Pour célébrer la non-publication d’Automoribundia [1948], les mémoires de Ramón Gómez de la
Serna demeurés inédits en français et dont la traduction par Catherine
Vasseur, programmée par les éditions La Table Ronde pour ce mois d’avril, est
reportée apparemment à septembre — voici l’anecdotique entretien que le grand Ramón accordait
(en présence de l’ami Valery Larbaud, son premier traducteur français) au rédac’
chef des Nouvelles littéraires, à la
faveur d’un séjour à Paris en 1928.
Gómez de la Serna qui, après avoir été assez
copieusement traduit, semble décidément bien démodé et tellement peu lisible,
avec son idiosyncrasie et son esprit d’apparence volontiers futile, à l’aune des goûts et du jugement littéraire de notre temps — raison pour laquelle il faut le lire, le
rééditer et continuer à le traduire. Il est aussi le préfacier de Maelström de Luis Cardoza y Aragón, dont l’édition
française est en préparation…
Une heure
avec Ramón Gómez de la Serna
Poète et romancier espagnol
par Frédéric
Lefèvre
Le pêcheur de grenouilles amoureux. — Première
rencontre au Pombo. — Le Portugal, patrie des plus beaux
monocles... — L'aveugle et le bec de gaz. — Les Aubes de Paris. — Les poissons rouges quittent-ils parfois leur
aquarium ?. — Les enveloppes changées en feuilles ou l’arbre mystérieux. —
Poupée de cire, ô ma compagne…
Je garderai
longtemps le souvenir des premières heures que j’ai passées avec Ramón Gómez de
la Serna. Naturellement, c’est Valery Larbaud qui nous avait présentés l’un à
l’autre. Jean Texcier s’étant joint à nous, nous nous étions rendus tous les
quatre dans ce restaurant de la rue Montorgueil que les gourmets connaissent
bien et dont le patron avoue, avec une modestie charmante, qu’il fut le
cuisinier-chef de lord Curzon quand celui-ci régnait aux Indes et qu’il devint
ensuite celui du gouverneur de la Nouvelle-Zélande.
On nous
présente le menu ; Larbaud est indécis dans son choix, Ramón indifférent
et Texcier prend déjà des croquis. Je propose de commencer par des grenouilles
à la Provençale.
Aussitôt
Ramón me met en garde :
— Non,
choisissez plutôt autre chose, j’y ai été assez souvent pris moi-même. On
aperçoit des grenouilles sur la arte (Ramón dit rana), on veut les saisir, prrrt… elles ont sauté je ne sais
où !
« À
propos, dit Ramón en souriant, l’un des types les plus extraordinaires que j’ai
connus est un pêcheur de grenouilles. Il alimente le laboratoire du grand
savant Ramón y Cajal, qui a été lauréat du prix Nobel et dont vous avez
sûrement entendu parler.
Larbaud.
— Il a même eu un manuel d’anatomie traduit en français et qui est en usage
dans nos Facultés.
Ramón.
— Donc mon bonhomme fournit ledit laboratoire de grenouilles exceptionnelles
dont il est seul à connaître la retraite : des marais au centre d’une
montagne des environs de Madrid où il se rend mystérieusement : arrivé sur
le théâtre de ses exploits, il entre dans l’eau sans hésitation ; d’une
main agile et sans coup férir, il saisit les grenouilles qui, ravies d’une
habileté si incroyable, ne songent pas à opposer la moindre résistance… Aussi
sa provision est vite faite !
« Figurez-vous
que ce glorieux lascar, qui est légendaire à Madrid, pour m’avoir rencontré
dans des cafés à des heures assez… matinales, m’avait pris en affection et il
m’estima bientôt assez pour me donner quelques conseils : « Il ne
faut jamais se montrer inférieur avec les femmes, petit, aussi ne craignez pas
de manger de l’œil, beaucoup d’œil… »
Je lève sur
Ramón des yeux un peu ébahis : « De l’ail, me souffle Larbaud ».
Ramón ajoute
discrètement. — J’ai mis de côté son ordonnance…
Larbaud
craint-il que si la conversation s’engage sur ce ton, son ami ne trouve guère
le moyen de me dire des choses sérieuses ? Il intervient :
— Parlez
donc à Lefèvre de vos fameuses conférences ?
— Il y a
celle de Grenade, en 1919. On donnait une grande fête dans les jardins de
l’Alhambra en l’honneur des meilleurs chanteurs du pays. Zuloaga et le
compositeur Manuel de Falla vinrent me demander de prendre la parole, les
spectateurs auditeurs étaient fort nombreux et déjà très animés, car on pouvait
boire pendant la réunion et la plupart ne s’en privaient guère. Au tout premier
rang, un spectateur, sans doute plus excité que les autres, tenait constamment
son revolver braqué sur moi et je sus depuis qu’il demandait toutes les cinq
minutes : « Faut-il le tuer déjà ? »
À quoi ses
voisins, soucieux de le retenir, répondaient : « Pas
encore ! »
Depuis
longtemps une question me brûle les lèvres :
— Comment pouvez-vous, si jeune encore, avoir
publié déjà une soixantaine d’ouvrages ?
— Je suis né
à Madrid, le 3 juillet 1891. Ma vocation littéraire se confond avec mon
éveil à la vie. À seize ans, j’ai publié mon premier livre : Entrada en juego. Depuis, un livre suit
l’autre. Comme de juste, au premier rang de mes étagères figure un flacon de
pharmacie. Son étiquette porte inscrit « Idées ». C’est un grand, un profond flacon, tout plein
d’idées. Souvent, je l’emporte dans mes conférences et je le place à ma droite,
à côté du verre d’eau nécessaire.
— … !
— Mais non,
je ne pratique pas l’humorisme. Je me pratique moi-même. S’il y a humour, c’est
de là qu’il vient.
« La
société me fit humoriste. Au début, je n’acceptai ce titre qu’en maugréant. Par
la suite, j’ai été forcé de l’encadrer dans un de ces cadres tristes où l’on
place les titres universitaires, encore que je croie que l’humour seul peut
guérir la gravité de dire n’importe quoi au public.
« En
dehors de mes livres, j’ai trouvé le moyen de faire des études d’avocat. Bien
entendu, je n’ai jamais prononcé aucune plaidoirie, mais je me suis fait
photographier en toge. Cette magnifique photographie, vous la verrez chez moi
bien en vue avec cette dédicace à moi-même : « À Ramón qui a eu la
lamentable idée de se faire photographier dans ce costume. »
Ramón
sourit : « Je vous assure que cela fait très bien dans ma
librairie. »
Larbaud.
— Soyez donc sérieux et expliquez plutôt à notre ami comment toute une partie
de votre œuvre est madrilène…
« Ramón,
voyez-vous, Lefèvre, a mis dans sa littérature l’esprit de Madrid. Cela fait
rire quand on parle des influences françaises qu’il aurait subies… »
Ramón
interrompt :
— Je n’ai
subi qu’une influence, celle de ce qu’il y a de plus espagnol en Espagne, celle
de Goya. Mais Valery Larbaud est beaucoup trop indulgent pour moi ; il est
la générosité intellectuelle incarnée. »
Il se tourne
alors en souriant vers son ami (tout le monde sourira beaucoup pendant cette
soirée) :
— Quand je
pense à vous, mon cher Valery, je vois toujours ces affiches de l’Équitable, comment dites-vous en
français ? Vous savez, les compagnies d’assurance… Sur les affiches, il y
a une mère qui protège ses enfants, eh bien ; j’ai beau faire, je vous
vois toujours remplacer la mère…
Nous sourions
tous quatre…
Larbaud
reprend :
— C’est au
début de 1918 que j’ai vu pour la première fois des Greguerias. J’avais lu dans ABC
un article de Salaverria plutôt défavorable d’ailleurs, mais qui renfermait de
nombreuses citations !
« Immédiatement
conquis, j’ai, d’urgence, fait venir le livre de Madrid. Je l’ai lu. Alors, —
ici Larbaud, timide, semble hésiter — alors, pendant huit jours, j’ai renoncé à
écrire… Ce n’était plus la peine. »
Ramón serre
longuement la main de son ami, puis :
— La
trouvaille de la Gregueria, voilà ce
qui me porta chance, j’entends de la Gregueria
en soi et en tant que chose baptisée de ce nom (Criaillerie, en français ; schiamazzi,
en italien. Je ne me rappelle plus comment on les a appelées en anglais).
« Quand,
au milieu des plus grandes incertitudes de l’univers, je trouvai la Gregueria, je ne me souciais guère du succès
ni d’une répercussion quelconque. Quand sur le premier cerisier poussèrent les
premières cerises, il dut se produire quelque chose de comparable à ce qui se produisit
en moi quand la Gregueria sentit la
nécessité de pousser.
« Ce
qu’il ne faut pas, c’est les prodiguer. On peut improviser un roman, non une Gregueria. La courtoisie de la Gregueria est sa première qualité.
« La
confusion où se débat la nouvelle création artistique, c’est ce qui ressemble
le plus à la vérité. Moi, je ne veux rien admettre dans mon œuvre que je ne
l’aie deviné antérieurement.
« À mon
avis, on doit trouver dans le roman d’inespérées réaffirmations de la vie, des
mots attendus, des situations dans lesquelles on aimerait se trouver et des
libertés que, peut-être, on ne pourra jamais avoir. On doit indiquer dans le
roman quelque chose de ce qui dut arriver et quelque chose de ce qui devrait
arriver. Combinaisons et conflits à travers lesquels le créateur n’est pas
parvenu à tisser le destin. Tresser ce qui manquait au tapis du monde, voilà ce
qu’on peut appeler uniquement cadeau littéraire.
« J’ai
en moi quelque chose d’un somnambule qui marcherait sur les toits d’extrême
vérité.
« Mon
pendule oscille entre les pôles contradictoires, entre l’évident et
l’invraisemblable, entre le superficiel et l’abîme, entre le grossier et
l’extraordinaire, entre le cirque et la mort.
— Tout cela est fort intéressant, mais je
voudrais connaître la suite de l’histoire de Larbaud. Après avoir lu les Greguerias, vous avez désiré rencontrer Ramón
immédiatement ?
— Cette
rencontre n’eut lieu que quelques mois plus tard, en mai 1918. Je me rendis au Pombo, le café madrilène où je savais
qu’il retrouvait ses amis. Mais, naïf, je m’y étais rendu dans la
journée : « Certainement que nous connaissons M. Ramón, me dit
le garçon, il viendra ici ce soir — car c’est samedi — avec ses amis. Le
samedi, il reste là habituellement de dix heures du soir à cinq heures du
matin. »
« Riche
de cette confidence, j’allai dîner non loin de là, à la Puerta del Sol, et bien avant l’heure indiquée, j’étais de retour
au Pombo.
« Comme
je suis très timide et que j’avais une mission du Quai d’Orsay, j’ai mis en
avant ce côté de faux diplomate. Je lui ai aussi présenté cela comme une
affaire, lui demandant l’autorisation de traduire son œuvre. Enfin, après avoir
dit que je collaborais à la N.R.F., je lui ai déclaré que lui et Gabriel Miró
m’apparaissaient comme les deux plus grands écrivains espagnols vivants… »
— Vous l’avez, Ramón, présenté ensuite au
cercle de vos amis et toute la nuit…
Ramón.
— Pas du tout. Il s’est effacé aussitôt, emportant une permission enthousiaste
de traduire tout ce qu’il voudrait…
— Je me
souviens, reprend Larbaud, d’une phrase que vous avez prononcée lors de notre
première entrevue : « Vous autres Français, m’avez-vous dit, vous
êtes admirables, vous vous mêlez de toutes ces choses (il voulait parler de la
littérature), ici personne ne s’occupe de ces choses. »
« Revenu
à Alicante, je chantai les louanges de Ramón à tout venant. Mon admiration
rencontrait beaucoup de résistance au point qu’un jour, je déclarai à mes
amis : « À Paris, nous trouverions cela très bien ! » les
étouffant ainsi sous la Tour Eiffel et le Sacré-Cœur.
Tout à coup,
Ramón s’écrie en me désignant du doigt (j’avais abandonné la fourchette pour
saisir mon eversharp et griffonner quelques notes).
— Mais,
Lefèvre, vous êtes Madrilène. Vous ne frappez pas les trois coups…
Larbaud me
tire d’embarras :
— Ramón fait
allusion à ce que vous avez pris brusquement votre calepin. Dans les théâtres
espagnols, on ne frappe pas les trois coups avant le lever du rideau… Ces trois
coups, cela surprend énormément les Espagnols de passage à Paris.
Puis, se
tournant vers Ramón :
— Pourtant,
c’est très émouvant chez vous aussi. Ce rideau qui se lève, sans crier gare,
avec un sifflement brusque…
Durant
l’intervention de Larbaud, Ramón fouille dans toutes ses poches… Il semble
visiblement atterré.
— Mon
monocle, où est mon monocle ? Comment subir sans monocle votre
interrogatoire ?
« Parce
que c’est un cercle sans verre, personne ne veut comprendre le besoin que j’ai
de ce monocle, mais vous à qui la rencontre fréquente des grands de la terre —
car vous n’imposez pas la « torture » aux seuls grands d’Espagne — a
dû conférer le don d’humour, vous comprendrez : ce monocle me crie :
attention ! Il m’oblige à prêter à la vie une attention plus humoristique.
Tenant tendus et en éveil quelques nerfs, il appelle tout mon être à la
vigilance… Quand j’arrive aux passages les plus importants de mes livres, je
m’arme de ce cercle, tantôt de métal, tantôt d’écaille, comme d’un mystérieux sésame qui doit m’ouvrir le mystère, me
donner du génie…
« Ma
femme de chambre ne peut s’habituer à ce qu’elle considère assez
irrévérencieusement comme une manie. Elle s’étonne et m’interroge… Avouez qu’il
m’est difficile de lui fournir une explication.
Le garçon
nous pressait de choisir un légume :
— Prenons
des cèpes à la bordelaise, trancha Ramón. Cela me changera. En Espagne, on
croit que tous les champignons sont vénéneux et personne n’en sert jamais.
« Vous
souriez. Allons, c’est bien ma veine. Vous allez me prendre, vous aussi, pour
un humoriste et vous allez refuser de me faire dire des choses définitives sur
la Défense de l’Occident ou la
transcendance de l’intuition. Si je suis un humoriste, c’est bien malgré
moi !
La tragédie
de l’humoriste vient de ce qu’il est toujours à se demander si les hommes sont
vraiment des hommes ou des êtres douteux et il se suicide. C’est le roman que
je fais en ce moment.
— Vous y travaillez ici ?
— Diable
non ! Ce sont mes premières vacances depuis quinze ans ! Je les passe
à Paris. C’est un agréable devoir que j’acquitte ainsi envers la France.
Depuis
quinze ans, je n’ai pas pris d’autres vacances que celles du samedi, de
11 heures du soir à 5 heures du matin… Il est vrai que ces heures
voient éclore pas mal de folies… L’autre jour, nous avons pris dans la rue le
grand poteau indicateur qui indique le côté réservé aux piétons…
— Ne volez-vous pas aussi les becs de
gaz ?
— Qui a
répandu en France cette calomnie ? La vérité est tout autre et beaucoup
plus… prosaïque… : pour travailler, j’ai besoin de la rue ; j’ai, en
quelque sorte, besoin de travailler dans la rue… Or, je ne sors que le samedi…
Comment faire ? Brusquement, une idée de génie : si j’ai un bec de
gaz chez moi, je n’aurai plus besoin d’aller dans la rue. La rue entre chez moi
avec ce bec de gaz. Mais j’ai eu beaucoup de mal à mettre mon projet à exécution.
Les actionnaires de la société du gaz s’obstinaient à ne pas comprendre. Le cas
n’était pas prévu aux règlements.
« Finalement,
j’ai eu gain de cause. Mon projet en effet pouvait sembler une incongruité à
ces bourgeois ; il leur eût été difficile d’en démontrer l’immoralité… Aussi, depuis lors, j’écris
dans mon cabinet de travail — il est assez spacieux — à la lumière d’un vrai
bec de gaz. Comme tous les becs de gaz espagnols, il indique même la rue. C’est
la rue Ramón.
Larbaud.
— Très légère anticipation !
Tout le
monde sourit. Notre humoriste reprend :
— J’ai fait
quelques discours sur les becs de gaz. Pendant ma dernière conférence sur ce
sujet — c’était à Gijon — je tenais constamment à la main le long bâton de
l’allumeur de… comment dites-vous dans [votre langue] ce si beau mot, l’un des
plus beaux de votre langue si riche…
Larbaud.
— … réverbère !
— C’est
cela, réverbère ! Que j’aime ce mot, qu’il est gros de sens pour moi.
Réverbère, ah ! Hugo est un réverbère !
« Mais
revenons à la conférence…
« J’étais
très intrigué de voir au premier rang un aveugle — que je sus plus tard être
aveugle de naissance — qui toujours applaudissait. À la fin de la séance, il se
fit conduire vers moi : « Monsieur, me dit-il avec émotion, jamais,
de ma vie, je n’ai vu un bec de gaz, mais ce soir, j’ai vraiment compris ce qu
c’était qu’un bec de gaz, je l’ai vu. »
À
l’évocation de cette minute, Ramón est vraiment ému.
— J’ai su
alors ce qu’était la gloire. Ces minutes paient de bien des choses. Personne
d’autre n’avait compris. Sur la foi des affiches, on s’attendait à une
conférence scientifique et on n’était pas loin de me prendre pour un fumiste.
Sans cet aveugle, j’aurais pu douter de moi. Lui seul voyait. Sa sagesse me
justifiait.
— Si nous achevions le voyage autour de votre
chambre ?
— Dans mon
cabinet de travail, j’ai une perdrix artificielle. Elle me permet d’attirer les
chasseurs matinaux à l’heure où ni les ingénus chasseurs ni personne ne
songerait à s’imaginer que déjà l’humorisme est en action.
« Je
les vois alors consternés devant cette perdrix, réclame idéale et qui chante
dix ou vingt fois de suite.
« J’ai
aussi sur ma table une poupée de cire. C’est mas seule compagne régulière. Elle
tient près de moi la place de l’admiratrice inconnue. Comme c’est une dame qui
ne peut même pas consentir au flirt, je suis assez chevaleresque pour n’avoir
avec elle d’autres relations que celles du : bonjour, bonsoir.
« C’est
une délicieuse compagne. Jamais elle ne prononce le terrible : « Je
m’ennuie ». Elle ne demande pas constamment d’aller au théâtre ou d’aller
souper. Récemment, une grande dame de l’aristocratie madrilène voulait lui
faire cadeau d’un costume de soirée. Pour ma tranquillité, je dus décliner cet
honneur. Sans doute, ma compagne est modeste, mais il ne faut jamais tenter les
femmes… Peut-être, ainsi transformée, serait-elle partie pour les cabarets, les
dancings et les palaces.
« Mais
la poésie n’est pas toute à l’intérieur. À côté de ma maison, il y a un arbre
merveilleux au pied duquel je jette toujours les enveloppes déchirées des
lettres que j’ouvre en sortant. Or, un matin du printemps dernier, je m’aperçus
en me réveillant que cet arbre avait retrouvé toutes ses feuilles, plus vertes
que jamais, et que chaque feuille portait, à son recto, mon nom imprimé.
« Je
dois faire cet hiver une conférence sur les poissons. Je placerai sur la table
mon poisson rouge. C’est un compagnon admirable. Depuis trois ans qu’il vit
dans mon intimité, il n’a jamais consenti à manger ; c’est un véritable
abus de confiance.
« Parfois,
quand je suis au travail, je lève les yeux ; je veux rafraîchir mon
inspiration en le regardant évoluer dans son bocal, et je ne le vois plus. Il a
disparu et l’inspiration me fuit… Est-ce que vraiment, à certaines heures, les
poissons rouges quittent leurs aquariums ?
« Les
savants ne se sont pas assez appliqués à résoudre ce problème. J’en ai quelques
autres encore à leur soumettre. Ainsi, le cas de la migration des saumons. Vous
savez qu’on affirme qu’ils viennent frayer dans les fleuves et remontent
ensuite dans la mer. Fort beau, mais personne ne les a jamais vu remonter.
« Mieux,
il y a chez nous un lac longeant la mer dont il est absolument séparé par une bande de terre assez large. Or, un savant
a veillé, veillé longtemps. Il n’a rien vu. Je soupçonne fort que lorsque le
savant quitte son poste pour aller dormir, les saumons prennent leur canne et
gagnent la mer par les chemins secs. »
Larbaud
regarde son ami et rit de bon cœur…
Ramón mange
un pamplemousse. C’est la première fois de sa vie. « En somme, dit-il,
c’est une grosse orange qui a appris la civilité. Elle est bien élevée. Les
morceaux s’en détachent facilement. »
Larbaud.
— Un des traits caractéristiques de Ramón, c’est sa tendresse pour les choses.
— C’est
vrai. De même qu’il existe des protecteurs des animaux, je suis le protecteur
des choses. Et spécialement de la Croix-Rouge
des cheminées.
« Je
tiens pour un des moments épiques de ma vie, le soir où, comme le troubadour
des rues obscures découvrant le chevalier blessé par l’épée du destin, je
trouvai par terre, dans ma rue, une cheminée. Il me souvient avec émotion de
cette espèce de guerrier tombé des créneaux que je conduisis chez moi.
« Cette
cheminée au casque enfumé, je l’ai gardée pendant longtemps avec la perdrix, le
poisson rouge, la poupée de cire et le bec de gaz. Elle représentait un de mes
ancêtres qui eût été guerrier. »
Je voudrais
tout de même amener Ramón à parler de ses livres.
— Avez-vous déjà vécu en France ?
— Tout un
hiver, un hiver terrible, celui de 1912, je l’ai passé à Paris. J’habitais
boulevard Saint-Michel, à l’hôtel de Suez. Je travaillais la nuit, comme
maintenant. Quand je sentais que l’aube approchait, j’éteignais ma lampe à
pétrole. Malgré le froid, j’ouvrais ma fenêtre et je guettais l’aube avec la patience
d’un poète et la fièvre d’un amoureux. Cet éveil de la nature, cette naissance
du monde, durait une seconde…
C’est avec
beaucoup de secondes que j’ai fait mon livre : El alba…
Larbaud.
— L’un de vos plus beaux livres…
— J’aime
beaucoup la France, reprend Ramón ; le Portugal où je vis les trois quarts
du temps et l’Italie où je viens encore de passer une année. En Italie, je ne
redoute que les commissionnaires, les porteurs. Aussi, quand à la descente du
train, ils se précipitent sur moi, je leur déclare d’un ton à la fois impérieux
et complice : je suis porteur. C’est que je n’ose pas leur dire que je
suis gymnaste, ce qui serait pourtant une plus noble manière de me débarrasser
d’eux.
« À
Naples, j’ai écrit le Torrero Carrancho
où j’ai groupé de façon typique toutes les aventures qui peuvent arriver à un
torrero dans l’arène. Ce livre, qui vient de paraître à Paris, portait pour
titre le nom d’une promenade de Naples. Or, pendant que je l’écrivais, un ami
de Madrid, Moya, m’apprit qu’un novillero
venait d’affronter le public madrilène avec beaucoup de succès et qu’il
s’appelait… Carrancho !...
« J’ai
aussi écrit à Naples un autre roman, la
Femme d’ambre, et je vais publier bientôt l’Homme au melon gris. C’est l’histoire d’un homme qui n’est pas
tout à fait un escroc.
« Aujourd’hui
même paraît à Paris Gustave l’Incongru,
admirablement traduit par Jean Cassou et André Wurmser. J’ai publié ce livre en
Espagne dès 1921 sous le titre El Incongruente.
J’insiste sur la date, non seulement afin de vous permettre de mieux situer
cette œuvre, mais surtout pour souligner mon évolution le long de ces sept
années.
— Poète, romancier, conférencier, vous êtes
aussi le plus fécond des journalistes ?
— C’est
peut-être mon meilleur titre de gloire. J’écris dans de nombreux journaux et
revues d’Amérique et d’Espagne : revues de radio, revues d’automobile,
revues médicales, revues nègres. J’écris toujours à l’encre rouge pour que
l’acte d’incarnation et de transfusion que doit être l’acte d’écrire soit plus
effectif.
« Je
suis très fier d’avoir été le premier chroniqueur officiel du cirque, si fier
que j’ai fait graver ce titre sur mes cartes de visite.
« J’ai
tenu dans plusieurs journaux la chronique des cirques et des cimetières
espagnols.
— Et les théâtres ?
— J’ai deux
volumes de théâtre. Si toutes ces pièces n’ont pas été d’abord publiées, ce
n’est pas qu’elles soient injouables, c’est que jamais je n’ai voulu les
laisser représenter en Espagne.
« Chez
nous, on manifeste contre les pièces. En France, on n’a pas affaire à un public
ainsi buté contre la nouveauté. Aussi, je veux que mes premières pièces
représentées le soient à Paris.
« Lugné-Poe
va jouer les Demi-Êtres, pièce en
trois actes, et Baty la Mise au Sépulcre.
Ce dernier drame est tiré d’un livre que j’ai fait sur la Semaine Sainte à
Madrid. »
*
* *
Le dîner est
achevé. La rue nous a repris. Ramón voudrait marcher, marcher longtemps dans ce
petit froid sec, mais Larbaud n’est pas sportif. Nous les confions à un taxi
jaune-bleu-blanc qui les ramènera vers la montagne Sainte-Geneviève. Accompagné
de Texcier, je regagne Montmartre. Nous essayons de démêler l’impression
produite en nous par cet homme que le peintre Robert Delaunay appelle un Apollinaire espagnol, tandis que d’autres
veulent voir en lui un Cocteau espagnol.
Il est bien
vrai que Ramón connut et aima Apollinaire et qu’une grande affection l’unit
depuis longtemps à Jean Cocteau. Mais ces parentés spirituelles me semblent
demeurer toujours terriblement superficielles. Ramón est Ramón, c’est-à-dire
une création spécifiquement et authentiquement espagnole qui serait
incompréhensible et d’abord impossible sous d’autres cieux et qui n’est devenu
si vite une gloire internationale que parce qu’elle symbolisait magnifiquement
l’Espagne intellectuelle du xxe siècle.
Si nous
devions à tout prix le comparer à quelque écrivain français contemporain, c’est
le nom de Max Jacob qui s’imposerait à nous.
Pas seulement
à cause de leur commune fantaisie, souvent burlesque, mais la qualité de leur
sensibilité et la nature intime de leur talent, qu’elle détermine, la texture de leur style, la composition,
enfin, tout les rapproche.
Ceux qui,
depuis une vingtaine d’années, pratiquent l’art et les recherches de Max Jacob,
savent bien, par exemple, que notre ami Larbaud s’est rendu coupable d’hérésie
en traduisant gregueria par criailleries. La préface du Cornet à dés a conféré au vocable poème en prose un sens précis et
définitif qu’avait illustré par anticipation Louis Latourrette avec Des Étoiles en plein midi et qui s’applique
parfaitement aux greguerias de Ramón
Gómez de la Serna.
Source :
Les Nouvelles littéraires, artistiques et
scientifiques
(Hebdomadaire d’information, de critique et de bibliographie),
directeurs-fondateurs : Jacques Guenne et Maurice Martin du Gard,
rédacteur en chef : Frédéric Lefèvre,
Paris, n°273,
7 janvier 1928, p. 1 et 8.
Texte recueilli
dans :
Frédéric Lefèvre, Une heure
avec…, 5e série,
Paris, Librairie Gallimard, « Les
Documents bleus », 1929,
p. 188-202.
*
Mise à jour
(02/10/2020)
L’édition française d’Automoribundia (1888-1848) (trad. de
Catherine Vasseur, révisé par Delphine Valentin, La Table ronde / Quai
Voltaire, 1035 p.) vient de paraître et il se trouve que l’éditeur a décidé
d’y faire figurer, « en guise d’introduction », l’intégralité de l’entretien
déjà transcrit ci-dessus — lequel avait été inséré, mais sous forme abrégée, à
la fin de l’édition originale de 1948, parmi un choix de propos critiques sur l’auteur.
Les bonnes idées se partagent, et c’est heureux.
A. C.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire