10 octobre 2020

La presse se déchaîne pour Pagu

Ce qui est bien avec les ouvrages de fonds, c’est qu’ils peuvent susciter des commentaires longtemps, très longtemps après leur sortie en librairie.
Ainsi de Matérialisme & zones érogènes, l’édition française de l’autobiographie de Pagu, publiée en mars 2019, remarquée ici ou là (En attendant Nadeau, Sitaudis, Les Lettres françaises…), et qui fait encore l’objet d’une belle note de lecture dans le dernier numéro des Cahiers Benjamin Péret (n°9 daté de septembre 2020). Vifs remerciements à Manon Julian pour sa curiosité et sa lecture attentive.

6 octobre 2020

Petite chronique du mouvement international des livres & des idées : Pagu, par pertes et profits

Au Brésil, les éditions Companhia das Letras viennent de lancer, en ce mois d’octobre, une nouvelle édition de l’autobiographie de Patrícia Galvão (Pagu), un texte posthume publié pour la première fois en 2005 chez Agir editora, sous le titre Paixão Pagu (A autobiografia precoce de Patrícia Galvão), et indisponible depuis quelques années. Une bonne nouvelle ? Un progrès ?


Entretemps, faut-il préciser, une traduction intitulée
Matérialisme & zones érogènes (Autobiographie précoce) (Le Temps des Cerises, 2019), faisant suite à celle du roman Parc industriel (Le Temps des Cerises, 2015), aura mis ce témoignage historique, intime, politique et féministe, à la disposition des lecteurs français. Mais cette traduction aura, non moins, assez considérablement fait avancer l’intelligibilité du texte et la connaissance d’ensemble du parcours de l’auteure, une figure tellement galvaudée, tellement sujette aux approximations et au ressassement des mêmes superficiels clichés, au gré d’un généreux glossaire des noms propres (25 p.) et d’une chronologie précise et fouillée (26 p.) contenant, l’un comme l’autre, des éclaircissements indispensables et bien des données tout à fait inédites, aussi bien du côté biographique que du côté de l’histoire culturelle, sociale et politique.
Une édition savante, comme on dit, qui n’est pas du luxe pour un texte de cette nature, rédigé en 1940 hors intention de publication, à l’attention d’un intime, et de ce fait plein d’imprécisions, d’allusions, de non-dits, de lacunes, un témoignage à la fois précieux et fragile sur une conjoncture (celle de la fin des années 1920 et surtout des années 1930) qui réclame aujourd’hui une approche prudente et informée, un récit nommant au passage de multiples figures, notoires ou moins notoires, du monde intellectuel et artistique, de la vie politique d’alors, pour le moins complexe et changeante, du mouvement ouvrier et syndical et du communisme brésilien et international, plongées dans une semi-clandestinité propre à déconcerter les plus avertis… Une édition, par conséquent, dont on peut déplorer que le lecteur brésilien ne puisse jouir — cette réédition chez Companhia das Letras n’ayant pour toute nouveauté que son design de couverture (le marketing, c’est bien), et la modification, qui s’imposait assurément, du titre principal, remplacé par le sous-titre.
L’éditeur brésilien, pour présenter ce qui serait l’« unique texte autobiographique laissé par Patrícia Galvão » (faux : Verdade e liberdade, édité en 1950, constitue aussi un témoignage capital, et un complément plus qu’utile au texte de 1940 qui suspend le récit des faits en 1934…), l’éditeur brésilien, donc, écrit notamment : « Patrícia Galvão a presque toujours été vue à travers l’optique masculine, que ce soit pour ses relations ou pour la manière dont son art pouvait être comparé à celui des hommes de son époque. Dans Autobiographie précoce, pas d’intermédiaires : nous avons accès à une Pagu qui écrit sur elle-même. Un livre essentiel pour comprendre l’un des personnages les plus intrigants de l’histoire brésilienne. »
Fort bien. Quitte à supprimer tout intermédiaire masculin, il fallait aussi s’en tenir à l’état civil et abandonner carrément le nom « Pagu » (qui trône seul en première de couverture), parce qu’après en avoir fait son pseudonyme l’intéressée aura fini par le récuser, et qu’il rappelle on ne peut mieux comment elle fut d’abord l’invention des hommes, en l’occurrence du poète Raul Bopp, qui la courtisait et la baptisa ainsi dans le poème « Coco de Pagu », peu de temps avant qu’elle ne se transforme en une égérie (à côté de Tarsila) du groupe de la Revista de Antropofagia, et à une époque où elle donnait belle matière aux pages illustrées des magazines de variétés, mondanités et concours de beauté aidant.
Quant à comprendre, comprenne qui peut, en réalité. Car est-ce aussi pour désaffubler Pagu du regard masculin que l’on est allé jusqu’à supprimer les textes introductifs de l’édition de 2005, signés par ses deux fils, Geraldo Galvão Ferraz et Rudá de Andrade, tout de même concernés, et contextualisant utilement un texte venu tardivement à la publication, et par l’universitaire nord-américain Kenneth David Jackson, qui reste aujourd’hui l’un des premiers spécialistes de la vie et de l’œuvre de Pagu ? L’édition de 2005 s’achevait aussi sur une chronologie plus que sommaire, par trop générale et assez peu adaptée au contenu de l’autobiographie, et sur quelques notes de vocabulaire, assez indigentes. N’était-ce pas alors l’occasion de reprendre le travail d’édition à nouveaux frais, et de donner à ce texte toute la portée et la profondeur qu’il peut avoir, en l’accompagnant d’une information solide et actualisée ? Fût-ce en allant voir du côté de l’édition française ? fût-ce en allant consulter les quelques chercheurs qui se donnent la peine, aujourd’hui, de faire avancer le « dossier Pagu » ?
Au lieu de cela, cette nouvelle édition s’en tient à une brève et générale « Note sur l’auteure » en fin de volume (autant dire rien qui vaille), et au principe du cahier photos de l’édition de 2005, un dossier iconographique peut-être bienvenu pour illustrer le propos intime de l’auteure, mais qui n’est pas sans perpétuer cette image glamour de Pagu, pour ne pas dire people et un peu voyeuriste, celle-là même qu’il s’agirait de mettre à distance, certes pas de censurer ou d’oblitérer (comment comprendre, dès lors, ce que put représenter cette Pagu-là dans la société brésilienne d’alors ?), mais d’enchâsser, d’intégrer de manière critique dans une vision beaucoup plus vaste et, notamment, plus politique.
Enfin, voilà encore une preuve, s’il en fallait, que l’erratique bibliographie brésilienne, qui fait souvent errer le lecteur d’une édition épuisée à l’autre, et les divers mouvements de prédation dans l’industrie éditoriale, à la recherche de quelques parts de marché, ajoutés aux petites affaires des uns et des autres, ne sont au service ni des œuvres, ni vraiment de la postérité des auteurs, ni même des lecteurs, en droit de réclamer si tant est qu’ils puissent se douter de ce dont on les prive.
C’est dire avec quelle impatience on attend, au même catalogue, la reprise du roman Parque industrial qui viendra remplacer, pour le meilleur et pour le pire, la belle réédition produite en 2018 par Linha a Linha, qui représentait, excusons-la, la première édition critique brésilienne de ce roman désormais mythique, et qui a déjà été rendue indisponible (on s’assure ainsi le moment venu, vous comprenez, une petite base de lecteurs frustrés).
Voyez comme on régresse. Mais comme on est quand même content de voir Pagu reparaître au Brésil, on peut applaudir les éditions Companhia das Letras, qui auront fait le service minimum.

18 septembre 2020

La voix de Sérgio Milliet

Le label phonographique Festa, d’illustre mémoire, fondé à Rio de Janeiro, en 1955, par Irineu Garcia (1920-1984), lançait en 1958 ce qui devait être le dernier disque de sa fameuse collection « Poesia[s] », laquelle accueillit en studio un total de 24 poètes brésiliens issus de trois générations successives, depuis le mouvement moderniste des années 1920 jusqu’aux figures plus contemporaines.
Ce volume XIII de la collection (LPP013), sous une pochette illustrée par Fernando Lemos et avec un texte de présentation de Luís Martins, était partagé comme à l’accoutumée par deux poètes, en l’occurrence Sérgio Milliet (face A) et Manuel Bandeira (face B), ce dernier ayant déjà inauguré la collection (et tout bonnement le catalogue Festa) trois ans plus tôt, en s’octroyant la face A d’un disque dédié aussi à Carlos Drummond de Andrade.
Loin de la popularité de ces deux sommités de la poésie brésilienne, Sérgio Milliet était devenu, depuis la haute époque de l’avant-garde moderniste, un essayiste et critique d’art et de littérature plutôt influent, l’auteur notamment d’un Diário crítico publié en 10 volumes de 1944 à 1959, et avait quelque peu relégué au second plan la création poétique, son apport à l’évolution de la poésie brésilienne ayant toujours été, du reste, assez discrètement remarqué.
Il faut croire toutefois qu’il jouissait encore, dans les années 1950, d’une certaine notoriété à ce titre. Il n’avait d’ailleurs pas cessé de faire paraître, de temps à autre, de nouveaux textes dans le genre, creusant un sillon discret et singulier, à l’ombre des grandes voix de l’époque, et ce sont justement des poèmes tardifs qu’il lut alors devant le micro : « Paisagem italiana », « Longitudes », « Que nada recorde nada », « O morto », « Bem da gente », « O mar outrora », « Lembrança », « Tristeza », « Vazio », « Sob o signo da virgem » et « Inverno suiço ».
(L’enregistrement de « Que nada recorde nada » fut par ailleurs repris, par le même label, sur Poetas do Brasil (Antologia, vol. I) (IG49007), un disque intégralement constitué par des titres de la collection « Poesias » et lancé en 1968 avec un texte de présentation d’Irineu Garcia.)


Par leur ton ou leurs thèmes, ces poèmes ne sont pas sans rappeler certaines compositions des années 1920, que l’on peut lire en français dans le volume Poèmes modernistes et autres écrits (Anthologie 1921-1932) (La Nerthe, 2010). On eût aimé entendre le timbre de voix, l’humeur du jeune poète qui bataillait alors aux côtés de Mário de Andrade, Oswald de Andrade et les autres, et même l’accent de celui qui écrivit d’abord ses vers en français. Mais il s’agit là, sauf erreur, du seul enregistrement connu de la voix de Sérgio Milliet.

14 septembre 2020

À paraître

L’oncle d’Amérique, traducteur-éditeur à Paris, nous informe : le premier titre de son catalogue sera prochainement dédié au Brésilien António de Alcântara Machado, génie moderniste de la prose ultra-courte, et au recueil de nouvelles Brás, Bexiga et Barra Funda (Informations de São Paulo), première édition française, critique et pseudo-fac-similé, suppléments, notes, bibliographie et postface du traducteur.


Un classique très sympathique, lu par des générations d’écoliers brésiliens, bientôt entre les mains de tous !

12 septembre 2020

Une anthologie « pour le plaisir », avec Miomandre

Il y a décidément mille manières de monter une anthologie, que celle-ci soit bonne, mauvaise, pertinente ou plus oiseuse, objective ou subjective, rationnelle ou hasardeuse, académique, excentrique ou, simplement, curieuse et un peu inattendue par son objet, selon que l’on vise l’ouvrage de référence ou l’anecdote bibliographique…
Étrange trouvaille que celle-ci, pour les collectionneurs et les amateurs de la chose franco-brésilienne : Poèmes français d’écrivains brésiliens, [avant-propos,] choix et notes biographiques de Luiz Annibal Falcão (président de l’Alliance française de Rio), préface de Francis de Miomandre, Périgueux, Pierre Fanlac, s. d., 115 p. (achevé d’imprimer le 8 août 1967 dans l’atelier de Pierre Fanlac près la Tour de Vésone à Périgueux).
Une compilation dont le seul titre pose bien des questions, entre réflexions théoriques, histoire littéraire et socio-culturelle, et études de cas : en amont, pourquoi, dans quelles circonstances (collectives ou personnelles) des Brésiliens se sont-ils trouvés écrire en français ? en aval, quelle diffusion, quelle réception, quelles lectures possibles pour ces productions forcément décalées, un peu hors-sol, ni d’ici ni d’ailleurs, écrites pour qui ?
Le bref « Avant-propos » de l’organisateur ne nous donnera qu’une justification bien générale :

L’influence française au Brésil se faisait déjà sentir au XVIIIe siècle, surtout par la lecture des encyclopédistes.
La conjuration d’Ouro Preto, à Minas, en 1792, qui réunissait un groupe de poètes et d’intellectuels rêvant de proclamer l’indépendance et la révolution de 1817 à Pernambuco, instituant une république éphémère dans le Nord-Est du pays, s’inspirèrent directement des philosophes français et de la Révolution.
La mission artistique appelée, en 1816, par le roi Jean VI du Portugal, alors installé à Rio de Janeiro, dont il avait fait sa capitale, allait contribuer à cette influence d’une manière éclatante.
Ainsi, voici plus de deux siècles que les Brésiliens apprennent, lisent et parlent le français.
C’est donc presque naturellement que des écrivains et des poètes brésiliens ont été amenés à s’exprimer en français. Ce faisant, ils ont démontré, une fois de plus, le miracle de l’universalité de la langue française. Mais, surtout, ils l’ont employée parce qu’elle est un merveilleux instrument d’expression. Nulle autre au monde ne pourrait mieux être ce langage de l’intelligence et du cœur.
Nous avons trouvé plus de deux-cents écrivains brésiliens ayant écrit des poèmes, des contes, des études historiques ou scientifiques en français.
Ce petit recueil de poèmes n’en est donc qu’un court aperçu.

Quant au corpus, on y trouve un certain nombre d’auteurs parfaitement négligeables, des amateurs, des déracinés perdus définitivement dans les eaux du bilinguisme d’antan et dont on ne sait trop s’ils mériteraient de figurer ailleurs qu’en ces pages, mais aussi quelques signatures plus notoires : Aloysio de Castro, Alphonsus Guimaraes, Augusto de Menezes, Christovam de Camargo, Dalzo, Dominique Braga, Gonçalves Crespo, Machado de Assis, Manuel Bandeira, Maria Eugenia Celso, Ozorio Dutra, Egas Moniz Barretto de Aragao, Raul Pedrosa, Ribeiro Couto, Sergio Milliet, Tristao da Cunha, Vicomte de Pedra Branca, Joaquim Nabuco, Rodrigo Octavio, Rosa Tango de Argaez, Gilda Guinle.
On retiendra ici la présence de deux figures du mouvement moderniste, quoique servis par une postérité dissemblable en tant que poètes : Manuel Bandeira (1886-1968) et Sérgio Milliet (1898-1966), encore qu’à ce titre il faudrait aussi dire un mot de Ribeiro Couto (1898-1963), qui fut, autour de 1930, diplomate à Marseille puis à Paris, où il mourut après avoir remporté en 1958 un prix international de poésie décerné aux étrangers.
Manuel Bandeira occupe les pages 53-57, avec « Mes vers te font du mal », « Bonheur lyrique », « Chambre vide » et « Les complaintes de Julien Lescaut », des poèmes déjà bien connus pour deux d’entre eux, recueillis qu’ils furent dans Libertinagem (1930) et sur lesquels l’auteur s’expliqua, je crois bien, dans Itinerário de Pasárgada (1954) ou quelque part dans sa correspondance avec Mário de Andrade. De Bandeira, d’ailleurs, l’unique traduction française en volume (l’anthologie Poèmes, préf. d’Otto Maria Carpeaux, Paris, P. Seghers, « Autour du monde », 1960) fut cotraduite (avec l’auteur et F. H. Blank-Simon) par ce même Luiz Annibal Falcão, ici maître d’ouvrage. Et Bandeira fut lui aussi un fameux anthologiste, entre autres l’organisateur, dans le même genre de curiosités, d’une Antologia dos poetas brasileiros bissextos contemporâneos (Rio de Janeiro, Zélio Valverde, 1946 ; rééd. Nova Fronteira, 1996) — « bissextiles », comprendre : les poètes occasionnels. Voici sa « note biographique », par Falcão :

Manuel de Souza Bandeira est né à Recife, État de Pernambuco. Ayant fait ses études à Rio de Janeiro, puis à São Paulo, il suivit la carrière universitaire, étant actuellement professeur des littératures hispano-américaines à l’Université de Rio.
Écrivain et poète, il publia en 1917 son premier recueil de poèmes « A Cinza das Horas » (La Cendre des Heures), qui le classa d’emblée parmi les plus grands poètes du Brésil. On sentait, dans ses poèmes, une émotion profonde, une sensibilité contenue, une amertume voilée mais poignante, sous une forme parfaite, d’un rythme et d’un son nouveaux, et, par-dessus tout, cet indéfinissable qui est la magie de la poésie.
Ce n’est qu’en 1936 que Manuel Bandeira publia son premier livre en prose : « Les Chroniques de la Province du Brésil », où il évoque avec maîtrise le Brésil colonial. En prose, on lui doit encore un magnifique « Guide de Ouro Preto », une Histoire des Littératures et une « Présentation de la Poésie Brésilienne », outre quatre anthologies de poètes brésiliens. En poésie, après « Carnaval » (1919), « Libertinage » (1930) et « Estrela da Manhã » (1936). Il a publié plusieurs éditions de ses poèmes, dont quelques-uns ont été composés en français.
Manuel Bandeira appartient à l’Académie Brésilienne depuis 1940.

Sérgio Milliet, qui occupe les pages 85-90, avait engagé sa carrière de poète avec trois volumes composés en français ; il est ici retenu avec deux pièces, « Misère » et « Printemps », tirées du dernier d’entre eux, Œil-de-bœuf (Anvers, Lumière, 1923), un recueil rarissime et bien oublié, pourtant significatif, et désormais lisible dans Poèmes modernistes & autres écrits (Anthologie 1921-1932) (éd. et trad. d’A. Chareyre, Toulon, La Nerthe, 2010) — et l’on ignorait cette réapparition dans une anthologie assez confidentielle de 1967. Voici sa « note biographique » :

Né en 1898 à São Paulo où il vient de mourir, Sergio Milliet da Costa e Silva, après avoir fait ses études dans sa ville natale, entre à l’Université de Genève. Ses premiers ouvrages sont écrits en français : « Par le sentier » et « Le départ sous la pluie ».
En 1922, il rentre au Brésil et prend part au mouvement de rénovation littéraire des « modernes » de São Paulo. En 1923, il publie « L’œil de bœuf » à Anvers. Après deux ans de séjour à Paris, il rentre définitivement et publie de nombreux ouvrages comme « Poemas análogos » (1927), « Terminus Sêco » (1930), un roman, « Roberto » (1935), « Marcha a rè » et « Roteiro do Café » (1937), « Ensaios » et « Poemas » (1938), « Pintoras e pinturas » (1940), « Duas cartas no meu destino » (1941), « Marginalidade da pintura Moderna » et « A pintura norte-americana » (1943). En 1937, il avait représenté le Brésil au Congrès de Population à Paris.
Professeur à l’École Libre de Sociologie et de Politique, journaliste, traducteur de nombreux ouvrages français ayant trait au Brésil, comme ceux de Jean de Lery, de J. B. Debret et de Claude d’Abbeville, il est le président de l’Association des Écrivains Brésiliens.
Les deux poèmes que l’on va lire et dont on goûtera la saveur, figurent dans « L’œil de bœuf ».

Joie supplémentaire, cet ensemble est préfacé, quoique à titre posthume, par l’exquis Francis de Miomandre (1880-1959), un écrivain et critique mieux connu, en tant que traducteur, pour ses affinités hispaniques, mais qui fraya aussi du côté brésilien, plus occasionnellement — ne lui doit-on pas le tout premier roman de Machado de Assis passé en français, en l’occurrence Dom Casmurro (préf. d’Afrânio Peixoto, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, « Coll. ibéro-américaine », 1936 ; rééd. préfacée par le traducteur : Albin Michel, 1956, 1989 ; Le Livre de Poche, 1997), dans une version revue par un autre poète moderniste, le cher ami Ronald de Carvalho ? (Une traduction volontiers décriée par les éditrice et traductrice de la version actuellement en librairie, mais qui ne démérite certainement pas.)
Miomandre n’évite pas les poncifs, à tous égards, mais il répond à sa façon, lui aussi, aux questions évoquées plus haut. Cette « Préface », pour finir, la voici :

Il y a des mots qui, pour chacun de nous, restent chargés d’une puissance d’évocation que rien ne semble jamais devoir diminuer. Ils exercent sur l’esprit une sorte d’enchantement. Pour moi, Brésil est un de ces mots magiques. Il suffit que je le prononce pour voir aussitôt se lever devant mes yeux mille images merveilleuses du Ciel, de l’Océan, de la Montagne, de la Forêt. Mille images de plages éblouissantes, de fleuves immenses, de fleurs inconnues, de savanes, de sylves profondes, de villes abandonnées qui dorment parmi les statues, mille images d’aventures et de splendeurs, de loisir et de beauté, au milieu d’une population où se fondent toutes les races de l’univers, en une harmonie de tolérance et de sagesse. Le modernisme le plus audacieux voisine, en ce pays unique, avec le romantisme le plus sentimental. Et la race est si belle, justement parce qu’elle a su se développer en toute liberté, dans l’ignorance de tout préjugé racial ! Et l’esprit y est tellement ouvert, tellement généreux ! Tous les Brésiliens que j’ai connus avaient ce trait commun de noblesse et de grandeur, de bienveillance enthousiaste à l’égard de toutes les idées et de tous les projets de toutes les formes de la vie. Aucune autre région de l’Amérique ne présente pour moi un attrait aussi vif, dans aucune autre je ne me sentirais mieux en accord…
*
* *
C’est sans doute qu’il existe, entre ce pays et le mien quelque affinité profonde, que nous dissimulent les prodigieuses différences du climat et du site. Et cette affinité, comment la nier quand on constate de quelle faveur ont toujours joui et continuent de jouir notre langue et notre culture ? et cela (avouons-le à notre confusion) avec une réciprocité si faible qu’elle en est dérisoire. Oui, le Brésil aime la France, et s’obstine à croire qu’il peut indéfiniment en subir l’influence et en recevoir les leçons. Les preuves de cet amour sont tellement nombreuses qu’on ne saurait en citer une sans aussitôt ressentir l’injustice d’omettre les autres. Mais celle que nous présentons aujourd’hui, dans ce livre, est une des plus caractéristiques et des plus saisissantes. Car, enfin, je défie qu’on arrive dans aucun autre pays du monde, à réunir autant de noms d’auteurs ayant écrit dans une langue étrangère. Alors qu’au Brésil, on dirait qu’il s’agit d’une tradition. Aucun snobisme en un tel geste, rien qui ressemble à un accès de vanité d’érudit. Non, mais la coquetterie bien naturelle de qui s’amuse, avec la plus gentille et courtoise modestie, à s’exercer en un idiome où il a appris à penser, à rêver, en un idiome qu’il a eu plaisir à parler en même temps que sa langue maternelle. C’est tout, et cela finit par faire, tout de même, un ensemble imposant, et, selon moi, extrêmement émouvant. Car, dans cette phalange où brillent les maîtres de la littérature brésilienne, si riche en poètes, en romanciers, en savants, en géographes, en conteurs, en critiques et en philosophes, vous chercheriez en vain le nom d’un ambitieux quelconque, d’un homme animé de la moindre arrière-pensée. Toutes ces pages ont été écrites dans un désintéressement absolu, pour le plaisir.
Pour le simple plaisir de s’exprimer dans la langue considérée depuis toujours comme la plus belle de toutes, dans la langue réservée aux plus parfaites énonciations de la pensée, de l’émotion et de la rêverie. Mais nullement, mais jamais, dans l’idée de se faire valoir auprès des Français mêmes, puisque, ces pages nous ne les avions jusqu’ici point lues, nous n’en connaissions pas même l’existence. Elles seront pour nous une révélation, et combien flatteuse !
Puisse ce recueil, absolument unique en son genre, nous inspirer ; d’abord la fierté pleine d’émotion que doit provoquer un hommage si pur et si spontané, mais ensuite — et surtout — l’envie d’en être plus dignes encore en y répondant par la curiosité que mérite l’œuvre directe et personnelle de ces généreux écrivains. Puissent de nombreux traducteurs s’attaquer à cette œuvre abondante et puissante, où le pittoresque ne parvient pas à étouffer la vie intérieure, où les drames du cœur et les fêtes de l’esprit se déroulent parmi les fastes de la plus somptueuse nature. Il n’existe pas de meilleur moyen que la lecture de ces ouvrages pour entrer dans le monde de ce pays plein de mystère et de beauté, dans le monde merveilleux du Brésil.
Francis de Miomandre

9 juillet 2020

Pour relire Sérgio Milliet


« ŒIL DE BŒUF, par Serge MILLIET (Edit. Lumière, Anvers.)
Beaucoup d’influences trop évidentes : Verlaine, par exemple et puis Cendrars et aussi toute la pacotille moderne… et pourtant… l’auteur a commis quelques vers agréables et deux bons poèmes : Paysage et Poésie. Attendons le prochain recueil. »

C’est ce qu’écrivait, chichement, le poète et critique Géo Charles (1892-1963) dans sa rubrique « Les livres » (sous-rubrique « Livres belges ») de la revue Montparnasse (n°33, 1er mai 1924, p. 7) qu’il codirigea avec Paul Husson et quelques autres, à propos d’Œil-de-bœuf précédé d’autres poésies (avec un bois gravé de Joris Minne, Anvers, Éditions Lumière, 1923) de Sérgio Milliet (1898-1966).

Il s’agissait du troisième recueil du jeune moderniste brésilien (quoique belge par un hasard bibliographique), à la fois le dernier qu’il composa en français (les deux précédents — des œuvres « de jeunesse », comme on dit — ayant été édités en Suisse à la fin des années 1910) et le premier qui accusât une inspiration véritablement nouvelle, authentique proposition au sein des recherches de l’avant-garde de São Paulo que l’auteur intégrait depuis peu, ayant donné quelques poèmes de l’ouvrage en préparation dans l’éphémère revue Klaxon (1922) après en avoir lu certains, croit-on savoir, lors de la fondatrice « Semaine d’art moderne » (février 1922).

Si Milliet, un cas intéressant de bilinguisme littéraire, fit passer quelques pièces d’Œil-de-bœuf, à la fois traduites et remaniées, dans sa production en portugais, il ne réédita jamais louvrage en tant que tel, resté peu lu et devenu parfaitement introuvable (l’édition originale avait été tirée à 520 exemplaires), ignoré du public, négligé même par les spécialistes du modernisme brésilien — après qu’il eut pourtant fourni quelques exemples essentiels à l’ami Mário de Andrade, dans son essai A Escrava que não é Isaura (Discurso sobre algumas tendências da poesia modernista) (1925) — et finalement repris in extenso, pour la première fois, dans le volume Poèmes modernistes & autres écrits (Anthologie 1921-1932) (éd. et trad. d’Antoine Chareyre, Toulon, La Nerthe, 2010), où lon trouve aussi le « prochain recueil » attendu par Géo Charles (Poemas análogos, 1927).

Nonobstant cette situation pour le moins discrète, dans l’édition comme dans l’histoire de la poésie brésilienne (sans parler de la française ou de la francophone), Œil-de-bœuf demeure une œuvre d’une belle fraîcheur juvénile, au croisement d’influences peut-être contradictoires (mais travaillées comme telles), bien dans l’air du temps sans doute, mais point impersonnelle et nullement anecdotique, veut-on croire : de ces poésies-synthèses qui témoignent de l’effort d’une époque, dans le fourmillement des tentatives oblitérées ensuite par les plus malins, et qui résonnent fort avec certains chefs-d’œuvre de l’avant-garde d’alors. Et réellement il s’y trouve des pages d’une belle vigueur, volontiers obsédantes, au-delà de celles que voulut bien retenir Géo Charles, un autre de ces poètes « mineurs » de l’esprit nouveau qui se peuvent relire avec curiosité, et qui partageait d’ailleurs avec Milliet une même admiration pour Cendrars.

Pour le plaisir de rouvrir un livre qui se peut encore réclamer en librairie, voici les deux textes sur lesquels se referme le recueil :


ŒIL-DE-BŒUF

Œil-de-bœuf
« Le ciel est par-dessus le toit »
Mais la vie est en bas
grouillante
acrobatique
acide
souple
multiface

Homme sandwich des gratte-ciels illuminés
regards de fou sur le monde simultané
klaxons rauques des modernes tempéraments
voici venir l’homme aux ailes d’acier
l’homme-machine
l’homme-sandwich
Klaxons rauques des modernes tempéraments
et la vie est en bas grouillante
parmi les grands express internationaux
les automobiles
les métros
LA VIE             LA VIE             LA VIE
les longues cheminées des usines
ces accouchées
les cheminées d’automne
monotone
avec leurs beuglements
intermittents
klaxons rauques
perçant comme des salves de mitrailleuse
la misanthropie des vaincus
AH !
                  L A  G U E R R E . . . . . . . .
Effroi
Tous les drapeaux du monde
arc-en-ciel et désespoir
ET DEUIL ET DEUIL ET DEUIL
sénégalais le couteau rouge entre les dents
et les armées
les chars de guerre
les boulevards
les avenues
l’affolement des milliers d’acrobates
dans le cirque de la vie
les trapèzes se déplacent
les boules roulent trop vite
les chevaux galopent en arrière
et les clowns inventent de vrais calembours
trop subtils
pauvre public
Devant ces tours nouveaux
la stupeur se propage
se multiplie
et le directeur du cirque
annonce

ACROBATIES DIDACTIQUES

Acide trop acide
pour l’estomac habitué
à la fadeur contemporaine
Poison
Folie
Arrêtez les criminels
empoisonneurs
détourneurs des saines intelligences
pauvre public
effaré
ameuté
qui se croit leurré
et qui réclame son bel argent

Manque de souplesse
ressorts cassés
de vieilles voitures bon marché
Les derniers modèles 40 H/P.
mangent les côtes
sautent les trous
avalent les pavés
120 à l’heure vers l’avenir
                                    « Non, l’avenir n’est à personne »
Qui sait      120 à l’heure
Évoluez pour rattraper
les hommes multiface
car voici déjà l’homme-sandwich
Évoluez
Accélérez
120 à l’heure
pour voir comme eux
le panorama simultané

ŒIL-DE-BŒUF
harmonie géométrique
des artères qui se croisent
des cubes
des sphères
des pyramides
en relief
des cœurs qui saignent
des lèvres adultérines
aventurines
caméléons
ô les yeux caméléons
quelle obsession
œil-de-bœuf
accélérez
le paysage se déforme
les arbres se rencontrent
dans leur fuite éperdue
et les montagnes se déplacent
lentement
comme l’aiguille de la vitesse
On avale des kilomètres
et des paysages
aisément
on avale tout
de la blague
du poison
et des balles de révolver
un jeune homme très romantique
mille étoiles dans le ciel
                                                             « par-dessus le toit »
Klaxons rauques


yeux lubriques
viaducs
aqueducs
grands-ducs et chouettes
associations
révolutions
république soviétique
guillotine
ŒIL-DE-BŒUF


POST-FACE

Et quelques-uns ont dit
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce n’est qu’un fou
C’est un poète futuriste
un dé-tra-qué
Un fouturiste ajouta-t-on
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vers d’amour et romantisme
et sonnets mirobolants
symbolisme aussi et                 SURTOUT
comme une nuit très longue……
Qu’est devenue cette hantise de la rime
Mais on disait encore
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et pourtant il n’est pas trop bête
c’est bien dommage
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et leur mépris m’enveloppait d’une auréole
et leurs paroles
qui suaient l’envie
                                  et l’affront
s’enchaînaient en couronne au-dessus de mon front…


9 avril 2020

Une heure avec Ramón Gómez de la Serna

Pour célébrer la non-publication d’Automoribundia [1948], les mémoires de Ramón Gómez de la Serna demeurés inédits en français et dont la traduction par Catherine Vasseur, programmée par les éditions La Table Ronde pour ce mois d’avril, est reportée apparemment à septembre — voici l’anecdotique entretien que le grand Ramón accordait (en présence de l’ami Valery Larbaud, son premier traducteur français) au rédac’ chef des Nouvelles littéraires, à la faveur d’un séjour à Paris en 1928.
Gómez de la Serna qui, après avoir été assez copieusement traduit, semble décidément bien démodé et tellement peu lisible, avec son idiosyncrasie et son esprit d’apparence volontiers futile, à l’aune des goûts et du jugement littéraire de notre temps — raison pour laquelle il faut le lire, le rééditer et continuer à le traduire. Il est aussi le préfacier de Maelström de Luis Cardoza y Aragón, dont l’édition française est en préparation…


Une heure avec Ramón Gómez de la Serna
Poète et romancier espagnol
par Frédéric Lefèvre

Le pêcheur de grenouilles amoureux. — Première rencontre au Pombo. — Le Portugal, patrie des plus beaux monocles... — L'aveugle et le bec de gaz. — Les Aubes de Paris. — Les poissons rouges quittent-ils parfois leur aquarium ?. — Les enveloppes changées en feuilles ou l’arbre mystérieux. — Poupée de cire, ô ma compagne…

Je garderai longtemps le souvenir des premières heures que j’ai passées avec Ramón Gómez de la Serna. Naturellement, c’est Valery Larbaud qui nous avait présentés l’un à l’autre. Jean Texcier s’étant joint à nous, nous nous étions rendus tous les quatre dans ce restaurant de la rue Montorgueil que les gourmets connaissent bien et dont le patron avoue, avec une modestie charmante, qu’il fut le cuisinier-chef de lord Curzon quand celui-ci régnait aux Indes et qu’il devint ensuite celui du gouverneur de la Nouvelle-Zélande.
On nous présente le menu ; Larbaud est indécis dans son choix, Ramón indifférent et Texcier prend déjà des croquis. Je propose de commencer par des grenouilles à la Provençale.
Aussitôt Ramón me met en garde :
— Non, choisissez plutôt autre chose, j’y ai été assez souvent pris moi-même. On aperçoit des grenouilles sur la arte (Ramón dit rana), on veut les saisir, prrrt… elles ont sauté je ne sais où !
« À propos, dit Ramón en souriant, l’un des types les plus extraordinaires que j’ai connus est un pêcheur de grenouilles. Il alimente le laboratoire du grand savant Ramón y Cajal, qui a été lauréat du prix Nobel et dont vous avez sûrement entendu parler.
Larbaud. — Il a même eu un manuel d’anatomie traduit en français et qui est en usage dans nos Facultés.
Ramón. — Donc mon bonhomme fournit ledit laboratoire de grenouilles exceptionnelles dont il est seul à connaître la retraite : des marais au centre d’une montagne des environs de Madrid où il se rend mystérieusement : arrivé sur le théâtre de ses exploits, il entre dans l’eau sans hésitation ; d’une main agile et sans coup férir, il saisit les grenouilles qui, ravies d’une habileté si incroyable, ne songent pas à opposer la moindre résistance… Aussi sa provision est vite faite !
« Figurez-vous que ce glorieux lascar, qui est légendaire à Madrid, pour m’avoir rencontré dans des cafés à des heures assez… matinales, m’avait pris en affection et il m’estima bientôt assez pour me donner quelques conseils : « Il ne faut jamais se montrer inférieur avec les femmes, petit, aussi ne craignez pas de manger de l’œil, beaucoup d’œil… »
Je lève sur Ramón des yeux un peu ébahis : « De l’ail, me souffle Larbaud ».
Ramón ajoute discrètement. — J’ai mis de côté son ordonnance…
Larbaud craint-il que si la conversation s’engage sur ce ton, son ami ne trouve guère le moyen de me dire des choses sérieuses ? Il intervient :
— Parlez donc à Lefèvre de vos fameuses conférences ?
— Il y a celle de Grenade, en 1919. On donnait une grande fête dans les jardins de l’Alhambra en l’honneur des meilleurs chanteurs du pays. Zuloaga et le compositeur Manuel de Falla vinrent me demander de prendre la parole, les spectateurs auditeurs étaient fort nombreux et déjà très animés, car on pouvait boire pendant la réunion et la plupart ne s’en privaient guère. Au tout premier rang, un spectateur, sans doute plus excité que les autres, tenait constamment son revolver braqué sur moi et je sus depuis qu’il demandait toutes les cinq minutes : « Faut-il le tuer déjà ? »
À quoi ses voisins, soucieux de le retenir, répondaient : « Pas encore ! »

Depuis longtemps une question me brûle les lèvres :
Comment pouvez-vous, si jeune encore, avoir publié déjà une soixantaine d’ouvrages ?
— Je suis né à Madrid, le 3 juillet 1891. Ma vocation littéraire se confond avec mon éveil à la vie. À seize ans, j’ai publié mon premier livre : Entrada en juego. Depuis, un livre suit l’autre. Comme de juste, au premier rang de mes étagères figure un flacon de pharmacie. Son étiquette porte inscrit « Idées ». C’est un grand, un profond flacon, tout plein d’idées. Souvent, je l’emporte dans mes conférences et je le place à ma droite, à côté du verre d’eau nécessaire.
— … !
— Mais non, je ne pratique pas l’humorisme. Je me pratique moi-même. S’il y a humour, c’est de là qu’il vient.
« La société me fit humoriste. Au début, je n’acceptai ce titre qu’en maugréant. Par la suite, j’ai été forcé de l’encadrer dans un de ces cadres tristes où l’on place les titres universitaires, encore que je croie que l’humour seul peut guérir la gravité de dire n’importe quoi au public.
« En dehors de mes livres, j’ai trouvé le moyen de faire des études d’avocat. Bien entendu, je n’ai jamais prononcé aucune plaidoirie, mais je me suis fait photographier en toge. Cette magnifique photographie, vous la verrez chez moi bien en vue avec cette dédicace à moi-même : « À Ramón qui a eu la lamentable idée de se faire photographier dans ce costume. »
Ramón sourit : « Je vous assure que cela fait très bien dans ma librairie. »
Larbaud. — Soyez donc sérieux et expliquez plutôt à notre ami comment toute une partie de votre œuvre est madrilène…
« Ramón, voyez-vous, Lefèvre, a mis dans sa littérature l’esprit de Madrid. Cela fait rire quand on parle des influences françaises qu’il aurait subies… »
Ramón interrompt :
— Je n’ai subi qu’une influence, celle de ce qu’il y a de plus espagnol en Espagne, celle de Goya. Mais Valery Larbaud est beaucoup trop indulgent pour moi ; il est la générosité intellectuelle incarnée. »
Il se tourne alors en souriant vers son ami (tout le monde sourira beaucoup pendant cette soirée) :
— Quand je pense à vous, mon cher Valery, je vois toujours ces affiches de l’Équitable, comment dites-vous en français ? Vous savez, les compagnies d’assurance… Sur les affiches, il y a une mère qui protège ses enfants, eh bien ; j’ai beau faire, je vous vois toujours remplacer la mère…
Nous sourions tous quatre…
Larbaud reprend :
— C’est au début de 1918 que j’ai vu pour la première fois des Greguerias. J’avais lu dans ABC un article de Salaverria plutôt défavorable d’ailleurs, mais qui renfermait de nombreuses citations !
« Immédiatement conquis, j’ai, d’urgence, fait venir le livre de Madrid. Je l’ai lu. Alors, — ici Larbaud, timide, semble hésiter — alors, pendant huit jours, j’ai renoncé à écrire… Ce n’était plus la peine. »
Ramón serre longuement la main de son ami, puis :
— La trouvaille de la Gregueria, voilà ce qui me porta chance, j’entends de la Gregueria en soi et en tant que chose baptisée de ce nom (Criaillerie, en français ; schiamazzi, en italien. Je ne me rappelle plus comment on les a appelées en anglais).
« Quand, au milieu des plus grandes incertitudes de l’univers, je trouvai la Gregueria, je ne me souciais guère du succès ni d’une répercussion quelconque. Quand sur le premier cerisier poussèrent les premières cerises, il dut se produire quelque chose de comparable à ce qui se produisit en moi quand la Gregueria sentit la nécessité de pousser.
« Ce qu’il ne faut pas, c’est les prodiguer. On peut improviser un roman, non une Gregueria. La courtoisie de la Gregueria est sa première qualité.
« La confusion où se débat la nouvelle création artistique, c’est ce qui ressemble le plus à la vérité. Moi, je ne veux rien admettre dans mon œuvre que je ne l’aie deviné antérieurement.
« À mon avis, on doit trouver dans le roman d’inespérées réaffirmations de la vie, des mots attendus, des situations dans lesquelles on aimerait se trouver et des libertés que, peut-être, on ne pourra jamais avoir. On doit indiquer dans le roman quelque chose de ce qui dut arriver et quelque chose de ce qui devrait arriver. Combinaisons et conflits à travers lesquels le créateur n’est pas parvenu à tisser le destin. Tresser ce qui manquait au tapis du monde, voilà ce qu’on peut appeler uniquement cadeau littéraire.
« J’ai en moi quelque chose d’un somnambule qui marcherait sur les toits d’extrême vérité.
« Mon pendule oscille entre les pôles contradictoires, entre l’évident et l’invraisemblable, entre le superficiel et l’abîme, entre le grossier et l’extraordinaire, entre le cirque et la mort.
Tout cela est fort intéressant, mais je voudrais connaître la suite de l’histoire de Larbaud. Après avoir lu les Greguerias, vous avez désiré rencontrer Ramón immédiatement ?
— Cette rencontre n’eut lieu que quelques mois plus tard, en mai 1918. Je me rendis au Pombo, le café madrilène où je savais qu’il retrouvait ses amis. Mais, naïf, je m’y étais rendu dans la journée : « Certainement que nous connaissons M. Ramón, me dit le garçon, il viendra ici ce soir — car c’est samedi — avec ses amis. Le samedi, il reste là habituellement de dix heures du soir à cinq heures du matin. »
« Riche de cette confidence, j’allai dîner non loin de là, à la Puerta del Sol, et bien avant l’heure indiquée, j’étais de retour au Pombo.
« Comme je suis très timide et que j’avais une mission du Quai d’Orsay, j’ai mis en avant ce côté de faux diplomate. Je lui ai aussi présenté cela comme une affaire, lui demandant l’autorisation de traduire son œuvre. Enfin, après avoir dit que je collaborais à la N.R.F., je lui ai déclaré que lui et Gabriel Miró m’apparaissaient comme les deux plus grands écrivains espagnols vivants… »
Vous l’avez, Ramón, présenté ensuite au cercle de vos amis et toute la nuit…
Ramón. — Pas du tout. Il s’est effacé aussitôt, emportant une permission enthousiaste de traduire tout ce qu’il voudrait…
— Je me souviens, reprend Larbaud, d’une phrase que vous avez prononcée lors de notre première entrevue : « Vous autres Français, m’avez-vous dit, vous êtes admirables, vous vous mêlez de toutes ces choses (il voulait parler de la littérature), ici personne ne s’occupe de ces choses. »
« Revenu à Alicante, je chantai les louanges de Ramón à tout venant. Mon admiration rencontrait beaucoup de résistance au point qu’un jour, je déclarai à mes amis : « À Paris, nous trouverions cela très bien ! » les étouffant ainsi sous la Tour Eiffel et le Sacré-Cœur.
Tout à coup, Ramón s’écrie en me désignant du doigt (j’avais abandonné la fourchette pour saisir mon eversharp et griffonner quelques notes).
— Mais, Lefèvre, vous êtes Madrilène. Vous ne frappez pas les trois coups…
Larbaud me tire d’embarras :
— Ramón fait allusion à ce que vous avez pris brusquement votre calepin. Dans les théâtres espagnols, on ne frappe pas les trois coups avant le lever du rideau… Ces trois coups, cela surprend énormément les Espagnols de passage à Paris.
Puis, se tournant vers Ramón :
— Pourtant, c’est très émouvant chez vous aussi. Ce rideau qui se lève, sans crier gare, avec un sifflement brusque…
Durant l’intervention de Larbaud, Ramón fouille dans toutes ses poches… Il semble visiblement atterré.
— Mon monocle, où est mon monocle ? Comment subir sans monocle votre interrogatoire ?
« Parce que c’est un cercle sans verre, personne ne veut comprendre le besoin que j’ai de ce monocle, mais vous à qui la rencontre fréquente des grands de la terre — car vous n’imposez pas la « torture » aux seuls grands d’Espagne — a dû conférer le don d’humour, vous comprendrez : ce monocle me crie : attention ! Il m’oblige à prêter à la vie une attention plus humoristique. Tenant tendus et en éveil quelques nerfs, il appelle tout mon être à la vigilance… Quand j’arrive aux passages les plus importants de mes livres, je m’arme de ce cercle, tantôt de métal, tantôt d’écaille, comme d’un mystérieux sésame qui doit m’ouvrir le mystère, me donner du génie…
« Ma femme de chambre ne peut s’habituer à ce qu’elle considère assez irrévérencieusement comme une manie. Elle s’étonne et m’interroge… Avouez qu’il m’est difficile de lui fournir une explication.

Le garçon nous pressait de choisir un légume :
— Prenons des cèpes à la bordelaise, trancha Ramón. Cela me changera. En Espagne, on croit que tous les champignons sont vénéneux et personne n’en sert jamais.
« Vous souriez. Allons, c’est bien ma veine. Vous allez me prendre, vous aussi, pour un humoriste et vous allez refuser de me faire dire des choses définitives sur la Défense de l’Occident ou la transcendance de l’intuition. Si je suis un humoriste, c’est bien malgré moi !
La tragédie de l’humoriste vient de ce qu’il est toujours à se demander si les hommes sont vraiment des hommes ou des êtres douteux et il se suicide. C’est le roman que je fais en ce moment.
Vous y travaillez ici ?
— Diable non ! Ce sont mes premières vacances depuis quinze ans ! Je les passe à Paris. C’est un agréable devoir que j’acquitte ainsi envers la France.
Depuis quinze ans, je n’ai pas pris d’autres vacances que celles du samedi, de 11 heures du soir à 5 heures du matin… Il est vrai que ces heures voient éclore pas mal de folies… L’autre jour, nous avons pris dans la rue le grand poteau indicateur qui indique le côté réservé aux piétons…
Ne volez-vous pas aussi les becs de gaz ?
— Qui a répandu en France cette calomnie ? La vérité est tout autre et beaucoup plus… prosaïque… : pour travailler, j’ai besoin de la rue ; j’ai, en quelque sorte, besoin de travailler dans la rue… Or, je ne sors que le samedi… Comment faire ? Brusquement, une idée de génie : si j’ai un bec de gaz chez moi, je n’aurai plus besoin d’aller dans la rue. La rue entre chez moi avec ce bec de gaz. Mais j’ai eu beaucoup de mal à mettre mon projet à exécution. Les actionnaires de la société du gaz s’obstinaient à ne pas comprendre. Le cas n’était pas prévu aux règlements.
« Finalement, j’ai eu gain de cause. Mon projet en effet pouvait sembler une incongruité à ces bourgeois ; il leur eût été difficile d’en démontrer l’immoralité… Aussi, depuis lors, j’écris dans mon cabinet de travail — il est assez spacieux — à la lumière d’un vrai bec de gaz. Comme tous les becs de gaz espagnols, il indique même la rue. C’est la rue Ramón.
Larbaud. — Très légère anticipation !
Tout le monde sourit. Notre humoriste reprend :
— J’ai fait quelques discours sur les becs de gaz. Pendant ma dernière conférence sur ce sujet — c’était à Gijon — je tenais constamment à la main le long bâton de l’allumeur de… comment dites-vous dans [votre langue] ce si beau mot, l’un des plus beaux de votre langue si riche…
Larbaud. — … réverbère !
— C’est cela, réverbère ! Que j’aime ce mot, qu’il est gros de sens pour moi. Réverbère, ah ! Hugo est un réverbère !
« Mais revenons à la conférence…
« J’étais très intrigué de voir au premier rang un aveugle — que je sus plus tard être aveugle de naissance — qui toujours applaudissait. À la fin de la séance, il se fit conduire vers moi : « Monsieur, me dit-il avec émotion, jamais, de ma vie, je n’ai vu un bec de gaz, mais ce soir, j’ai vraiment compris ce qu c’était qu’un bec de gaz, je l’ai vu. »
À l’évocation de cette minute, Ramón est vraiment ému.
— J’ai su alors ce qu’était la gloire. Ces minutes paient de bien des choses. Personne d’autre n’avait compris. Sur la foi des affiches, on s’attendait à une conférence scientifique et on n’était pas loin de me prendre pour un fumiste. Sans cet aveugle, j’aurais pu douter de moi. Lui seul voyait. Sa sagesse me justifiait.
Si nous achevions le voyage autour de votre chambre ?
— Dans mon cabinet de travail, j’ai une perdrix artificielle. Elle me permet d’attirer les chasseurs matinaux à l’heure où ni les ingénus chasseurs ni personne ne songerait à s’imaginer que déjà l’humorisme est en action.
« Je les vois alors consternés devant cette perdrix, réclame idéale et qui chante dix ou vingt fois de suite.
« J’ai aussi sur ma table une poupée de cire. C’est mas seule compagne régulière. Elle tient près de moi la place de l’admiratrice inconnue. Comme c’est une dame qui ne peut même pas consentir au flirt, je suis assez chevaleresque pour n’avoir avec elle d’autres relations que celles du : bonjour, bonsoir.
« C’est une délicieuse compagne. Jamais elle ne prononce le terrible : « Je m’ennuie ». Elle ne demande pas constamment d’aller au théâtre ou d’aller souper. Récemment, une grande dame de l’aristocratie madrilène voulait lui faire cadeau d’un costume de soirée. Pour ma tranquillité, je dus décliner cet honneur. Sans doute, ma compagne est modeste, mais il ne faut jamais tenter les femmes… Peut-être, ainsi transformée, serait-elle partie pour les cabarets, les dancings et les palaces.
« Mais la poésie n’est pas toute à l’intérieur. À côté de ma maison, il y a un arbre merveilleux au pied duquel je jette toujours les enveloppes déchirées des lettres que j’ouvre en sortant. Or, un matin du printemps dernier, je m’aperçus en me réveillant que cet arbre avait retrouvé toutes ses feuilles, plus vertes que jamais, et que chaque feuille portait, à son recto, mon nom imprimé.
« Je dois faire cet hiver une conférence sur les poissons. Je placerai sur la table mon poisson rouge. C’est un compagnon admirable. Depuis trois ans qu’il vit dans mon intimité, il n’a jamais consenti à manger ; c’est un véritable abus de confiance.
« Parfois, quand je suis au travail, je lève les yeux ; je veux rafraîchir mon inspiration en le regardant évoluer dans son bocal, et je ne le vois plus. Il a disparu et l’inspiration me fuit… Est-ce que vraiment, à certaines heures, les poissons rouges quittent leurs aquariums ?
« Les savants ne se sont pas assez appliqués à résoudre ce problème. J’en ai quelques autres encore à leur soumettre. Ainsi, le cas de la migration des saumons. Vous savez qu’on affirme qu’ils viennent frayer dans les fleuves et remontent ensuite dans la mer. Fort beau, mais personne ne les a jamais vu remonter.
« Mieux, il y a chez nous un lac longeant la mer dont il est absolument séparé par une bande de terre assez large. Or, un savant a veillé, veillé longtemps. Il n’a rien vu. Je soupçonne fort que lorsque le savant quitte son poste pour aller dormir, les saumons prennent leur canne et gagnent la mer par les chemins secs. »
Larbaud regarde son ami et rit de bon cœur…
Ramón mange un pamplemousse. C’est la première fois de sa vie. « En somme, dit-il, c’est une grosse orange qui a appris la civilité. Elle est bien élevée. Les morceaux s’en détachent facilement. »
Larbaud. — Un des traits caractéristiques de Ramón, c’est sa tendresse pour les choses.
— C’est vrai. De même qu’il existe des protecteurs des animaux, je suis le protecteur des choses. Et spécialement de la Croix-Rouge des cheminées.
« Je tiens pour un des moments épiques de ma vie, le soir où, comme le troubadour des rues obscures découvrant le chevalier blessé par l’épée du destin, je trouvai par terre, dans ma rue, une cheminée. Il me souvient avec émotion de cette espèce de guerrier tombé des créneaux que je conduisis chez moi.
« Cette cheminée au casque enfumé, je l’ai gardée pendant longtemps avec la perdrix, le poisson rouge, la poupée de cire et le bec de gaz. Elle représentait un de mes ancêtres qui eût été guerrier. »
Je voudrais tout de même amener Ramón à parler de ses livres.
Avez-vous déjà vécu en France ?
— Tout un hiver, un hiver terrible, celui de 1912, je l’ai passé à Paris. J’habitais boulevard Saint-Michel, à l’hôtel de Suez. Je travaillais la nuit, comme maintenant. Quand je sentais que l’aube approchait, j’éteignais ma lampe à pétrole. Malgré le froid, j’ouvrais ma fenêtre et je guettais l’aube avec la patience d’un poète et la fièvre d’un amoureux. Cet éveil de la nature, cette naissance du monde, durait une seconde…
C’est avec beaucoup de secondes que j’ai fait mon livre : El alba
Larbaud. — L’un de vos plus beaux livres…
— J’aime beaucoup la France, reprend Ramón ; le Portugal où je vis les trois quarts du temps et l’Italie où je viens encore de passer une année. En Italie, je ne redoute que les commissionnaires, les porteurs. Aussi, quand à la descente du train, ils se précipitent sur moi, je leur déclare d’un ton à la fois impérieux et complice : je suis porteur. C’est que je n’ose pas leur dire que je suis gymnaste, ce qui serait pourtant une plus noble manière de me débarrasser d’eux.
« À Naples, j’ai écrit le Torrero Carrancho où j’ai groupé de façon typique toutes les aventures qui peuvent arriver à un torrero dans l’arène. Ce livre, qui vient de paraître à Paris, portait pour titre le nom d’une promenade de Naples. Or, pendant que je l’écrivais, un ami de Madrid, Moya, m’apprit qu’un novillero venait d’affronter le public madrilène avec beaucoup de succès et qu’il s’appelait… Carrancho !...
« J’ai aussi écrit à Naples un autre roman, la Femme d’ambre, et je vais publier bientôt l’Homme au melon gris. C’est l’histoire d’un homme qui n’est pas tout à fait un escroc.
« Aujourd’hui même paraît à Paris Gustave l’Incongru, admirablement traduit par Jean Cassou et André Wurmser. J’ai publié ce livre en Espagne dès 1921 sous le titre El Incongruente. J’insiste sur la date, non seulement afin de vous permettre de mieux situer cette œuvre, mais surtout pour souligner mon évolution le long de ces sept années.
Poète, romancier, conférencier, vous êtes aussi le plus fécond des journalistes ?
— C’est peut-être mon meilleur titre de gloire. J’écris dans de nombreux journaux et revues d’Amérique et d’Espagne : revues de radio, revues d’automobile, revues médicales, revues nègres. J’écris toujours à l’encre rouge pour que l’acte d’incarnation et de transfusion que doit être l’acte d’écrire soit plus effectif.
« Je suis très fier d’avoir été le premier chroniqueur officiel du cirque, si fier que j’ai fait graver ce titre sur mes cartes de visite.
« J’ai tenu dans plusieurs journaux la chronique des cirques et des cimetières espagnols.
Et les théâtres ?
— J’ai deux volumes de théâtre. Si toutes ces pièces n’ont pas été d’abord publiées, ce n’est pas qu’elles soient injouables, c’est que jamais je n’ai voulu les laisser représenter en Espagne.
« Chez nous, on manifeste contre les pièces. En France, on n’a pas affaire à un public ainsi buté contre la nouveauté. Aussi, je veux que mes premières pièces représentées le soient à Paris.
« Lugné-Poe va jouer les Demi-Êtres, pièce en trois actes, et Baty la Mise au Sépulcre. Ce dernier drame est tiré d’un livre que j’ai fait sur la Semaine Sainte à Madrid. »

*
*   *
Le dîner est achevé. La rue nous a repris. Ramón voudrait marcher, marcher longtemps dans ce petit froid sec, mais Larbaud n’est pas sportif. Nous les confions à un taxi jaune-bleu-blanc qui les ramènera vers la montagne Sainte-Geneviève. Accompagné de Texcier, je regagne Montmartre. Nous essayons de démêler l’impression produite en nous par cet homme que le peintre Robert Delaunay appelle un Apollinaire espagnol, tandis que d’autres veulent voir en lui un Cocteau espagnol.
Il est bien vrai que Ramón connut et aima Apollinaire et qu’une grande affection l’unit depuis longtemps à Jean Cocteau. Mais ces parentés spirituelles me semblent demeurer toujours terriblement superficielles. Ramón est Ramón, c’est-à-dire une création spécifiquement et authentiquement espagnole qui serait incompréhensible et d’abord impossible sous d’autres cieux et qui n’est devenu si vite une gloire internationale que parce qu’elle symbolisait magnifiquement l’Espagne intellectuelle du xxe siècle.
Si nous devions à tout prix le comparer à quelque écrivain français contemporain, c’est le nom de Max Jacob qui s’imposerait à nous.
Pas seulement à cause de leur commune fantaisie, souvent burlesque, mais la qualité de leur sensibilité et la nature intime de leur talent, qu’elle détermine, la texture de leur style, la composition, enfin, tout les rapproche.
Ceux qui, depuis une vingtaine d’années, pratiquent l’art et les recherches de Max Jacob, savent bien, par exemple, que notre ami Larbaud s’est rendu coupable d’hérésie en traduisant gregueria par criailleries. La préface du Cornet à dés a conféré au vocable poème en prose un sens précis et définitif qu’avait illustré par anticipation Louis Latourrette avec Des Étoiles en plein midi et qui s’applique parfaitement aux greguerias de Ramón Gómez de la Serna.


Source :
Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques
(Hebdomadaire d’information, de critique et de bibliographie),
directeurs-fondateurs : Jacques Guenne et Maurice Martin du Gard,
rédacteur en chef : Frédéric Lefèvre,
Paris, n°273, 7 janvier 1928, p. 1 et 8.

Texte recueilli dans :
Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, 5e série,
Paris, Librairie Gallimard, « Les Documents bleus », 1929,
p. 188-202.

*
Mise à jour
(02/10/2020)

L’édition française d’Automoribundia (1888-1848) (trad. de Catherine Vasseur, révisé par Delphine Valentin, La Table ronde / Quai Voltaire, 1035 p.) vient de paraître et il se trouve que l’éditeur a décidé d’y faire figurer, « en guise d’introduction », l’intégralité de l’entretien déjà transcrit ci-dessus — lequel avait été inséré, mais sous forme abrégée, à la fin de l’édition originale de 1948, parmi un choix de propos critiques sur l’auteur. Les bonnes idées se partagent, et c’est heureux.
A. C.