« Demain ?...
Qu’importe ! Demain je peux être
moi-même, avec mes sept mille ans
d’hier. »
(Du
Rubaiyat d’Omar Khayyam,
d’après la
version d’Edward Fitzgerald)
Prologue
Hernández Franco ne
pouvait penser à meilleur ami lorsqu’il me désigna pour tirer le cordon et
lever le rideau de ce livre. Mais il n’avait peut-être pas pensé à pire préfacier.
En effet. Toutes nos
coïncidences de bons amis, la cordialité de nos relations qui ne cesse de
croître et la solide soudure de notre camaraderie deviennent des lances dans le
domaine littéraire.
Nous avons des conceptions
antipodiques de la vie et, bien entendu, de l’art et des lettres ; puisque
l’art et les lettres ne sont pas autre chose que l’interprétation personnelle
des réalités que nous captons.
Cette disparité de goûts
s’avère si exagérée qu’elle bannit les discussions dès lors que, sur les points
de départ pas plus que sur les idées générales, nos opinions ne coïncident, qui
naviguent sous des latitudes opposées.
Parmi nous, la masse
multiforme des amis de Paris, cette disparité de goûts est déjà axiomatique et
il n’y a pas lieu à commentaires quand Franco, à côté de moi, commente un
livre, un tableau, une œuvre théâtrale et jusqu’au frivole passage d’une femme.
Est-ce par hasard pour
cette raison que l’auteur de ce livre original m’oblige sincèrement à l’ouvrir
de quelques commentaires ?
Il aurait pu se prévaloir
de ses relations amicales avec de grandes figures littéraires pour obtenir une
présentation grandiloquente et prestigieuse.
Il ne l’a pas voulu. Il a
pensé à moi, l’un des plus obscurs, jusqu’à présent, et de ceux qui coïncident
le moins avec son idiosyncrasie.
Mais je ne me déroberai
pas à ce difficile devoir et je me tirerai d’affaire à ma façon.
Je parlerai de la personne
et du livre, non sans généraliser le commentaire afin que soit justifiée son
insertion dans un volume destiné au public et qu’il puisse présenter un intérêt
supérieur à un simple échange épistolaire privé, de moi à Franco ou de Franco à
moi.
Bien malgré moi, il me
faut reconnaître dans l’auteur de ce livre de magnifiques qualités d’écrivain.
Mais comprenons-nous bien.
Quand je dis « écrivain », je n’entends pas mesurer une grâce de
styliste et moins encore une correction grammaticale.
Hernández Franco n’est
pas, en effet, un styliste, et bien moins encore un lettré enserré dans les
dures mailles de la syntaxe et de la rection.
Lui qui est né poète,
ainsi que nous entendons la nouvelle manière de féconder les muses,
c’est-à-dire non pas pour leur arracher de simples sons orchestraux mais pour qu’elles
nous aident à rêver un peu avec leurs évocations d’autres âmes et d’autres
pays, lui, donc, qui est né poète, dispose, en effet, de l’adjectif qui décrit,
évoque, émeut, de celui qui insulte et de celui qui aime.
Il suffit parfois à Franco
d’une touche de couleur et d’un mot étrange — étranger souvent — pour s’emparer
définitivement de notre imagination et la maintenir sujette à sa prose, vivant
et sentant au rythme de celle-ci.
C’est là une magnifique
qualité d’écrivain.
L’absence d’un défaut, le
défaut de la profusion, si courant et si notable chez les écrivains de son âge
— Hernández Franco n’a pas encore 25 ans révolus — lui donne une autre
qualité : l’agilité.
Hernández Franco a, sans
nul doute, une plume fort agile.
Une autre qualité,
néanmoins, peut lui porter préjudice.
Si Hernández Franco était
un écrivain médiocre, doté d’une faconde ordinaire, il n’y aurait aucun danger.
Qualités et défauts — je
fais référence, bien entendu, à ceux qui sont d’ordre littéraire — vivraient
dans un état de larve momifiée dans sa petitesse jusqu’à la consommation de
l’intellect.
Mais dans le cas
d’Hernández Franco, toutes les valeurs prennent des proportions considérables,
agrandies qu’elles sont par le souffle de la robuste personnalité qui les
contient.
Un exemple, pris au physique,
pourra me servir pour refléter le moral.
Il arrive un jour, à
Hernández Franco, un incident personnel désagréable.
Notre homme ne le résout
pas à moitié.
Sa première disposition
consiste à décharger une claque et aussitôt, s’il convient, une rafale de
balles.
C’est dire qu’Hernández
Franco est enclin à l’hyperbole.
L’écrivain de grande
imagination, pour peu qu’il se laisse aller, tombe dans une sorte de spirale et
avance, avance, mais non en direction de la sortie jusqu’à atteindre la
lumière, mais plutôt dans le rétrécissement jusqu’à se heurter à l’asphyxie.
À mesure qu’il avance, les
murs superposés et grandissants de la spirale augmenteront l’opacité et
l’étroitesse de son enceinte intellectuelle.
Pourquoi ces
suggestions ?
Le caractère de ce livre
est celui d’atmosphères viciées. Il a des passages de surprenant réalisme. Mais
comment nier que l’imagination a surchargé ostensiblement les teintes du
paysage ?
Sur ce chemin-là, la
« page d’art » qui est un morceau de réalité vu à travers un
tempérament — l’admirable expression d’Émile Zola — peut devenir un morceau de
tempérament falsifié par la « snobismomanie ».
Je conclurai ma presque
involontaire incursion sur les terrains de la critique en affirmant ma foi dans
les qualités d’Hernández Franco, là encore.
J’ai parlé d’asphyxie.
Eh bien. Je prévois le
fait, si le cas se présente, que l’auteur de ce livre, qui, quant à son esprit,
ressemble à un début de parcours spiralé vers l’intérieur sur le chemin du
« pervers », je prévois le fait, dis-je, qu’Hernández Franco
déchargera, au moment où il s’y attendra le moins, ses solides poings de boxeur
sur les murs toujours plus opaques qui aveuglent sa vision de l’art véritable —
la réalité, la réalité, la réalité — et nous montrera un chemin absolument
nouveau pour parvenir jusqu’à elle, à plat ventre, avec une force de contraste
qui pénètrera notre sentiment d’une vigueur brutale.
Je ne peux m’empêcher,
dirai-je, de penser à Poe et à José Asunción Silva quand je me trouve devant
ces pages originales et enragées ; et je n’en dirai pas plus afin que
cette embrasure, offrande d’une cordialité qui domine tout, ne devienne pas le
seul passage creux, vain et affecté de ce volume qui jusque dans son titre — L’homme qui avait perdu son axe — est la
sincérité même.
Car Hernández Franco est
le premier — et peut-être le seul — à le croire.
Ce qu’il ne croit pas,
c’est qu’il apparaît comme l’un des écrivains les plus originaux et
intéressants de notre génération.
Nous autres, non seulement
nous le croyons, mais nous ne tarderons pas à le dire.
À moins que — comme en
cent cas glorieux — ne nous devancent les étrangers.
Paris, 1925.