« ŒIL
DE BŒUF, par Serge MILLIET (Edit. Lumière,
Anvers.)
Beaucoup
d’influences trop évidentes : Verlaine, par exemple et puis Cendrars et
aussi toute la pacotille moderne… et pourtant… l’auteur a commis quelques vers
agréables et deux bons poèmes : Paysage
et Poésie. Attendons le prochain
recueil. »
C’est ce
qu’écrivait, chichement, le poète et critique Géo Charles (1892-1963) dans sa rubrique
« Les livres » (sous-rubrique « Livres belges ») de la
revue Montparnasse (n°33, 1er mai
1924, p. 7) qu’il codirigea avec Paul Husson et quelques autres, à propos
d’Œil-de-bœuf précédé d’autres poésies
(avec un bois gravé de Joris Minne, Anvers, Éditions Lumière, 1923) de Sérgio
Milliet (1898-1966).
Il s’agissait
du troisième recueil du jeune moderniste brésilien (quoique belge par un hasard
bibliographique), à la fois le dernier qu’il composa en français (les deux
précédents — des œuvres « de jeunesse », comme on dit — ayant été
édités en Suisse à la fin des années 1910) et le premier qui accusât une
inspiration véritablement nouvelle, authentique proposition au sein des
recherches de l’avant-garde de São Paulo que l’auteur intégrait depuis peu,
ayant donné quelques poèmes de l’ouvrage en préparation dans l’éphémère revue Klaxon (1922) après en avoir lu certains, croit-on savoir, lors de la fondatrice « Semaine d’art moderne » (février 1922).
Si
Milliet, un cas intéressant de bilinguisme littéraire, fit passer quelques
pièces d’Œil-de-bœuf, à la fois traduites et remaniées, dans sa production en portugais, il
ne réédita jamais l’ouvrage en tant que tel, resté peu lu et devenu
parfaitement introuvable (l’édition originale avait été tirée à
520 exemplaires), ignoré du public, négligé même par les spécialistes du
modernisme brésilien — après qu’il eut pourtant fourni quelques exemples essentiels à l’ami Mário de Andrade, dans son essai A Escrava que não é Isaura (Discurso sobre algumas tendências da
poesia modernista) (1925) — et finalement repris in extenso, pour la première fois, dans le volume Poèmes modernistes & autres écrits
(Anthologie 1921-1932) (éd. et trad. d’Antoine Chareyre, Toulon, La Nerthe, 2010), où l’on trouve aussi le « prochain recueil » attendu par Géo Charles (Poemas análogos, 1927).
Nonobstant
cette situation pour le moins discrète, dans l’édition comme dans l’histoire de
la poésie brésilienne (sans parler de la française ou de la francophone), Œil-de-bœuf demeure une œuvre d’une
belle fraîcheur juvénile, au croisement d’influences peut-être contradictoires
(mais travaillées comme telles), bien dans l’air du temps sans doute, mais point
impersonnelle et nullement anecdotique, veut-on croire : de ces poésies-synthèses
qui témoignent de l’effort d’une époque, dans le fourmillement des tentatives
oblitérées ensuite par les plus malins, et qui résonnent fort avec certains
chefs-d’œuvre de l’avant-garde d’alors. Et réellement il s’y trouve des pages d’une
belle vigueur, volontiers obsédantes, au-delà de celles que voulut bien retenir
Géo Charles, un autre de ces poètes « mineurs » de l’esprit nouveau qui
se peuvent relire avec curiosité, et qui partageait d’ailleurs avec Milliet une
même admiration pour Cendrars.
Pour le
plaisir de rouvrir un livre qui se peut encore réclamer en librairie, voici les
deux textes sur lesquels se referme le recueil :
ŒIL-DE-BŒUF
Œil-de-bœuf
« Le
ciel est par-dessus le toit »
Mais la
vie est en bas
grouillante
acrobatique
acide
souple
multiface
Homme
sandwich des gratte-ciels illuminés
regards de
fou sur le monde simultané
klaxons
rauques des modernes tempéraments
voici
venir l’homme aux ailes d’acier
l’homme-machine
l’homme-sandwich
Klaxons
rauques des modernes tempéraments
et la vie
est en bas grouillante
parmi les
grands express internationaux
les
automobiles
les
métros
LA
VIE LA VIE
LA VIE
les longues
cheminées des usines
ces
accouchées
les
cheminées d’automne
monotone
avec
leurs beuglements
intermittents
klaxons
rauques
perçant
comme des salves de mitrailleuse
la
misanthropie des vaincus
AH !
L A G U E R R E . . . . . . . .
Effroi
Tous les
drapeaux du monde
arc-en-ciel
et désespoir
ET DEUIL
ET DEUIL ET DEUIL
sénégalais
le couteau rouge entre les dents
et les
armées
les chars
de guerre
les
boulevards
les
avenues
l’affolement
des milliers d’acrobates
dans le
cirque de la vie
les
trapèzes se déplacent
les
boules roulent trop vite
les
chevaux galopent en arrière
et les
clowns inventent de vrais calembours
trop
subtils
pauvre
public
Devant ces
tours nouveaux
la stupeur
se propage
se multiplie
et le
directeur du cirque
annonce
ACROBATIES
DIDACTIQUES
Acide
trop acide
pour l’estomac
habitué
à la
fadeur contemporaine
Poison
Folie
Arrêtez les
criminels
empoisonneurs
détourneurs
des saines intelligences
pauvre
public
effaré
ameuté
qui se
croit leurré
et qui
réclame son bel argent
Manque de
souplesse
ressorts cassés
de
vieilles voitures bon marché
Les
derniers modèles 40 H/P.
mangent les
côtes
sautent
les trous
avalent
les pavés
120 à l’heure
vers l’avenir
« Non,
l’avenir n’est à personne »
Qui
sait 120 à l’heure
Évoluez pour
rattraper
les hommes
multiface
car voici
déjà l’homme-sandwich
Évoluez
Accélérez
120 à l’heure
pour voir
comme eux
le
panorama simultané
ŒIL-DE-BŒUF
harmonie géométrique
des
artères qui se croisent
des cubes
des
sphères
des
pyramides
en relief
des cœurs
qui saignent
des
lèvres adultérines
aventurines
caméléons
ô les
yeux caméléons
quelle
obsession
œil-de-bœuf
accélérez
le
paysage se déforme
les
arbres se rencontrent
dans leur
fuite éperdue
et les
montagnes se déplacent
lentement
comme l’aiguille
de la vitesse
On avale
des kilomètres
et des
paysages
aisément
on avale
tout
de la
blague
du poison
et des
balles de révolver
un jeune
homme très romantique
mille
étoiles dans le ciel
« par-dessus le toit »
Klaxons
rauques
yeux lubriques
viaducs
aqueducs
grands-ducs
et chouettes
associations
révolutions
république
soviétique
guillotine
ŒIL-DE-BŒUF
POST-FACE
Et quelques-uns
ont dit
. . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . .
Ce n’est
qu’un fou
C’est un
poète futuriste
un dé-tra-qué
Un fouturiste ajouta-t-on
. . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Vers d’amour
et romantisme
et sonnets
mirobolants
symbolisme
aussi et SURTOUT
comme une
nuit très longue……
Qu’est
devenue cette hantise de la rime
Mais on
disait encore
. . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
Et pourtant
il n’est pas trop bête
c’est
bien dommage
. . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et leur
mépris m’enveloppait d’une auréole
et leurs
paroles
qui
suaient l’envie
et l’affront
s’enchaînaient
en couronne au-dessus de mon front…
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