Deux
ans après la première quoique très tardive édition, fin 1984, du recueil Cocktails par Nelson Ascher et Rui
Moreira Leite, et quelques mois avant sa mort, Eduardo Kac et Antônio
Fernando Borges avaient l’heur d’aller interroger l’ex-poète moderniste Luís Aranha (1901-1987), et de publier
cette entrevue, intitulée
« A teia do desconhecido », dans le supplément Folhetim de la Folha de São Paulo du 30 janvier 1987 (p.B6-B7).
Étrange
exemple de l’Auteur, tôt retraité de l’écriture, qui ne se renie ni ne
revendique. Figure presque parfaite de l’inédit et du posthume, longtemps fuyante
et mutique, et ici presque déjà perdue à peine retrouvée, pour ainsi dire
asymptotique. Le document laisse ainsi beaucoup à désirer, mais, unique et
méconnu qu’il est, peut aider à la compréhension de l’une des personnalités les
plus frappantes de l’avant-garde brésilienne historique.
Remerciements
à l’ami Júlio Machinski, qui s’efforce
de mener à terme une thèse de doctorat sur la poésie de Luís Aranha (toujours
pas rééditée au Brésil depuis 1984) et qui a mis la main sur le document ici
traduit, trois ans après l’édition française de Cocktails…
Luís Aranha : la toile de l’inconnu
Le plus
jeune des modernistes parle, pour la première fois, de sa carrière et des
raisons pour lesquelles il a abandonné la poésie
Propos recueillis par Eduardo Kac et Antônio Fernando Borges
[Traduit du portugais par A. C.]
Il
ne fut pas le plus scandaleux des modernistes (en matière d’irrévérence,
personne ne dépassait l’endiablé Oswald de Andrade), mais il fut sans aucun
doute le plus original et le plus mal jugé — ce qui ne laisse pas d’être une
sorte de « scandale ». Luís Aranha est passé par le Modernisme
brésilien de manière discrète, comme une comète à la lumière intense mais que
bien peu remarquent. Brillant mais timide, il fut étouffé par des « étoiles » brillant plus puissamment, comme Oswald et Mário de Andrade, les représentants
du mouvement. Il finit par participer des plus discrètement à la fameuse
Semaine d’Art Moderne, organisée en février 1922 au Théâtre Municipal de São
Paulo. Un événement qui, en vérité, n’est devenu fameux que plus tard, grâce
aux conséquences qu’il a eues pour la littérature et les arts plastiques
brésiliens. Mais là — dans les annales officielles, du moins — le nom d’Aranha
n’apparaît pas.
Luís
Aranha Pereira est né en mai 1901. Il avait, donc, 20 ans lorsque a eu lieu la
Semaine d’Art Moderne. Mais il disposait, en contraste avec son jeune âge, d’une
vaste culture acquise dans la grande bibliothèque de son père, sans compter une
poésie révolutionnaire, antérieure au Pau
Brasil [Bois Brésil] d’Oswald de
Andrade, informée par les nouvelles conquêtes des technosciences, douée d’une
expression futuriste dans ses aspects graphiques, sonores et surtout
syntaxiques. Au-delà des confuses questions nationalistes, Aranha chantait le
cosmopolitisme et le progrès : il empilait des noms de médicaments comme s’ils
se trouvaient réellement sur une étagère, espèce de portrait
phono-typographique ; il s’appropriait l’impact visuel des enseignes
lumineuses, à travers l’emploi des capitales (« HÔTEL RESTAURANT BAR ») ;
il annonçait enfin une nouvelle vision de l’univers (« les erreurs de la
géométrie euclidienne »), donnant le signal de départ à une série de
procédés esthétiques peu communs. Tandis que les autres se battaient, bruyants,
à la recherche d’une nouvelle poétique, le jeune homme tissait en silence la
toile de l’inconnu.
Cocktails
Mais
la Semaine d’Art Moderne passa, l’année se poursuivit. Une fois dissous le
groupe moderniste, Aranha s’en fut étudier le Droit. Bien des années suivirent.
Ensuite, il s’installa à Rio, pour se préparer au concours du Ministère des
Relations Extérieures. Ensuite, l’Europe et l’Orient. Enfin, le silence.
Toute
cette histoire est racontée dans la récente édition de Cocktails, organisée par Nelson Ascher à partir des originaux
confiés par le poète lui-même à Mário de Andrade. Une minutieuse récupération,
sans aucun doute, de la vie et de l’œuvre du premier poète véritablement
moderniste du Brésil. Il manquait, néanmoins, un témoignage personnel, les
impressions de quelqu’un qui a vécu le mouvement de 1922, mais qui n’en a
jamais rien dit.
Cela
ne fut pas une entreprise facile. Touché depuis 1984 par une attaque cérébrale
qui lui a paralysé le côté droit, Luís Aranha ne dispose plus des deux
principales armes du discours : l’écriture et la parole. Ce n’est qu’après
d’insistants échanges avec la sympathique et attentionnée Dona Dulce, son
épouse depuis 1933, que nous avons obtenu la permission d’une interview « par
écrit » : nous allions envoyer les questions pour que lui, avec du
temps et de la patience, y réponde. Divers problèmes de santé, affectant
intervieweurs et interviewé, ont repoussé la rencontre, laquelle eut finalement
lieu huit mois plus tard, un samedi de novembre 1986.
Ambassadeur
L’appartement
silencieux du quartier de Copacabana donne encore tous les signes d’une vie
passée dans les voyages : objets et tableaux d’origines diverses, outre de
nombreux livres sur les arts plastiques du monde entier. Lorsqu’il nous reçut,
le vieux poète — qui préfère aujourd’hui être appelé Ambassadeur — était en
train de lire le volume Japanese Masters
of Colour Print. C’est vers les arts plastiques, soit dit en passant, que s’est
détournée l’attention intellectuelle d’Aranha, devenu aujourd’hui un grand
connaisseur du sujet. Rien de nouveau : cet intérêt apparaissait déjà dans
le caractère manifestement visuel de ses meilleurs poèmes, au sein de son œuvre,
petite mais délicieuse, recueillie dans Cocktails.
De
manière surprenante (et décevante), il n’y a pas d’autres textes originaux ou inédits.
Tout au plus peut-il rester quelque poème perdu. Aranha les écrivait et les
envoyait à Mário de Andrade, qui — comme cela se saurait plus tard — ne les
comprit pas. Il semble que le poète ait cédé, très tôt, sa place au diplomate. Un
« autre Rimbaud » (selon Manuel Bandeira) ? La comparaison, plus
que facile, est inappropriée : l’œuvre du poète d’avant-garde brésilien n’a
rien du « satanisme » du poète maudit français, et sa vie n’a pas eu
le dénouement tragique et précoce de celle du second. Et aucune folie,
également : même malade, le poète — qui « vendait de l’opium sans
craindre la police » — montre encore la lucidité de son raisonnement, que
traduit le fort éclat de ses yeux.
Folhetim — Avant toute chose, une question que beaucoup
attendent : pourquoi, en fin de compte, avez-vous abandonné si tôt la
poésie ? N’a-t-elle été qu’un événement passager dans votre vie ?
Luís Aranha — Sans aucun doute :
la poésie fut seulement un événement circonstanciel. Notre groupe s’est bientôt
dissous et je me suis intéressé à d’autres choses.
Folhetim — Avez-vous produit d’autres textes que ceux qui
sont inclus dans Cocktails ? Où
se trouvent-ils ?
Luís Aranha — Non. Après être entré
dans la carrière diplomatique, je n’ai jamais plus écrit de poésie. Je ne me
suis consacré qu’aux sujets diplomatiques internationaux.
Folhetim — Au cours de votre carrière diplomatique,
avez-vous suivi la littérature brésilienne et les développements du Modernisme
de 1922 ? Que pensez-vous des mouvements qui sont venus après ?
Luís Aranha — J’ai servi en Europe,
dans les pays en guerre. Ensuite, j’ai passé huit ans en Orient. Là-bas, nous n’obtenions
pas régulièrement de journaux du Brésil. Je me rappelle que la seule fois où j’ai
discuté avec quelqu’un sur ce qui se passait dans le pays, dans le domaine de
la littérature, ce fut avec Carlos Lacerda [1914-1977, journaliste et homme
politique brésilien], alors qu’il se trouvait au Japon [ca. 1958-1962]. C’était
une personne d’une grande vision et d’une grande curiosité, et nous nous sommes
écrit à ce sujet. Ainsi, par la force des circonstances, tout mon intérêt s’est
concentré sur l’étude des arts et de la littérature étrangères. Par conséquent,
je ne peux pas avoir d’opinion faite sur les autres mouvements.
Folhetim — Un autre doute qui mérite d’être éclairci :
avez-vous ou non participé à la Semaine d’Art Moderne ? Étiez-vous sur la
scène ou dans le public ?
Luís Aranha — J’ai participé
activement à la Semaine. Sur la scène elle-même, nousn’avons tous été qu’un
seul jour, et moi j’ai été chargé de présenter la partie artistique exposée au
Théâtre Municipal : les statues et les tableaux relatifs à la Semaine.
Folhetim — Parlez-nous un peu du climat qui régnait
alors : les présentations irrévérencieuses, la réaction du public. Quelle
fut la répercussion dans la presse et dans le milieu artistique ?
Luís Aranha — Le climat de la
Semaine était très tendu. Dans le théâtre, le public réagit par des huées et
des plaisanteries. Quand nous voulions réciter un poème, nous en étions empêchés
par le vacarme des galeries, qui ne s’intéressaient pas à la poésie et
pensaient que nous étions des futuristes, des sectateurs de Marinetti. Dans la
presse et dans le milieu littéraire de l’époque, il n’y eut pas non plus la
moindre réaction favorable.
Folhetim — Et qu’en était-il de vos relations avec Mário
et Oswald de Andrade ? Y avait-il un échange d’idées et d’expériences ?
Luís Aranha — Mário et moi
habitions dans le même quartier, à Barra Funda. Nous étions toujours ensemble,
et je lui envoyais mes poèmes. Avec Oswald et tout le groupe, nous nous
rencontrions de temps à autre au salon de thé « A Salete », au centre
de la ville, et là nous échangions idées et expériences.
Folhetim — On dit que Mário et Oswald n’ont pas voulu donner
l’importance qu’il méritait à votre délicieux « cocktail » poétique. Pensez-vous
qu’il y a eu de la mauvaise volonté, ou cela a-t-il été un pur manque de vision ?
Luís Aranha —Non. Je ne crois pas
qu’il y ait eu de la mauvaise volonté de leur part. Je pense qu’ils se préoccupaient
davantage de leurs propres poèmes, voilà tout.
Folhetim — Aviez-vous à l’époque (ou même plus tard) une
idée de l’importance de votre travail pour le « bond moderne » de la
poésie brésilienne au début du siècle ?
Luís Aranha — Je ne me suis jamais
préoccupé de cela. J’écrivais ce qui me venait en tête et je n’ai jamais pensé
à la contribution que je pouvais apporter à la littérature brésilienne.
Folhetim — Et qu’avez-vous pensé de l’article de Mário
de Andrade [texte traduit en appendice dans l’éd. française de Cocktails], écrit dix
ans plus tard, dans lequel il qualifiait votre poésie de « scolaire » ?
Luís Aranha — Quand j’ai lu l’article
de Mário je l’ai trouvé injuste. Mon père avait une grande bibliothèque, je
lisais beaucoup et j’avais déjà voyagé en Europe à l’époque. Je disposais, par
conséquent, d’une vision supérieure à celle de Mário. Je n’ai jamais été d’accord
avec cette définition qu’il a donnée de ma poésie.
*
Rappel
Luís Aranha, Cocktails (Poèmes choisis)
suivi d’une étude par Mário de Andrade
choix, trad. du brésilien,
présentation et notes
par Antoine Chareyre
Toulon, La Nerthe, « Collection
Classique », 2010, 116p.
20€30.