22 décembre 2019

La critique d'avant-hier soir

L’esprit des livres
par
Martim Damy

António de Alcântara Machado est de retour. Et encore une fois avec un livre d’ambiances sous le bras.
Cette fois, néanmoins, ce n’est pas la vieille Europe — avec ses terres épuisées, ses paysages décolorés, sa volonté égoïste — qui a fourni ses thèmes à l’observation du jeune écrivain. Non. Sa sensibilité est désormais entrée en contact avec le sol brésilien. Encore mieux, avec le sol paulistain.
De fait — les quartiers remplis de cette population joyeuse qui va s’amalgamant dans les rues longues et mal pavées de São Paulo sont le décor où s’est ouvert l’objectif observateur du talentueux auteur de Brás, Bexiga et Barra Funda.
Ce livre aux desseins nationalistes est toutefois totalement différent des autres livres nationaux. Joyeux sans être satirique, critique sans être mordant, il marque assurément le début d’une littérature qui servira encore de thème à beaucoup. On peut même dire que c’est le premier trait venu souligner l’existence d’une sous-race brésilienne.
Fait, comme on le verra, de bois neuf — il focalise un domaine où ne s’est jamais exercée la plume brésilienne — Brás, Bexiga et Barra Funda est la révélation d’ambiances authentiquement brésiliennes, la révélation de ce qu’il se trouve par ici des âmes anonymes qui attendent que des intelligences supérieures déchiffrent leur destin.
Pour moi, António de Alcântara Machado est l’un de ces écrivains supérieurs. Grâce à son énorme talent, ce recoin anonyme de l’âme brésilienne est sorti du silence. Et la peinture que nous en fait le jeune auteur est une démonstration de plus de sa riche vocation à déployer devant nos yeux des ambiances intéressantes et vierges.
Son style possède pour cela tous les requis indispensables.
Essentiellement moderne, il n’entre pas pour autant dans la chimie des phrases incomprises. Il est net et franc, agile, élastique, sans escamotages de paillettes aveuglantes. Tout en gardant sa vivacité, jamais il ne se presse. Il ne s’arrête qu’après avoir épuisé son sujet. Avant, non.
Ses pages, dans Brás, Bexiga et Barra Funda, sont à la vérité ainsi — faites de notes syncopées et de pensées qui galopent en phrases rapides. Mais quelle ardeur dans ses ardeurs contenues, quelle acuité dans l’analyse tendrement adoucie, quel mordant dans l’innocence qu’il met dans presque toutes ses pages. C’est une réticence permanente. Un permanent entrelacs d’images, un croisement ininterrompu d’observations. De temps à autre, un coup de sifflet strident. Et l’auteur interrompt alors volontairement le trafic de ses considérations d’ambiances pour laisser passer le cortège des Carmelas, des Gaetaninhos.
C’est alors toute la São Paulo des Italiens qui vient jusqu’à notre émotion. Plus que cela — c’est toute l’Italie immigrée qui vient jusqu’à nous. Et en lutte avec le milieu et dominée par lui, ses bras s’ouvrent amicalement à nous. Et nous les vainquons, et l’Italien finit brésilien.
Vous ne le croyez pas ? Eh bien lisez le livre d’António de Alcântara Machado.

*
Brás, Bexiga et Barra Funda n’est pas supérieur à Pathé-Baby, le premier livre d’António de Alcântara Machado. Il a toutefois, sur celui-ci, l’avantage de l’originalité.
Il étudie de fait ce que personne jusqu’à présent n’a étudié avec une vision neuve : la fermentation d’une nouvelle race au milieu de la population pauliste. Nous ne sommes plus intéressés par la sous-race née du Portugais et de l’Indienne, du Portugais et de la Noire qui roule des hanches.
Le Portugais a cessé de jouer son rôle d’affineur de peuple obscur. Maintenant il vole. Et seuls lui conviennent actuellement « les airs jamais auparavant navigués ».
Et il vole dans l’espace bleu, à la recherche d’étoiles blanches…
C’est pourquoi est en train de mourir, chez nous, la race métisse. Ou mieux, elle est paralysée, elle reste mulâtre, prétentieusement mulâtre, tandis que l’Italien, joli et joyeux, marié avec des Brésiliennes ou même avec ses compatriotes, jette dans les rues de nos quartiers la race nouvelle des Italo-Paulistes.
Bonne race, belle race. Nonobstant ses enthousiasmes irréfrénés pour M. Mussolini et sa passion tenace et invincible pour Paillasse, de Leoncavallo, elle est encore la gorge la plus forte et sincère d’où jaillit le cri d’enthousiasme pour l’immense terre brésilienne.
Eh bien ce sont exactement ces gens-là — nés du carcamano : les petits Italiens de São Paulo — qu’António de Alcântara Machado a fait entrer dans les pages de son nouveau livre.
Pour un esprit ancien, Brás, Bexiga et Barra Funda n’est pas autre chose que de simples notes tachygraphiques à développer en plusieurs volumes. Tant de synthèse, tant de simultanéité, des suggestions tout juste ébauchées, des études seulement esquissées ne constituent pas, pour les vieux écrivains, un répertoire de valeur.
Pour les nouveaux, si souvent désorganisés dans leurs jugements, puisqu’ils considèrent que l’originalité ne peut être une chose nationale, le livre d’António de Alcântara Machado pèche aussi par un excès de descriptions, il ennuie par sa préoccupation permanente de tout éclaircir.
Des opinions. Et comme tout jugement comporte une bêtise insensée, je ne serai pas tellement surpris que ce livre merveilleux soit rejeté par les anciens et par les modernes. Je veux toutefois affirmer que je l’admire exactement parce qu’il est rapide et qu’il sait décrire l’environnement où vit la population italo-paulistaine.
Il est vrai qu’on raconte par ici que je fais partie d’une chapelle littéraire. Et que de cette chapelle, le saint qui a mon béguin* est António de Alcântara Machado.
Peu importe qu’il en soit ainsi. C’est un saint miraculeux. Il a réussi à transformer en réalités artistiques l’objectivisme grossier que ses yeux ont vu pourrir dans les rues et les quartiers de São Paulo.
Et lequel de nos écrivains a fait une chose pareille ?

*
La critique qui s’élève contre Brás, Bexiga et Barra Funda, la critique que les passéistes diffusent dans l’esthétique stagnante du public têtu et incapable, rencontre une parfaite réplique dans l’« Éditorial », l’originale préface dans laquelle António de Alcântara Machado explique le but de son livre.
Brás, Bexiga et Barra Funda n’est pas un livre, dit l’auteur. C’est un journal où s’imprime la vie nouvelle de tant de gens ignorés. Et « en tant que membre de la presse libre, [il] tente de fixer tout au plus quelques aspects de la vie laborieuse, intime et quotidienne de ces nouveaux métis nationaux et nationalistes. C’est un journal. Rien de plus. De l’information. C’est tout. Il n’a ni parti ni idéal. Il ne commente pas. Il ne discute pas. Il n’approfondit pas. »
Il n’est pas vrai que ce livre n’approfondisse pas les aspects de la vie des nouveaux métis de la population paulistaine. Il les approfondit et avec sagacité, élargissant les perspectives de leur environnement et réglant le projecteur de sa critique sur d’amples et inédites projections. Et tout cela sans la batterie assourdissante de l’adjectivation nationale, sans la manie pédante des longues et prétentieuses analyses. Seulement avec les demi-teintes du détail, avec les coups de pinceau rapides et incisifs de l’humour adéquat, avec la juste évocation des physionomies physiques et morales de ses personnages.
Ses descriptions — le tourment de ceux qui veulent écrire avec des mots détachés — s’arrêtent au moment opportun. Elles ne font que suggérer, abandonnant totalement, ainsi, la préoccupation des écrivains de la vieille garde qui s’attardent sur tous les détails d’un tableau.
C’est qu’António de Alcântara Machado a compris qu’il faut noter seulement la variation d’un tableau. Le fond, stable, échappe à ses cogitations.
Et pour cette raison même, c’est nous qui remplissons les vides. Et cette opération se révèle si délicieuse pour nous que, après avoir lu un de ses « articles », on continue à y réfléchir posément, mettant ici un petit mètre de description en plus, là un bout un peu plus long à propos du charmant visage, là encore des paroles plus développées dans les dialogues interrompus.
Voyez « Carmela ». Combien de suggestion dans deux lignes si rapides. Et combien de précision. Et son langage est si parfait dans les dialogues de ces petites couturières, que leur conversation continue à nous enchanter l’oreille durant des heures entières. À la lecture, sans le vouloir, nous y mettons la prononciation exacte de la petite Italienne des ateliers*. Comme le Napoléon d’Aguiar.

*
Dix-huit heures trente. Pas une minute de plus, parce que madame respecte les heures de travail. Carmela sort de l’atelier. Bianca vient à son côté.
La rue Barão de Itapetininga est un dépôt bigarré d’automobiles criardes. Les maisons de mode déversent sur les trottoirs les petites couturières qui rient, parlent fort, roulent des hanches comme des balançoires.
— Guette s’il est pas au coin.
— Il y est pas.
— Alors il est place de la République. Ici y a vraiment trop de monde.
— Quel comédien !
La robe de Carmela, toute près du corps, est d’organdi vert. Bras nus, cou nu, bijoux dehors. Petits souliers verts. Grain de raisin Marengo mûr pour les lèvres des amateurs.
— Hé, le joli petit corps !
— Tu te prends pour qui, espèce de rustre ? Portugais mal élevé !
Elle ouvre son sac à main et scrute le petit miroir brisé qui reflète sa bouche brillante de carmin d’abord, puis son nez en trompette, puis les fils fins de ses sourcils, enfin les perles de métal blanc au bout de ses oreilles découvertes.
Bianca, parce qu’elle est strabique et moche, sert de sentinelle à son amie.
— Regarde l’auto de l’autre jour.
— Le binoclard ?
— Avec de sacrés gants rouges.
Le binoclard arrête la Buick exprès à l’angle de la place.
— Vous pouvez passer.
— Merci bien.
Elle traverse sur la pointe des pieds. Tête baissée. Toute nerveuse.
— Te retourne pas, Bianca. Scandaleuse !

Ah ! C’est là, en une synthèse formidable, un bout de São Paulo que l’élégance vagabonde de nos jolis enfants observe tous les jours dans cette prometteuse ruche du chic paulistain que sera bientôt la rue Barão de Itapetininga.
Un instantané plus parfait serait impossible. L’environnement n’a pas échappé à l’auteur. Il est exact. Son âme non plus. Elle est là à parler et gesticuler dans les paroles et les gestes de la petite couturière.

*
Et ce n’est pas seulement « Carmela » qui nous parle de la force créatrice d’António de Alcântara Machado. Ah ! il y a encore d’autres types bizarres, originaux. Voyez « Gaetaninho » : c’est le coup de pinceau lyrico-triste de la vie de ces gamins que la Light tue impitoyablement dans les rues de São Paulo.
Gaetaninho est l’ombre vive de ces gens humbles qui ont été jetés dans l’obscurité de la vie. Il est l’image de ces enfants dont les parents, dans la fabrication de leur Amérique, n’ont pas assez pour s’acheter d’agréables Isotta-Fraschini. Il est l’âme de ceux qui restent éternellement à observer le passéisme bon marché des taxis. Et pourtant, que d’envie dans les rêves de cet enfant. Que d’aspiration dans les désirs de ce gamin.
António de Alcântara Machado est allé le chercher dans une obscure ruelle de l’immense ville. Et il l’a peint génialement. Génialement ? Oui, messieurs, génialement.

*
António de Alcântara Machado n’étudie pas que dans l’une de ses modalités la nouvelle sous-race paulistaine. Il en a défloré toutes les modalités. Dans des portraits individuels et de groupes. Dans les groupes se trouvent tous les nouveaux métis nationaux. Dans les photographies isolées, les nationalistes. Un exemple typique : Aristodemo Guggiani, dans « Caserne de réservistes n°35 ». Un chapitre des meilleurs, qui contient le matériau magnifique pour un roman. Un roman psychologique, qui étudierait trois types — celui de l’italo-brésilien, celui du teuto-brésilien et celui du mulâtre, formidablement représenté par le sergent instructeur, Aristóteles Camarão de Medeiros.
Le barbier Tranquillo Zampinetti, délaissant l’étude des types perdus dans la foule, est un autre portrait merveilleux de l’individu étranger conquis par le milieu ambiant. On observe la lutte que cet Italien mène avec lui-même pour que son nouveau pays, où il est venu vivre, ne tue pas en lui le sentiment exalté qu’il nourrit pour sa lointaine Italie. Mais c’est en vain qu’il vit en faisant semblant d’être seulement italien. Insensiblement, son italianité s’amenuise. Jusqu’au jour où, voyant que ses enfants sont brésiliens, diplômés et aussi aimés par tous les indigènes, tous ses préjugés disparus définitivement, enrichi, devenu propriétaire, bientôt quelqu’un d’important, il voit avec une immense joie que la première tâche professionnelle de Bruno, son fils diplômé en droit, consiste à solliciter sa naturalisation. La sienne, qu’il avait supposée éternellement liée au sol de l’Italie…

*
Brás, Bexiga et Barra Funda est ainsi un livre profond, avec les apparences d’une chose banale. Il est même si sérieux qu’il ne sera pas étonnant s’il est considéré par Mussolini comme nocif pour l’idée ennuyeuse et impertinente de l’italianità créée par le fascisme. Dans toutes ses pages, se glisse de fait cette vérité unique — l’Italien conquis par le Brésilien. Tous les personnages commencent italiens, mais finissent brésiliens.
Ils continuent, c’est vrai, à fredonner éternellement Catari, Catari, mais lequel d’entre eux a déjà manqué de se mêler à la foule, les jours de fête nationale ? Lequel d’entre eux manque de vibrer aux accords martiaux de l’hymne brésilien ?
C’est plus ou moins cet amour pour le Brésil qui se lit entre les lignes du livre d’António de Alcântara Machado. Et qui se lit avec fierté, en sentant la conquête de notre pays qui ressemble à une femme fascinante qui attrape tout le monde.
Tout le monde ? Peut-être pas. Vivent ici bien des Italiens au cœur dur. Ceux-là évidemment ne sont pas entrés dans les pages de Brás, Bexiga et Barra Funda, livre d’amour et de simplicité. Mais je peux jurer qu’ils apparaîtront dans un autre livre d’António de Alcântara Machado.
Attendons donc, confiants, le Brás, Bexiga et Barra Funda des palais de l’avenue Paulista, où vivent les princes en couronne de carton* de la noblesse italo-paulistaine.

Trad. A. C.


Source :
Martim Damy, chronique « O espírito dos livros »,
Jornal do Comércio, São Paulo, 6 avril 1927.

Vol. en préparation :
António de Alcântara Machado,
Brás, Bexiga et Barra Funda (Informations de São Paulo) [1927],
trad., notes, postface & bibliographie d’Antoine Chareyre.