verbo
intransitivo (1927), non moins scandaleux et inventif, fit l’objet
d’une recension circonstanciée, signée par l’un des quelques brésilianistes
alors en activité, le critique (et traducteur) Manoel Gahisto, dans l’importante Revue de l’Amérique latine
(qui ne fut pas toujours aussi avisée dans ses choix, loin s’en faut).
L’ampleur
de l’article, assez exceptionnellement déplacé de la section dévolue dans cette
revue aux chroniques de livres, témoigne à sa façon circonspecte, avec le ton
de l’époque, les références et les réserves d’un spécialiste que ses goûts ne portaient
certes pas à la pointe de la création d’avant-garde — témoigne, donc, d’une
belle et juste inquiétude critique face à un bouleversement définitif du canon
littéraire local, compris comme l’entrée de la prose brésilienne dans l’histoire
mondiale du genre romanesque. Un augure que la publication de Macunaíma allait aussitôt confirmer, même si l’un
comme l’autre romans ne furent traduits que bien plus tard.
Ainsi que Macounaïma qui reparaît cet automne, ce roman se
trouve être disponible en français (Aimer, verbe intransitif, traduit par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, préface de Clélia Piza, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1995).
Qu’on se le dise, &
qu’on lise !
L’évolution
du genre romanesque — Mário de Andrade
par Manoel Gahisto
Dans
son récent recueil d’études critiques, Rodapés
(1), consacré à différents livres d’hier, dont les auteurs seront à divers
titres des personnalités de demain, M. Sud Mennucci écrivait : « Le
Brésil a toujours été un pays pauvre en conteurs.
Une demi douzaine d’écrivains de la génération d’hier ont fréquenté, et encore,
incidemment pour certains, le domaine difficile du conte. » Après avoir
cité les grands noms de Machado de Assis, Coelho Netto, Medeiros e Albuquerque,
et quelques autres de la même époque, il dénombrait aisément les prosateurs
qui, les suivant de près, sont allés à la documentation régionaliste, d’Alcides
Maya et Rodolfo Theophilo à Monteiro Lobato ou Cornelio Pires. Puis, devançant
les comptes-rendus épars qui inscrivent ici de nouveaux noms, il marquait d’une
plume alerte la place de jeunes écrivains comme Amadeu Amaral ou Gastao Cruls.
C’était montrer que la liste des conteurs est bien loin d’être close. Et, comme
si cette remarque avait stimulé des initiatives latentes, avant même que M. Sud
Mennucci n’ait eu l’occasion de le définir comme poète aux côtés des Graco
Silveira, Gustavo Teixeira ou Rodrigue de Abreu, voici que M. Mario de Andrade
apporte son appoint au récit en prose avec Amar,
verbo intransitivo (2).
Partisan
des formes les plus inédites, Champion des modes prosodiques les plus avancées,
Mario de Andrade s’annonçait plutôt, si j’ose m’exprimer ainsi, comme un poète
de longue carrière, non seulement par ses œuvres elles-mêmes, mais aussi par
ses déclarations et professions de foi. Paulicea
Desvairada, en 1923 [sic], lui valait un de ces succès d’avant-garde qui
engagent quelquefois toute une vie. Un rapide croquis d’ensemble du mouvement
poétique au Brésil, A Arte moderna,
brossé par M. Joaquim Inojosa en 1925, qui représente très bien le
développement de ces innovations sous l’influence idéologique de M. Graça
Aranha, avec l’appui de Ronald de Carvalho, Tristao de Athayde, dépeint Mario
de Andrade comme « révolté, révolutionnaire, iconoclaste et constructeur
en même temps puisque, sur les ruines de ce qu’il détruit, il bâtit son
œuvre ». De Sao Paulo, du Rio Grande, la poussée irradiait en tous sens,
passant par Recife où la représentaient également, parmi d’autres, Raul
Machado, Anysio Galvao, pour rebondir vers Parahyba do Norte. La liste
croissante des poètes conquis à l’esthétique nouvelle et ultra-libérée devient
presque impossible à faire sans omission, ceci contrairement à ce qu’il en est
des conteurs.
Toutefois,
le jeune écrivain n’a pas adopté sans indépendance les procédés narratifs en
usage. Amar, verbo intransitivo a
comme sous-titre le mot « idylle » et ne porte pas l’étiquette
« roman ». C’est une idylle dont l’héroïne apparaît dès les premières
lignes sous les traits d’une demoiselle fort décente que Sousa Costa vient
d’engager comme gouvernante de ses enfants. Quelle clause de son contrat
veut-elle faire préciser à la mère de famille en ces termes :
« Excusez mon insistance. Il faut la prévenir. Il ne me plairait pas
d’être prise pour une aventurière, je suis sérieuse. Et j’ai trente-cinq ans,
senhor. Assurément, je n’irai pas si votre femme ne sait ce que je dois faire
là-bas. J’ai la profession qu’une faiblesse m’a permis d’exercer. Ni plus, ni
moins. C’est une profession. » On voit dès lors la nouvelle institutrice
auprès de ses élèves, bambin et fillette espiègles auxquels il faut apprendre
la musique, l’allemand, et l’on découvre les résultats de sa patience :
Carlos, fils aîné des Sousa Costa, âgé de seize ans, renonce bien vite aux
sports, aux sorties avec ses camarades pour témoigner un zèle extrême dans
l’étude de l’allemand et faire des progrès en musique. La maman alarmée court
un beau jour annoncer à son mari qu’elle vient de donner congé à la demoiselle,
et ceci amène entre les trois personnages une explication remplie
d’imprévu :
« Je
m’excuse, dit Sousa Costa. Je suis tellement accaparé par mes affaires !
De plus c’est une chose si minime ! Laura, sachez que Fraulein a mon
consentement. Vous savez bien qu’aujourd’hui, ces petits jeunes gens… c’est si
dangereux ! Ils peuvent tomber aux mains de quelque exploiteuse ! La
ville est une invasion d’aventurières à présent ! Jamais on n’a vu
ça ! JAMAIS !... Par suite, débuter est périlleux. Vous me
comprendrez : une personne spéciale évite beaucoup de choses. Et des
vilaines ! Non seulement la boisson ! A présent il n’y a pas une
fille perdue qui ne soit éthéromane, qui n’use de morphine… Et les garçons
imitent ! Viennent les maladies !... Vous ne pouvez le savoir ici…
c’est une horreur ! En peu de temps Carlos serait syphilitique ou
pareil ! Une perdition ! Je te le dis, Laura, une perdition !
Mon devoir, comprenez-vous est de sauver notre fils… C’est pourquoi Fraulein
prépare le jeune homme. Et nous évitions peut-être un désastre !... »
Dona
Laura est émerveillée, d’autant mieux que pour achever de raccommoder les
choses, l’intéressée, la voix mouillée de larmes, met son rôle au point sous un
autre jour : « L’amour n’est pas seulement ce qu’en pense M. Sousa
Costa. Je suis venue enseigner l’amour comme il doit être. Voilà ce que je
prétends que je prétendais enseigner
à Carlos. L’amour sincère, élevé, plein de sens pratique, sans extravagances.
Aujourd’hui, Madame, c’est devenu nécessaire depuis que la philosophie a envahi
les terres de l’amour. Tout devient pessimisme dans la société d’à
présent ! On en revient de plus en plus à la vie animale. Par l’influence
indirecte ou non de Schopenhauer, de Nietzsche… Malgré qu’ils soient allemands.
L’amour pur, sincère, l’union intelligente de deux personnes, la compréhension
mutuelle. C’est un avenir de paix obtenu par le courage d’accepter le présent
(Un visage lavé de larmes généreuses. Il faut avoir vu pleurer Fraulein…) Et
c’est ce que je suis venue enseigner à votre fils, senhora. Créer un foyer
sacré. Où trouve-t-on cela maintenant ? »
Tels
sont et le thème de l’idylle, et le ton du récit. Un conteur de plus ? Pas
encore. L’histoire comporte ses péripéties normales. Carlito, qui ne se doute
de rien, aux prises avec ces troubles que naguère notre Maréchale des Lettres
analysa si bien en appelant le tout L’Heure
Sexuelle, demande bientôt à la tentatrice la faveur d’aller épeler auprès
d’elle l’alphabet de minuit. Et pour lors, l’escalier monté, M. Mario de
Andrade expose qu’il a trois raisons de ne pas décrire la scène de l’alcôve.
Elles sont d’importance, il en disserte, trois heures et demie sonnent quand il
achève de les exposer, Carlito quittant avec précaution la chambre de la
maîtresse. « Et l’idylle continue ». Ce qui signifie que l’auteur a
juré de nous mener jusqu’au bout de l’aventure sans se servir des artifices
vulgaires de la péripétie dramatique, de l’action opportune, des surprises
savamment préparées.
Ces
digressions constantes, ce débordement systématique des marges sur le corps du
texte, ainsi que l’écriture par petites phrases, et la répétition de certaines
propositions sur la forme interrogative puis affirmative, ce procédé voulu, en
un mot, n’est pas sans péril. On m’en voudrait si j’affirmais que toutes les
pages du roman sont entraînantes. Et d’ailleurs, Mario de Andrade oppose çà et
là les caractères des deux races : luso-brésilienne et du Midi (Carlos),
germanique et du Nord (fraulein), analyse à laquelle nous ne sommes pas préparés.
Par contre le sujet inventé, tiré d’une observation narquoise des choses de la
vie, des marées de la chair et des lunes du cœur, se développe avec des détours
forgés eux-mêmes par une fantaisie narquoise, se corse par un badinage
documenté, si bien que le fond et la forme de cet ouvrage ultra-libéré gardent
entre eux une harmonie classique malgré tout. Avec le roman de M. Monteiro
Lobato O Choque, analysé
dernièrement par M. Jean Duriau en cette place, est-ce une étape nouvelle
qui se marque pour la prose d’imagination au Brésil ? L’un et l’autre
livres, remarquables chacun en son genre, ne permettent guère de réplique et
toute imitation que l’on voudrait en faire se dénoncerait d’elle-même. Ce sont
là néanmoins deux réalisations de jeunes écrivains qui ouvrent des horizons
clairs aux efforts d’à présent, dans le genre littéraire qui permet précisément
le maximum de libertés.
Le
sujet abordé par Mario de Andrade est d’un intérêt général. Heureux Carlito
dont l’initiation est si aimablement patronée ! On le voit interrogeant à
voix basse ses bons camarades : « Est-ce que tu as eu déjà une
institutrice allemande ? » Certains auteurs américains prêtent plutôt
à des françaises le sceptre de la galanterie, et Madame Pommery, roman pauliste de M. Hilario Tacito en est l’un des
joyeux exemples. Fantaisies de la fiction qui dans la réalité n’empêchent pas
chaque femme soucieuse de se garder, qu’elle soit du Nord ou du Midi, d’être
considérée et recherchée pour elle-même, de faire échec à son gré à toutes les
généralisations banales. Si quelque comparaison s’impose entre Amar, verbo intransitivo et Jérôme, 60° latitude Nord, c’est
assurément pour garantir à l’un la liberté du thème que l’on ne peut refuser à
l’autre. Ici, on pourrait épiloguer longuement encore. Le héros de M. Maurice
Bedel, esprit fort qui excelle aux paradoxes et jongle avec les comparaisons,
affichant une désinvolture que M. Mac Orlan nous faisait goûter naguère,
sauve à grand peine sa cérébrale pureté, cependant que celui de M. Mario
de Andrade, non sans battements du cœur et sans larmes, suit la route
contraire. On a tant de fois reproché aux littératures sud-américaines de
n’être que reflets tardifs des modes occidentales, il semblera bien cette fois
que la précocité, elles l’ont atteinte, intransitive, discrète, souriante.
(1) et (2) Casa editora
Antonio Tisi, São Paulo.
Revue
de l’Amérique latine
(Paris),
7e année, vol. xv, n°77, mai 1928,
« La vie en Amérique latine/ La vie
littéraire : lettres brésiliennes »,
p. 457-460.
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