24 octobre 2017

Petite chronique du mouvement international des livres & des idées

— & des coïncidences bio-bibliographiques...


Voici que reparaît, et c’est très bien, Ékoué-Yamba-Ó, premier roman du Cubain Alejo Carpentier (dans la traduction de René L.-F. Durand publiée initialement chez Gallimard en 1988)*, et je reviens, inévitablement, à l’une de mes idées fixes du moment.

Récemment, je tombais par hasard sur un long fragment inédit de ce roman (dont l’édition originale en volume fut publiée à Madrid en 1933) dans l’étonnante revue Imán (n°1, avril 1931), un périodique aux prétentions trimestrielles mais qui n’eut qu’un numéro, fondé et dirigé à Paris par Elvira de Alvear (1907-1959), une écrivaine argentine proche de Borges, et dont Carpentier, justement, fut le secrétaire de rédaction.

Au sommaire de ce numéro unique, un beau mélange de modernisme cosmopolite, introduit par une déclaration d’intention de la directrice : une prose de Léon-Paul Fargue, en version bilingue et dans la traduction du Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias ; un long récit de Jean Giono, traduit par Félix Pita Rodriguez ; un récit de l’impayable Argentin (de Paris) Visconde Lascano-Tegui ; un poème en prose de l’Argentin Xul Solar ; des fragments de l’Italin Bruno Barilli, traduits par Juan R. Brea ; des poèmes en vers et en prose du Chilien Vicente Huidobro (du livre à paraître El Ciudadano del Olvido) ; Henri Michaux, avec « La nuit des Bulgares » dans une traduction de M. C. A. (i. e. ?) ; un récit du Mexicain Jaime Torres Bodet ; un texte de l’Espagnol Eugenio d’Ors ; un essai de Robert Desnos sur Lautréamont, traduit par A. Carpentier ; Franz Kafka, rien moins que « Le Verdict », dans une traduction du Guatémaltéco-Mexicain Arqueles Vela ; un récit d’Asturias ; un récit d’Eugène Jolas traduit par l’Espagnol Manuel Altolaguirre ; des poèmes de Benjamin Fondane traduits par Elvira de Alvear ; des fragments de l’Argentin Sixto C. Martelli ; un extrait, donc, de Écue-Yamba-ó de Carpentier ; des poèmes de Hans Arp traduits par L. Vargas ; un récit de Boris Pilniak, traduit par Asturias ; des réponses à une enquête sur la connaissance de l’Amérique latine, par Georges Ribemont-Dessaignes, Desnos, Georges Bataille, Michel Leiris, Philippe Soupault, Walter Mehring, Alfred Kreymborg (avec des poèmes en anglais), Zdenko Reich, Roger Vitrac (avec un texte de théâtre) et Nino Frank ; un essai de John Dos Passos sur le théâtre, traduit par Carlos Enriquez ; un récit du Vénézuélien Arturo Uslar Pietri.
Avec ça, imaginez ce qu’on aurait pu lire encore, si la revue n’avait cessé de paraître.

Eh bien, justement, j’étais allé consulter cette revue par acquit de conscience, sachant que mon poète guatémaltèque, Luis Cardoza y Aragón (1901-1992), qui connut Carpentier à Paris, avait remis à la rédaction d’Imán, pour son n°2 resté inédit (mais dont il existe au moins les épreuves), un texte important, « Martirio de San Donisio », publié finalement à Mexico, dans le 3e (et dernier) numéro de Examen (novembre 1932) — et il s’agissait, somme toute, d’un fragment de l’un de ses plus grands textes à venir : Pequeña sinfonía del Nuevo Mundo, une prose datée de New York et Londres en 1929-1932, mais qui ne serait publiée dans son intégralité, en volume, qu’en 1948 au Guatemala.

Au moment de cette collaboration manquée, Cardoza y Aragón se trouvait lui-même en plein va-et-vient (dans une vie marquée par l’exil), entre son départ de Paris à l’été 1929 et sa première installation au Mexique fin 1932, pour une durée indéterminée (et, de fait, il vécut bien peu au Guatemala). Soit dit en passant, c’est l’époque où son nom apparaît parmi plus de 300 signataires de la pétition lancée par les surréalistes, L’affaire Aragon, contre l’inculpation de Louis Aragon pour son poème « Front rouge » (la liste des signataires est transcrite par André Breton au début de sa brochure Misère de la poésie : « L’affaire Aragon » devant l’opinion publique, Éditions surréalistes, mars 1932). Alors entre Paris et Londres, passé par New York (où il retrouva Asturias), il revenait lui-même de Cuba où il avait été nommé consul général, renonçant à ses fonctions diplomatiques début 1931 lors de la prise de pouvoir de Jorge Ubico au Guatemala.
Et à La Havane, justement, il s’était lié avec le groupe de la très importante Revista de Avance, dont Carpentier fut l'un des fondateurs et à laquelle il collabora jusqu'en 1927 (année de rédaction de Ékoué-Yamba-Ó), avant son exil parisien. C’est d’ailleurs aux éditions de cette revue que Cardoza y Aragón publia, en 1930, son troisième texte poétique (en prose), Torre de Babel, un magnifique volume illustré par neuf dessins au trait et un portrait de l’auteur en frontispice par le peintre mexicain Agustín Lazo — un texte méconnu, jamais réédité et même écarté de ses poésies complètes par l’auteur même, mais qui, daté de Paris en 1928 (et entrepris semble-t-il dès 1926, au moins), correspond de fait, avec d’autres textes épars et quelques projets restés inédits, à une étape créatrice immédiatement postérieure à Maelstrom (1926), son deuxième ouvrage après la plaquette Luna-Park (1924) ; il s’agit du dernier résultat poétique majeur (et tangible) de ses années parisiennes.
C’est aussi à La Havane que Cardoza y Aragón avait noué une amitié spontanée avec Federico García Lorca, débarqué là en mars 1930, depuis New York, et pas n’importe quel Lorca : le poète espagnol venait d’engager, dans une large mesure, la composition de Poeta en Nueva York (éd. posthume, Mexico, 1940), un projet dont il donna lecture à ses amis cubains, et dont un poème annexe, « Pequeña canción china » (daté de janvier 1930 ; retitré ensuite « Pequeño poema infinito ») est dédié à Cardoza y Aragón. Et là, tenez-vous bien, à la faveur d’une relation brève mais intense, Lorca et Cardoza conçurent ensemble une œuvre pour la scène dont le seul titre fait rêver : Adaptación del Génesis para Music-hall ; ils en écrivirent ensemble les premières scènes et l’ouvrage fut même donné comme à paraître « prochainement » (en ouverture de Torre de Babel, sans mention de García Lorca), mais le projet resta inachevé et l’on n’en sait guère plus aujourd’hui que ce que Cardoza y Aragón nous en dit (pas grand-chose) dans ses mémoires.

L’œuvre du poète guatémaltèque, d’ailleurs, reste encore à découvrir en France, à commencer par les textes de sa période parisienne, d’un bel avant-gardisme juvénile et azimuté, et qui n’ont rien à voir avec un quelconque indigénisme américain. Il faut dire aussi que, contrairement à Alejo Carpentier, contrairement à son compatriote Asturias, prix Nobel de littérature 1967, Cardoza y Aragón n’a jamais écrit aucun roman. Mauvaise idée. Le « boom » latino-américain, à l’évidence, ce ne fut pas pour lui, et aucun (strictement aucun) de ses ouvrages n’a été traduit à ce jour en français.

Enfin, tout cela et bien d’autres choses encore, vous pensez bien, je n’aurai vraisemblablement pas la liberté de le raconter par le menu dans la postface en cours de rédaction pour le volume Maelström précédé de Luna-Park — parce que les traducteurs qui écrivent des postfaces, vous savez ce qu’on en fait : on sort les ciseaux —, mais quant à lire les textes, vous n’y couperez pas. On s’en occupe.


* Paris, Ypsilon éditeur, 232 p., 22€. En librairie le 24 octobre.

7 octobre 2017



Une illustration méconnue, signée Odelli [Castello Branco], pour un texte de Patrícia Galvão (alias Pagu) — quoiqu’il s’agisse d’un chapitre du roman Parque industrial (1933) paru quant à lui sous le pseudonyme Mara Lobo — reproduit dans le supplément littéraire du Diário de Notícias de Rio de Janeiro, le dimanche 19 février 1933.

Et bientôt, du nouveau de et sur Pagu dans l’édition brésilienne…

22 septembre 2017

Un peu de littérature portugaise...

Puisqu’on a eu l’étrange idée d’aller traduire, pour une fois, des auteurs portugais, qui plus est contemporains, ne négligeons pas d’en faire la publicité.


&



à l’occasion de la parution de


avec 11 poètes & prosateurs portugais contemporains :

Ana Margarida de Carvalho, David Machado, Filipa Leal,
Gonçalo M. Tavares, João Tordo, María do Rosário Pedreira,
Nuno Judice, José Luís Peixoto, Lídia Jorge,
Valter Hugo Mãe & Bruno Vieira Amaral

textes choisis & présentés par
José Mário Silva

traduits par
Dominique Nédellec & Antoine Chareyre

27 juin 2017

Où l'on parle du modernisme brésilien


Il fallait bien s’attendre à trouver, dans ce deuxième volet d’une série présentée comme une nouvelle approche géopolitique et sociologique de l’histoire de l’art, quelque référence au modernisme brésilien. Ou bien ce serait tout de même problématique, pour un ouvrage de cette ampleur et avec pareille ambition. Nos attentes seront manifestement comblées, comme le confirme par avance un article de presse, signalant que l’auteur « privilégie aussi l’étude d’artistes “plus ou moins gâtés par les historiens”, leurs biographies, leurs trajectoires géographiques, esthétiques et marchandes. Par exemple, on suit le parcours de la Brésilienne Anita Malfatti, formée à Berlin puis à New York, dont l’exposition à São Paulo entre 1917 et 1918 fut très controversée, et suscita la fondation du modernisme brésilien. La diaspora artistique brésilienne, qui vint se frotter au milieu parisien et à l’avant-garde européenne, revint persuadée d’avoir à fonder sa propre voix. » (Frédérique Roussel, « L’art en mouvements perpétuels », site de Libération, 21 juin — article heureusement illustré par un tableau de Tarsila do Amaral).

La « diaspora artistique brésilienne » venue « se frotter au milieu parisien » ? Gageons donc que les curieux glaneront aussi, au-delà de Malfatti et de la genèse du groupe moderniste de São Paulo, des mentions bien informées et point trop sommaires à Tarsila do Amaral et Oswald de Andrade (là, attention, hein…), peut-être à Paulo Prado, Sérgio Milliet, Di Cavalcanti, Vicente do Rego Monteiro et quelques autres.

En dehors des publications très spécialisées, il n’est pas si fréquent qu’un ouvrage en français, érudit mais destiné somme toute à un assez vaste lectorat, fasse ainsi cas de l’existence et des enjeux du modernisme brésilien, littéraire ou artistique, légitimement intégré au mouvement mondial de la modernité. Un prolongement nécessaire, sans doute, à l’exposition « Modernités plurielles » accrochée tantôt au Centre Pompidou, et qui réservait justement toute une salle, frustrante forcément, à cette modalité brésilienne des dites « avant-gardes historiques », à ce jour très inégalement cartographiées.

On ira lire, & vite !

Banqueroute pour Oswald de Andrade : un classique à rééditer !

Il y a belle lurette qu’il n’encombrait plus les rayons « Poésie » de nos librairies — même les meilleures — mais enfin il existait, stocké quelque part, on pouvait se le procurer, on pouvait éventuellement le lire.

Tel ne sera plus le cas, bientôt, incessamment sous peu, et parmi bien d’autres, de l’ouvrage Bois Brésil (Poésie et manifeste) d’Oswald de Andrade, préfacé par Paulo Prado et illustré par Tarsila do Amaral, une édition bilingue de 400p. établie, traduite, préfacée et annotée avec folie, patience et ferveur, et publiée en 2010 aux Éditions de la Différence.

Puisque la maison d’édition a été mise en liquidation ce mardi 20 juin.

On voit quelquefois paraître des livres qui normalement ne paraissent pas. Mais tout finit toujours par rentrer dans l’ordre.

Les éditeurs qui prennent des risques sont aussi les plus fragiles, et il faut s’attendre — quand on traduit l’à-côté, le rare, le méconnu, le non-sollicité, le marginal, le patrimonial, le mésestimé, l’intempestif, le périphérique  à ce qu’un ouvrage n’ait qu’une espérance de vie limitée.

Il est déjà merveilleux que quelque chose d’aussi essentiel et emblématique que la poésie d’Oswald de Andrade — emblématique pour les curieux de littérature brésilienne ou les passionnés davant-garde ; essentiel pour ceux que préoccupe la chose poétique — ait pu circuler discrètement, quelques années durant, dans l’espace littéraire français, tellement plein de lacunes, tellement plein d’angles morts.

Il faut saluer, près de sept ans plus tard, l’immédiat enthousiasme avec lequel Colette Lambrichs avait accueilli ce projet — faisant toute confiance, par là-même, à un jeune traducteur inconnu —, là où d’autres confirmaient de tristes et insupportables préjugés (« il me paraît que le public français peut difficilement se pencher sur ce type de poésie », écrivit alors un éditeur presque tout désigné, pourtant, pour porter un tel livre).

Il faut saluer, encore, les quelques critiques qui avaient alors rendu compte de cette publication : Richard Blin dans le Matricule des Anges, Françoise Han dans les Lettres françaises, Michel Riaudel dans Europe… (tous textes lisibles ici), lecteurs attentifs, parfois pris au dépourvu mais conscients de ce qu’un incontestable chef d’œuvre poétique peut nous venir du Brésil, prenant acte du génie particulier de cette « poésie d’exportation », de ce que pareil trafic peut dérégler de notre doux commerce poétique.

Pour le coup c’est tout un stock qui, au fond des cales, coule avec le navire.

Rendez-vous dans les bibliothèques, chez les bouquinistes, peut-être chez les soldeurs...

(Remarquez, tout est bien : on pourra continuer de réduire Oswald de Andrade, abusivement et paresseusement, à l’unique proposition du Manifeste anthropophage, déjà traduit une dizaine de fois et qui reste désormais le seul texte de l’auteur disponible dans la librairie française.)

Bref, dans les années, les mois qui viennent, prochainement, dès demain, maintenant : un ouvrage, un livre parmi les livres, mais un classique à rééditer !

(Le traducteur suppose — toujours — que chacun prendra ses responsabilités.)

15 juin 2017

Pagu fait encore parler d'elle



& voilà qu’inopinément, la Librairie Charybde livre une belle note de lecture sur le roman Parc industriel de Patrícia Galvão, alias Pagu, dans sa traduction française parue en 2015 aux éditions Le Temps des Cerises.

Ça se passe sur le blog Charybde 27.

2 mai 2017

Les couvertures du modernisme brésilien


António de Alcântara Machado
[1901-1935]
Brás, Bexiga e Barra Funda
(Notícias de São Paulo)
[nouvelles]
[São Paulo], s. n., 1927
141 p.

Achevé d’imprimer le 8 mars 1927 dans les ateliers de l’Editorial Helios Limitada (São Paulo).


[Traduction française en préparation.]

[Du même auteur, en français : Pathé-Baby, préfacé par Oswald de Andrade & illustré par Paim, traduit & présenté par Antoine Chareyre, Paris, Éditions Petra, coll. « Voix d’ailleurs », 2013, 272 p.]

25 janvier 2017

La polémique d’avant-hier soir : Maïakovski vs Gutiérrez Cruz

Dans Ma découverte de l’Amérique [1926], un texte dont vient de paraître la première édition intégrale en français (traduction de Laurence Foulon, préface de Colum McCann, Les Éditions du Sonneur, 2017, 150p.), Vladimir Maïakovski réserve des pages importantes au Mexique, où, depuis Cuba, il passa avant d’entrer aux États-Unis.
Or, dans quelques notes sur l’état de la poésie mexicaine, voici ce qu’il remarque :

Poésie. Elle est très présente. Dans le parc de Chapultepec, on trouve une allée entière dédiée aux poètes, la Calzada de los Poetas.
Des rêveurs solitaires griffonnent des papiers.
Au moins un homme sur six doit être poète.
Cependant, toutes les questions que je pose aux critiques afin de définir la poésie mexicaine actuelle et pour savoir si elle recèle quoi que ce soit d’identique aux courants soviétiques restent sans réponse.
Même le communiste Guerrero, rédacteur d’une revue pour les trains, même l’écrivain ouvrier Cruz n’écrivent quasiment que des poèmes lyriques sur la sensualité, gorgés de gémissements et de chuchotements, où leur bien-aimée est como un león nubio (comme un lion de Nubie).
La raison du piètre développement de la poésie : la faible « commande sociale ». Le rédacteur du journal La Antorcha me démontre que les poèmes ne doivent pas être rémunérés. Ce n’est pas un travail ! Les poèmes ne peuvent être envisagés que comme de jolis instantanés, qui mettent d’abord leur auteur en avant et ne présentent de l’intérêt que pour lui. […] (éd. citée, p. 33-34)

Qu’est-ce à dire ?

Le poète russe n’aura donc pas entendu parler, entre autres, de la production la plus explicitement révolutionnaire des poètes stridentistes, de Manuel Maples Arce, l’auteur en 1924 de Urbe (Super-poema bolchevique en 5 cantos) (traduit en français dans le volume Stridentisme !), ou de Germán List Arzubide, l’auteur en 1925 de Plebe (Poemas de rebeldía)… ?
Les interlocuteurs directs de Maïakovski, peut-on imaginer, ne portaient pas forcément en grande estime les écrits un peu esthétisants et élitistes, somme toute, de ce groupuscule d’avant-garde que fut le stridentisme, et qui venait alors de quitter Mexico pour s’installer à Xalapa et y poursuivre ses activités de propagande.

Gutiérrez Cruz
par Fermin Revueltas
Que penser, en revanche, de cette sommaire évocation de « l’écrivain ouvrier Cruz », c’est-à-dire le poète prolétarien Carlos Gutiérrez Cruz (1897-1930), que Maïakovski connut semble-t-il en personne ?
Que celui-ci ait écrit « des poèmes lyriques sur la sensualité, gorgés de gémissements et de chuchotements », cela s’appliquerait, sans nul doute, à sa première manière, les recueils Rosas del sendero et El libro de la amada, publiés tous deux à Guadalajara en 1920, parmi d’autres poèmes épars des mêmes années.
Mais Maïakovski pouvait-il ainsi traiter la plus récente production de Gutiérrez Cruz ? La brochure Como piensa la plebe (Mexico, Biblioteca de la Juventud Comunista, 1923, 17p.), le recueil Sangre roja (Versos libertarios) (avec une couverture de Diego Rivera et une 4e de couv. de Xavier Guerrero, Mexico, Ediciones de la Liga de Escritores Revolucionarios, 1924, 114p.), la brochure Dichos y proverbios populares (Mexico, La Pajarita de Papel, 1925, 6p.), d’autres poèmes épars de la même veine et ceux qui allaient être réunis dans le recueil posthume Dice el pueblo… (Versos revolucionarios) (Mexico, Ediciones del Ateneo Obrero de México, 1936, 106p.).

Sur Gutiérrez Cruz, lisons par exemple ce qu’écrivait Pedro Henríquez Ureña, dans sa préface à l’édition originale de Sangre roja :

Voici les vers du poète socialiste ; mieux : du poète social. Face à ceux qui tant d’années durant résolurent d’exclure de la poésie les préoccupations de l’homme comme partie de la société dans laquelle il vit, ce poète se lève pour nous parler des aspirations et des droits de la multitude. Face à ceux qui déclarèrent qu’il n’y a de poésie dans la vie que lorsqu’elle se conçoit comme dans les anciennes aristocraties, c’est-à-dire lorsqu’elle se conçoit comme établie sur l’injustice, ce poète vient affirmer la poésie des humbles. […]
Saluons la muse qui délaisse les Bergerettes* de salon pour chanter L’Internationale dans les rues couvertes de boue ; la muse qui abandonne le palais des vice-rois pour se rendre dans l’atelier, dans la mine, dans les champs, là où se trouve la vie, la vie qui doit nous intéresser plus que toute autre si nous avons un esprit de justice.

Avec un peu plus de distance, le préfacier de Dice el pueblo…, Francisco Cervantes López, écrivit plus tard ceci :

Avant Gutiérrez Cruz, il n’existait au Mexique aucun poète des travailleurs aussi authentiquement révolutionnaire, à proprement parler. Il est bien certain que parmi les bardes rebelles qui admonestèrent les injustices de la société, il en a fleuri quelques-uns depuis l’époque coloniale […]
Mais, répétons-le : Gutiérrez Cruz fut le premier poète révolutionnaire ; il suffit de lire son Sang rouge et à présent son œuvre posthume Le peuple dit… pour en tomber d’accord. C’est précisément pour cela que Gutiérrez Cruz est grand, parce que dans ses vers il incitait avec véhémence, dans un style simple, mais génial, synthétiquement, à la manière des haïkus japonais, les travailleurs à s’unir, à lutter pour leur complète libération. Suivant l’école prolétarienne de Gutiérrez Cruz, mais avec une technique différente, plus en consonance avec l’heure où nous vivons, se sont signalés d’autres poètes […]
Espérons que les travailleurs du Mexique sauront dûment estimer l’œuvre de leur plus grand chanteur et qu’ils reliront sans cesse, dans leurs foyers et dans leurs meetings, ses beaux vers libertaires, pour consolider leur conscience de classe !

Et dans cette même préface, les lecteurs attentifs de Ma découverte de l’Amérique voudront bien considérer, encore, cette anecdote :

Lorsqu’en 1925 le grand poète Vladimir Maïakovski visita le Mexique, le camarade Stanislav Pestkovski, ambassadeur des travailleurs russes, lui présenta Gutiérrez Cruz, et avec une étonnante facilité, malgré ses faibles connaissances de la langue espagnole, le poète à la voix de tonnerre traduisit admirablement en russe les poèmes de notre barde, leur adressant de chaleureux éloges, et n’y trouva qu’un petit défaut : « Prendre le Christ pour thème de certains d’entre eux, c’est une chose déplacée, car tous les poètes révolutionnaires doivent être athées et en aucune manière prêcher le déisme, morphine de l’humanité, etc. »
Mais voici une confession bien à propos de mon cher ami et camarade : Gutiérrez Cruz citait le nom du Christ à des fins de propagande révolutionnaire, puisque le peuple mexicain est catholique dans sa majorité et qu’il adhère à la figure de Jésus, ne le nommant qu’en tant qu’homme et non en tant que partie intégrante de l’hypothétique divinité, ainsi que l’empereur Constantin fit apparaître Jésus-Christ, à des fins politiques, après le concile de Nicée.

Maïakovski aurait donc traduit en russe, et loué, fût-ce avec cette réserve, les poèmes de « l’écrivain ouvrier Cruz »… Ces traductions furent-elles publiées en Russie ?

Pour le reste, ce petit différend, quant à l’usage de la figure christique dans la poésie révolutionnaire, se trouve avoir fait l’objet d’une importante mise au point par Gutiérrez Cruz lui-même, dialoguant nommément avec Maïakovski dans les dernières lignes d’un article parmi les plus significatifs des échos que la presse mexicaine réserva à la visite du poète russe.
L’enjeu du texte dépasse d’ailleurs ce petit point de doctrine et, véritable réplique mexicaine aux injonctions soviético-maïakovskiennes, il informe utilement l’histoire et la critique de la poésie engagée. En voici donc la traduction complète :



Révolutionnaires de l’art
par Carlos Gutiérrez Cruz

Parlant il y a quelques jours, avec un ami qui fait ostentation du titre de révolutionnaire, de l’art représentatif de la Révolution, j’ai eu la surprise d’une dénégation pour ce qui touche à l’œuvre de Léon Tolstoï, que je conçois comme essentiellement en accord avec l’esprit chrétien des foules occidentales. Mon ami nie toute valeur à l’œuvre de référence et moi j’affirme catégoriquement que la production tolstoïenne a été un puissant facteur de préparation dans la disposition du peuple russe à réaliser la révolution communiste qui se trouve aujourd’hui transformée en gouvernement populaire.

Et en effet, il est rare qu’un révolutionnaire compréhensif et observateur se risque à dénoncer l’action de désorientation et de destruction d’une œuvre qui sème des sentiments d’unification et d’amour parmi les pauvres, en censurant acrimonieusement et définitivement les classes privilégiées pour le caractère artificiel de ses vertus et l’infamie de ses procédés. Et voilà que mon ami voudrait que l’art se transforme en un pur moyen de propagande communiste, quelque chose comme le catéchisme d’action immédiate qui apprendrait aux pauvres les procédés infaillibles pour détruire le capitalisme en quelques heures ; et quand l’art ne se manifeste pas sous cet aspect, il le qualifie d’éphémère et fragile, sans voir que c’est précisément quand l’art comporte les caractéristiques qu’il voudrait lui donner, qu’il meurt le jour même où il est né, puisque toute tactique de lutte se rapporte uniquement à l’instant de son exécution, et comme le saccage et l’incendie ne déterminent pas un système permanent d’organisation sociale, il résulte que l’art qui tourne autour de tels procédés doit logiquement tomber dans l’oubli et apparaître comme exotique une fois passés les moments de l’action directe, tandis que l’art d’unification chrétienne doit vivre tout le temps que dureront les foules qui pensent et sentent que ce n’est qu’unis que l’on peut vivre heureux.

Mais le radicalisme communiste russe a fait proscrire toute œuvre qui s’adapte aux sentiments du christianisme, interprétant cette œuvre comme pacifiste, c’est-à-dire en perdant de vue son équilibre véritable pour lui donner une signification simplement catholique, puisque Jésus-Christ a passé sa vie à s’exclamer contre les riches et à conseiller aux pauvres l’unification, et non pas à prêcher la paix et l’inoffensivité tant mises en avant et clamées par l’Église de Rome.

La Ligue des Écrivains Révolutionnaires a publié il y a deux ans une brochure contenant, sélectionnés par Diego Rivera, des fragments bibliques clairement et définitivement communistes, précisément dans l’intention de rectifier dans l’esprit du peuple le concept erroné de Jésus-Christ. Notre brochure n’a pas circulé avec la profusion nécessaire ni n’a pu parvenir au centre de la grande masse, qui ne sait ni lire ni écrire, mais quand on réussira à ce que la conscience du peuple sente et comprenne le Christ comme il fut réellement — comme il se présente dans notre brochure —, il sera extrêmement facile de mener à bien un mouvement radical révolutionnaire sur toute l’étendue de la terre.

Et c’est à cela que Tolstoï a réduit son œuvre, propager le christianisme au sein du peuple russe, dans un sens différent de celui que lui donnaient les orthodoxes, et c’est pourquoi ses écrits ont pénétré si profondément la conscience populaire et l’ont transformée et préparée aux réalisations matérielles de Lénine.

Mais si nous réduisions notre production à la prédication de la guerre et à l’apologie du mouvement russe, notre art manquerait d’ampleur, de vérité, de généralité, d’universalité. C’est très bien que les poètes chantent l’épopée de la dynamite, mais qu’ils ne le fassent pas exclusivement, car la révolution ne peut pas signifier un rétrécissement des thèmes, pas plus que l’art ne peut prendre le caractère d’une simple pratique de lutte : et c’est pour cette raison que la révolution esthétique ne doit pas consister uniquement en un changement d’orientation radical transformant tous les points de vue humains.

Et si tel était le cas, la révolution pourrait se définir comme une amélioration matérielle des hommes parallèle à une castration mentale et sentimentale.

La révolution doit imprégner tous les aspects et toutes les manifestations de la vie humaine, de telle sorte que tous les thèmes puissent entrer dans son champ, pris depuis un certain point de vue, c’est-à-dire que la révolution ne peut pas indiquer à un homme de ne penser qu’à des choses données, mais de les penser selon un équilibre donné, selon un point de vue donné qui les représente sous une forme juste et réelle, sans limiter le champ de ses idées et sans faire de lui un esclave des circonstances. Ainsi, nous autres écrivains révolutionnaires du Mexique, trouvons-nous les doctrines révolutionnaires radicales erronées pour ce qui touche au champ de l’art.

Nous pensons que le christianisme est l’idéal esthétique suprême et que tout travail réalisé à son encontre aura une répercussion directe dans le retard de la révolution matérielle, donc si celle-ci tend à prospérer, elle doit avant tout renoncer à sa campagne antichrétienne pour la convertir en une campagne anticatholique, c’est-à-dire qu’elle doit se battre contre les doctrines de la divinité et de l’asservissement, mais jamais contre cette magnifique collection de maximes sociales qu’a prêchées Jésus-Christ, qu’a ratifiées Tolstoï et qu’a réalisées Lénine.

Et je ne crois pas — je n’ai vu cela chez aucun auteur sociétaire russe — que le communisme s’oppose au développement de la figure du Christ dans l’art révolutionnaire et j’incline à penser que celui qui est d’opinion contraire à ces sages doctrines est un ignorant absolu de l’art, qu’il parle sans fondement et réfléchit de manière lyrique à des choses qu’il ne comprend pas, car seul quelqu’un qui ignore l’ampleur de l’art peut penser que la production artistique tient dans l’espace d’une coquille de noix.

Notre Ligue s’était identifiée aux gauches, mais si jamais sa production chrétienne n’entrait pas dans le programme militant de gauche, cela nous importerait peu, car nous poursuivrions sur la voie que nous nous sommes tracée, certains d’accomplir la grande mission qui consiste à unifier l’esprit des pauvres et à semer une graine de mécontentement contre les régimes oppresseurs ; mais jamais, absolument jamais, nous ne consentirions à limiter nos idées aux tactiques de lutte active, et encore moins à profaner notre art en le soumettant à la triste condition d’un programme de lutte.

Et nous sommes dans notre ligne de combat en faveur de la révolution sociale, mais nous ne pouvons recevoir ni consignes de pensée ni formules esthétiques a priori, car la ligne qui est la nôtre n’a pas été tracée par pur caprice, mais s’est formée peu à peu avec de la réflexion, avec de l’étude et avec un véritable amour pour les nécessiteux ; notre esthétique plonge de profondes racines dans la vie et dans la vérité, et nous mettons même au défi celui qui s’y oppose de soutenir une polémique en public, afin que l’on décide si la raison est de notre côté ou du sien.

On nous dit que le poète russe actuellement en visite au Mexique professe une idée esthétique différente de la nôtre et en accord avec l’antichristianisme, eh bien que le poète russe Maïakovski accepte ce défi que nous lançons et nous aurons le plaisir de lui démontrer que son credo esthétique est incomplet et inconsistant, et que nos travaux sont bien cimentés et pleins de l’idéologie de la Révolution.

Ça n’est pas tout de se dire révolutionnaire en art, ni d’arriver de la Russie des Soviets avec une petite valise de nouveautés ; l’essentiel est d’analyser et de penser notre production afin d’être conscients du chemin que nous suivons.

« Revolucionarios del arte »
El Demócrata (Mexico)
23 juillet 1925, p.3

(Trad. A. C.)



Note :

La poésie révolutionnaire de Gutiérrez Cruz (Sangre roja et Dice el pueblo… en particulier, mais aussi Como piensa la plebe, Dichos y proverbios populares et quelques textes épars) a fait l’objet de plusieurs rééditions au Mexique, seule ou parmi d’autres textes poétiques et en prose : Poemas libertarios, choix de Agustín Velázquez Chávez (Mexico, Nueva Voz, 1952, 48p.) ; Obra poética revolucionaria, préf. de Porfirio Martínez Peñaloza (Mexico, Editorial Domés, 1980, 125p.) ; Poesía, prosa, éd. de Luis Mario Schneider (Guadalaraja, Secretaría de Cultura Gobierno de Jalisco, « Lo fugitivo permanece y dura », 2000, 361p.) ; Sangre roja, préf. de Jorge Aguilera López (Mexico, Malpaís ediciones, « Archivo negro de la poesía mexicana », 2014, 72p.).

Les textes cités de Pedro Henríquez Ureña et Francisco Cervantes López, comme l’article de Gutiérrez Cruz, sont inédits en français.