10 octobre 2020

La presse se déchaîne pour Pagu

Ce qui est bien avec les ouvrages de fonds, c’est qu’ils peuvent susciter des commentaires longtemps, très longtemps après leur sortie en librairie.
Ainsi de Matérialisme & zones érogènes, l’édition française de l’autobiographie de Pagu, publiée en mars 2019, remarquée ici ou là (En attendant Nadeau, Sitaudis, Les Lettres françaises…), et qui fait encore l’objet d’une belle note de lecture dans le dernier numéro des Cahiers Benjamin Péret (n°9 daté de septembre 2020). Vifs remerciements à Manon Julian pour sa curiosité et sa lecture attentive.

6 octobre 2020

Petite chronique du mouvement international des livres & des idées : Pagu, par pertes et profits

Au Brésil, les éditions Companhia das Letras viennent de lancer, en ce mois d’octobre, une nouvelle édition de l’autobiographie de Patrícia Galvão (Pagu), un texte posthume publié pour la première fois en 2005 chez Agir editora, sous le titre Paixão Pagu (A autobiografia precoce de Patrícia Galvão), et indisponible depuis quelques années. Une bonne nouvelle ? Un progrès ?


Entretemps, faut-il préciser, une traduction intitulée
Matérialisme & zones érogènes (Autobiographie précoce) (Le Temps des Cerises, 2019), faisant suite à celle du roman Parc industriel (Le Temps des Cerises, 2015), aura mis ce témoignage historique, intime, politique et féministe, à la disposition des lecteurs français. Mais cette traduction aura, non moins, assez considérablement fait avancer l’intelligibilité du texte et la connaissance d’ensemble du parcours de l’auteure, une figure tellement galvaudée, tellement sujette aux approximations et au ressassement des mêmes superficiels clichés, au gré d’un généreux glossaire des noms propres (25 p.) et d’une chronologie précise et fouillée (26 p.) contenant, l’un comme l’autre, des éclaircissements indispensables et bien des données tout à fait inédites, aussi bien du côté biographique que du côté de l’histoire culturelle, sociale et politique.
Une édition savante, comme on dit, qui n’est pas du luxe pour un texte de cette nature, rédigé en 1940 hors intention de publication, à l’attention d’un intime, et de ce fait plein d’imprécisions, d’allusions, de non-dits, de lacunes, un témoignage à la fois précieux et fragile sur une conjoncture (celle de la fin des années 1920 et surtout des années 1930) qui réclame aujourd’hui une approche prudente et informée, un récit nommant au passage de multiples figures, notoires ou moins notoires, du monde intellectuel et artistique, de la vie politique d’alors, pour le moins complexe et changeante, du mouvement ouvrier et syndical et du communisme brésilien et international, plongées dans une semi-clandestinité propre à déconcerter les plus avertis… Une édition, par conséquent, dont on peut déplorer que le lecteur brésilien ne puisse jouir — cette réédition chez Companhia das Letras n’ayant pour toute nouveauté que son design de couverture (le marketing, c’est bien), et la modification, qui s’imposait assurément, du titre principal, remplacé par le sous-titre.
L’éditeur brésilien, pour présenter ce qui serait l’« unique texte autobiographique laissé par Patrícia Galvão » (faux : Verdade e liberdade, édité en 1950, constitue aussi un témoignage capital, et un complément plus qu’utile au texte de 1940 qui suspend le récit des faits en 1934…), l’éditeur brésilien, donc, écrit notamment : « Patrícia Galvão a presque toujours été vue à travers l’optique masculine, que ce soit pour ses relations ou pour la manière dont son art pouvait être comparé à celui des hommes de son époque. Dans Autobiographie précoce, pas d’intermédiaires : nous avons accès à une Pagu qui écrit sur elle-même. Un livre essentiel pour comprendre l’un des personnages les plus intrigants de l’histoire brésilienne. »
Fort bien. Quitte à supprimer tout intermédiaire masculin, il fallait aussi s’en tenir à l’état civil et abandonner carrément le nom « Pagu » (qui trône seul en première de couverture), parce qu’après en avoir fait son pseudonyme l’intéressée aura fini par le récuser, et qu’il rappelle on ne peut mieux comment elle fut d’abord l’invention des hommes, en l’occurrence du poète Raul Bopp, qui la courtisait et la baptisa ainsi dans le poème « Coco de Pagu », peu de temps avant qu’elle ne se transforme en une égérie (à côté de Tarsila) du groupe de la Revista de Antropofagia, et à une époque où elle donnait belle matière aux pages illustrées des magazines de variétés, mondanités et concours de beauté aidant.
Quant à comprendre, comprenne qui peut, en réalité. Car est-ce aussi pour désaffubler Pagu du regard masculin que l’on est allé jusqu’à supprimer les textes introductifs de l’édition de 2005, signés par ses deux fils, Geraldo Galvão Ferraz et Rudá de Andrade, tout de même concernés, et contextualisant utilement un texte venu tardivement à la publication, et par l’universitaire nord-américain Kenneth David Jackson, qui reste aujourd’hui l’un des premiers spécialistes de la vie et de l’œuvre de Pagu ? L’édition de 2005 s’achevait aussi sur une chronologie plus que sommaire, par trop générale et assez peu adaptée au contenu de l’autobiographie, et sur quelques notes de vocabulaire, assez indigentes. N’était-ce pas alors l’occasion de reprendre le travail d’édition à nouveaux frais, et de donner à ce texte toute la portée et la profondeur qu’il peut avoir, en l’accompagnant d’une information solide et actualisée ? Fût-ce en allant voir du côté de l’édition française ? fût-ce en allant consulter les quelques chercheurs qui se donnent la peine, aujourd’hui, de faire avancer le « dossier Pagu » ?
Au lieu de cela, cette nouvelle édition s’en tient à une brève et générale « Note sur l’auteure » en fin de volume (autant dire rien qui vaille), et au principe du cahier photos de l’édition de 2005, un dossier iconographique peut-être bienvenu pour illustrer le propos intime de l’auteure, mais qui n’est pas sans perpétuer cette image glamour de Pagu, pour ne pas dire people et un peu voyeuriste, celle-là même qu’il s’agirait de mettre à distance, certes pas de censurer ou d’oblitérer (comment comprendre, dès lors, ce que put représenter cette Pagu-là dans la société brésilienne d’alors ?), mais d’enchâsser, d’intégrer de manière critique dans une vision beaucoup plus vaste et, notamment, plus politique.
Enfin, voilà encore une preuve, s’il en fallait, que l’erratique bibliographie brésilienne, qui fait souvent errer le lecteur d’une édition épuisée à l’autre, et les divers mouvements de prédation dans l’industrie éditoriale, à la recherche de quelques parts de marché, ajoutés aux petites affaires des uns et des autres, ne sont au service ni des œuvres, ni vraiment de la postérité des auteurs, ni même des lecteurs, en droit de réclamer si tant est qu’ils puissent se douter de ce dont on les prive.
C’est dire avec quelle impatience on attend, au même catalogue, la reprise du roman Parque industrial qui viendra remplacer, pour le meilleur et pour le pire, la belle réédition produite en 2018 par Linha a Linha, qui représentait, excusons-la, la première édition critique brésilienne de ce roman désormais mythique, et qui a déjà été rendue indisponible (on s’assure ainsi le moment venu, vous comprenez, une petite base de lecteurs frustrés).
Voyez comme on régresse. Mais comme on est quand même content de voir Pagu reparaître au Brésil, on peut applaudir les éditions Companhia das Letras, qui auront fait le service minimum.