25 janvier 2017

La polémique d’avant-hier soir : Maïakovski vs Gutiérrez Cruz

Dans Ma découverte de l’Amérique [1926], un texte dont vient de paraître la première édition intégrale en français (traduction de Laurence Foulon, préface de Colum McCann, Les Éditions du Sonneur, 2017, 150p.), Vladimir Maïakovski réserve des pages importantes au Mexique, où, depuis Cuba, il passa avant d’entrer aux États-Unis.
Or, dans quelques notes sur l’état de la poésie mexicaine, voici ce qu’il remarque :

Poésie. Elle est très présente. Dans le parc de Chapultepec, on trouve une allée entière dédiée aux poètes, la Calzada de los Poetas.
Des rêveurs solitaires griffonnent des papiers.
Au moins un homme sur six doit être poète.
Cependant, toutes les questions que je pose aux critiques afin de définir la poésie mexicaine actuelle et pour savoir si elle recèle quoi que ce soit d’identique aux courants soviétiques restent sans réponse.
Même le communiste Guerrero, rédacteur d’une revue pour les trains, même l’écrivain ouvrier Cruz n’écrivent quasiment que des poèmes lyriques sur la sensualité, gorgés de gémissements et de chuchotements, où leur bien-aimée est como un león nubio (comme un lion de Nubie).
La raison du piètre développement de la poésie : la faible « commande sociale ». Le rédacteur du journal La Antorcha me démontre que les poèmes ne doivent pas être rémunérés. Ce n’est pas un travail ! Les poèmes ne peuvent être envisagés que comme de jolis instantanés, qui mettent d’abord leur auteur en avant et ne présentent de l’intérêt que pour lui. […] (éd. citée, p. 33-34)

Qu’est-ce à dire ?

Le poète russe n’aura donc pas entendu parler, entre autres, de la production la plus explicitement révolutionnaire des poètes stridentistes, de Manuel Maples Arce, l’auteur en 1924 de Urbe (Super-poema bolchevique en 5 cantos) (traduit en français dans le volume Stridentisme !), ou de Germán List Arzubide, l’auteur en 1925 de Plebe (Poemas de rebeldía)… ?
Les interlocuteurs directs de Maïakovski, peut-on imaginer, ne portaient pas forcément en grande estime les écrits un peu esthétisants et élitistes, somme toute, de ce groupuscule d’avant-garde que fut le stridentisme, et qui venait alors de quitter Mexico pour s’installer à Xalapa et y poursuivre ses activités de propagande.

Gutiérrez Cruz
par Fermin Revueltas
Que penser, en revanche, de cette sommaire évocation de « l’écrivain ouvrier Cruz », c’est-à-dire le poète prolétarien Carlos Gutiérrez Cruz (1897-1930), que Maïakovski connut semble-t-il en personne ?
Que celui-ci ait écrit « des poèmes lyriques sur la sensualité, gorgés de gémissements et de chuchotements », cela s’appliquerait, sans nul doute, à sa première manière, les recueils Rosas del sendero et El libro de la amada, publiés tous deux à Guadalajara en 1920, parmi d’autres poèmes épars des mêmes années.
Mais Maïakovski pouvait-il ainsi traiter la plus récente production de Gutiérrez Cruz ? La brochure Como piensa la plebe (Mexico, Biblioteca de la Juventud Comunista, 1923, 17p.), le recueil Sangre roja (Versos libertarios) (avec une couverture de Diego Rivera et une 4e de couv. de Xavier Guerrero, Mexico, Ediciones de la Liga de Escritores Revolucionarios, 1924, 114p.), la brochure Dichos y proverbios populares (Mexico, La Pajarita de Papel, 1925, 6p.), d’autres poèmes épars de la même veine et ceux qui allaient être réunis dans le recueil posthume Dice el pueblo… (Versos revolucionarios) (Mexico, Ediciones del Ateneo Obrero de México, 1936, 106p.).

Sur Gutiérrez Cruz, lisons par exemple ce qu’écrivait Pedro Henríquez Ureña, dans sa préface à l’édition originale de Sangre roja :

Voici les vers du poète socialiste ; mieux : du poète social. Face à ceux qui tant d’années durant résolurent d’exclure de la poésie les préoccupations de l’homme comme partie de la société dans laquelle il vit, ce poète se lève pour nous parler des aspirations et des droits de la multitude. Face à ceux qui déclarèrent qu’il n’y a de poésie dans la vie que lorsqu’elle se conçoit comme dans les anciennes aristocraties, c’est-à-dire lorsqu’elle se conçoit comme établie sur l’injustice, ce poète vient affirmer la poésie des humbles. […]
Saluons la muse qui délaisse les Bergerettes* de salon pour chanter L’Internationale dans les rues couvertes de boue ; la muse qui abandonne le palais des vice-rois pour se rendre dans l’atelier, dans la mine, dans les champs, là où se trouve la vie, la vie qui doit nous intéresser plus que toute autre si nous avons un esprit de justice.

Avec un peu plus de distance, le préfacier de Dice el pueblo…, Francisco Cervantes López, écrivit plus tard ceci :

Avant Gutiérrez Cruz, il n’existait au Mexique aucun poète des travailleurs aussi authentiquement révolutionnaire, à proprement parler. Il est bien certain que parmi les bardes rebelles qui admonestèrent les injustices de la société, il en a fleuri quelques-uns depuis l’époque coloniale […]
Mais, répétons-le : Gutiérrez Cruz fut le premier poète révolutionnaire ; il suffit de lire son Sang rouge et à présent son œuvre posthume Le peuple dit… pour en tomber d’accord. C’est précisément pour cela que Gutiérrez Cruz est grand, parce que dans ses vers il incitait avec véhémence, dans un style simple, mais génial, synthétiquement, à la manière des haïkus japonais, les travailleurs à s’unir, à lutter pour leur complète libération. Suivant l’école prolétarienne de Gutiérrez Cruz, mais avec une technique différente, plus en consonance avec l’heure où nous vivons, se sont signalés d’autres poètes […]
Espérons que les travailleurs du Mexique sauront dûment estimer l’œuvre de leur plus grand chanteur et qu’ils reliront sans cesse, dans leurs foyers et dans leurs meetings, ses beaux vers libertaires, pour consolider leur conscience de classe !

Et dans cette même préface, les lecteurs attentifs de Ma découverte de l’Amérique voudront bien considérer, encore, cette anecdote :

Lorsqu’en 1925 le grand poète Vladimir Maïakovski visita le Mexique, le camarade Stanislav Pestkovski, ambassadeur des travailleurs russes, lui présenta Gutiérrez Cruz, et avec une étonnante facilité, malgré ses faibles connaissances de la langue espagnole, le poète à la voix de tonnerre traduisit admirablement en russe les poèmes de notre barde, leur adressant de chaleureux éloges, et n’y trouva qu’un petit défaut : « Prendre le Christ pour thème de certains d’entre eux, c’est une chose déplacée, car tous les poètes révolutionnaires doivent être athées et en aucune manière prêcher le déisme, morphine de l’humanité, etc. »
Mais voici une confession bien à propos de mon cher ami et camarade : Gutiérrez Cruz citait le nom du Christ à des fins de propagande révolutionnaire, puisque le peuple mexicain est catholique dans sa majorité et qu’il adhère à la figure de Jésus, ne le nommant qu’en tant qu’homme et non en tant que partie intégrante de l’hypothétique divinité, ainsi que l’empereur Constantin fit apparaître Jésus-Christ, à des fins politiques, après le concile de Nicée.

Maïakovski aurait donc traduit en russe, et loué, fût-ce avec cette réserve, les poèmes de « l’écrivain ouvrier Cruz »… Ces traductions furent-elles publiées en Russie ?

Pour le reste, ce petit différend, quant à l’usage de la figure christique dans la poésie révolutionnaire, se trouve avoir fait l’objet d’une importante mise au point par Gutiérrez Cruz lui-même, dialoguant nommément avec Maïakovski dans les dernières lignes d’un article parmi les plus significatifs des échos que la presse mexicaine réserva à la visite du poète russe.
L’enjeu du texte dépasse d’ailleurs ce petit point de doctrine et, véritable réplique mexicaine aux injonctions soviético-maïakovskiennes, il informe utilement l’histoire et la critique de la poésie engagée. En voici donc la traduction complète :



Révolutionnaires de l’art
par Carlos Gutiérrez Cruz

Parlant il y a quelques jours, avec un ami qui fait ostentation du titre de révolutionnaire, de l’art représentatif de la Révolution, j’ai eu la surprise d’une dénégation pour ce qui touche à l’œuvre de Léon Tolstoï, que je conçois comme essentiellement en accord avec l’esprit chrétien des foules occidentales. Mon ami nie toute valeur à l’œuvre de référence et moi j’affirme catégoriquement que la production tolstoïenne a été un puissant facteur de préparation dans la disposition du peuple russe à réaliser la révolution communiste qui se trouve aujourd’hui transformée en gouvernement populaire.

Et en effet, il est rare qu’un révolutionnaire compréhensif et observateur se risque à dénoncer l’action de désorientation et de destruction d’une œuvre qui sème des sentiments d’unification et d’amour parmi les pauvres, en censurant acrimonieusement et définitivement les classes privilégiées pour le caractère artificiel de ses vertus et l’infamie de ses procédés. Et voilà que mon ami voudrait que l’art se transforme en un pur moyen de propagande communiste, quelque chose comme le catéchisme d’action immédiate qui apprendrait aux pauvres les procédés infaillibles pour détruire le capitalisme en quelques heures ; et quand l’art ne se manifeste pas sous cet aspect, il le qualifie d’éphémère et fragile, sans voir que c’est précisément quand l’art comporte les caractéristiques qu’il voudrait lui donner, qu’il meurt le jour même où il est né, puisque toute tactique de lutte se rapporte uniquement à l’instant de son exécution, et comme le saccage et l’incendie ne déterminent pas un système permanent d’organisation sociale, il résulte que l’art qui tourne autour de tels procédés doit logiquement tomber dans l’oubli et apparaître comme exotique une fois passés les moments de l’action directe, tandis que l’art d’unification chrétienne doit vivre tout le temps que dureront les foules qui pensent et sentent que ce n’est qu’unis que l’on peut vivre heureux.

Mais le radicalisme communiste russe a fait proscrire toute œuvre qui s’adapte aux sentiments du christianisme, interprétant cette œuvre comme pacifiste, c’est-à-dire en perdant de vue son équilibre véritable pour lui donner une signification simplement catholique, puisque Jésus-Christ a passé sa vie à s’exclamer contre les riches et à conseiller aux pauvres l’unification, et non pas à prêcher la paix et l’inoffensivité tant mises en avant et clamées par l’Église de Rome.

La Ligue des Écrivains Révolutionnaires a publié il y a deux ans une brochure contenant, sélectionnés par Diego Rivera, des fragments bibliques clairement et définitivement communistes, précisément dans l’intention de rectifier dans l’esprit du peuple le concept erroné de Jésus-Christ. Notre brochure n’a pas circulé avec la profusion nécessaire ni n’a pu parvenir au centre de la grande masse, qui ne sait ni lire ni écrire, mais quand on réussira à ce que la conscience du peuple sente et comprenne le Christ comme il fut réellement — comme il se présente dans notre brochure —, il sera extrêmement facile de mener à bien un mouvement radical révolutionnaire sur toute l’étendue de la terre.

Et c’est à cela que Tolstoï a réduit son œuvre, propager le christianisme au sein du peuple russe, dans un sens différent de celui que lui donnaient les orthodoxes, et c’est pourquoi ses écrits ont pénétré si profondément la conscience populaire et l’ont transformée et préparée aux réalisations matérielles de Lénine.

Mais si nous réduisions notre production à la prédication de la guerre et à l’apologie du mouvement russe, notre art manquerait d’ampleur, de vérité, de généralité, d’universalité. C’est très bien que les poètes chantent l’épopée de la dynamite, mais qu’ils ne le fassent pas exclusivement, car la révolution ne peut pas signifier un rétrécissement des thèmes, pas plus que l’art ne peut prendre le caractère d’une simple pratique de lutte : et c’est pour cette raison que la révolution esthétique ne doit pas consister uniquement en un changement d’orientation radical transformant tous les points de vue humains.

Et si tel était le cas, la révolution pourrait se définir comme une amélioration matérielle des hommes parallèle à une castration mentale et sentimentale.

La révolution doit imprégner tous les aspects et toutes les manifestations de la vie humaine, de telle sorte que tous les thèmes puissent entrer dans son champ, pris depuis un certain point de vue, c’est-à-dire que la révolution ne peut pas indiquer à un homme de ne penser qu’à des choses données, mais de les penser selon un équilibre donné, selon un point de vue donné qui les représente sous une forme juste et réelle, sans limiter le champ de ses idées et sans faire de lui un esclave des circonstances. Ainsi, nous autres écrivains révolutionnaires du Mexique, trouvons-nous les doctrines révolutionnaires radicales erronées pour ce qui touche au champ de l’art.

Nous pensons que le christianisme est l’idéal esthétique suprême et que tout travail réalisé à son encontre aura une répercussion directe dans le retard de la révolution matérielle, donc si celle-ci tend à prospérer, elle doit avant tout renoncer à sa campagne antichrétienne pour la convertir en une campagne anticatholique, c’est-à-dire qu’elle doit se battre contre les doctrines de la divinité et de l’asservissement, mais jamais contre cette magnifique collection de maximes sociales qu’a prêchées Jésus-Christ, qu’a ratifiées Tolstoï et qu’a réalisées Lénine.

Et je ne crois pas — je n’ai vu cela chez aucun auteur sociétaire russe — que le communisme s’oppose au développement de la figure du Christ dans l’art révolutionnaire et j’incline à penser que celui qui est d’opinion contraire à ces sages doctrines est un ignorant absolu de l’art, qu’il parle sans fondement et réfléchit de manière lyrique à des choses qu’il ne comprend pas, car seul quelqu’un qui ignore l’ampleur de l’art peut penser que la production artistique tient dans l’espace d’une coquille de noix.

Notre Ligue s’était identifiée aux gauches, mais si jamais sa production chrétienne n’entrait pas dans le programme militant de gauche, cela nous importerait peu, car nous poursuivrions sur la voie que nous nous sommes tracée, certains d’accomplir la grande mission qui consiste à unifier l’esprit des pauvres et à semer une graine de mécontentement contre les régimes oppresseurs ; mais jamais, absolument jamais, nous ne consentirions à limiter nos idées aux tactiques de lutte active, et encore moins à profaner notre art en le soumettant à la triste condition d’un programme de lutte.

Et nous sommes dans notre ligne de combat en faveur de la révolution sociale, mais nous ne pouvons recevoir ni consignes de pensée ni formules esthétiques a priori, car la ligne qui est la nôtre n’a pas été tracée par pur caprice, mais s’est formée peu à peu avec de la réflexion, avec de l’étude et avec un véritable amour pour les nécessiteux ; notre esthétique plonge de profondes racines dans la vie et dans la vérité, et nous mettons même au défi celui qui s’y oppose de soutenir une polémique en public, afin que l’on décide si la raison est de notre côté ou du sien.

On nous dit que le poète russe actuellement en visite au Mexique professe une idée esthétique différente de la nôtre et en accord avec l’antichristianisme, eh bien que le poète russe Maïakovski accepte ce défi que nous lançons et nous aurons le plaisir de lui démontrer que son credo esthétique est incomplet et inconsistant, et que nos travaux sont bien cimentés et pleins de l’idéologie de la Révolution.

Ça n’est pas tout de se dire révolutionnaire en art, ni d’arriver de la Russie des Soviets avec une petite valise de nouveautés ; l’essentiel est d’analyser et de penser notre production afin d’être conscients du chemin que nous suivons.

« Revolucionarios del arte »
El Demócrata (Mexico)
23 juillet 1925, p.3

(Trad. A. C.)



Note :

La poésie révolutionnaire de Gutiérrez Cruz (Sangre roja et Dice el pueblo… en particulier, mais aussi Como piensa la plebe, Dichos y proverbios populares et quelques textes épars) a fait l’objet de plusieurs rééditions au Mexique, seule ou parmi d’autres textes poétiques et en prose : Poemas libertarios, choix de Agustín Velázquez Chávez (Mexico, Nueva Voz, 1952, 48p.) ; Obra poética revolucionaria, préf. de Porfirio Martínez Peñaloza (Mexico, Editorial Domés, 1980, 125p.) ; Poesía, prosa, éd. de Luis Mario Schneider (Guadalaraja, Secretaría de Cultura Gobierno de Jalisco, « Lo fugitivo permanece y dura », 2000, 361p.) ; Sangre roja, préf. de Jorge Aguilera López (Mexico, Malpaís ediciones, « Archivo negro de la poesía mexicana », 2014, 72p.).

Les textes cités de Pedro Henríquez Ureña et Francisco Cervantes López, comme l’article de Gutiérrez Cruz, sont inédits en français.