Les « Jeux d'enfant » de Ronald de Carvalho et Nicola de Garo
Ronald de Carvalho (1893-1935) représente sans doute, au sein du très divers modernisme brésilien historique, le courant esthétique le plus « classique », comparable en cela à Guilherme de Almeida, tous deux ayant d’ailleurs vu leur poésie à l’occasion censurée, par des tenants d’autres tendances, pour n’être que le développement d’un faux modernisme sous l’étiquette d’un mouvement de rénovation qui savait être par ailleurs plus radical et plus inventif.
Il est vrai que Ronald de Carvalho ne se dégagea pas toujours d’un discours quelque peu velléitaire, par-delà un artisanat poétique très sûr et souvent efficace (du vers libéré ou libre jusqu’au verset le plus prosaïquement travaillé), et l’ambiguïté de sa position, entre la bruyante avant-garde de São Paulo et une certaine officialité, l’associe de fait à un autre grand faiseur de discours (et un autre diplomate), l’académicien en rupture ouverte avec l’Académie, le romancier, essayiste et philosophe Graça Aranha (1868-1931), qui formait avec lui et Renato Almeida un petit groupe moderniste proprement carioca, souvent moqué par les Paulistes.
Formellement d’une grande tenue, volontiers hautaine et grandiloquente, au rythme concerté, animée d’un souffle, d’une philosophie et de thématiques qui, en son temps, ont permis d’en présenter l’auteur comme le Walt Whitman brésilien, la poésie de Carvalho exprime à sa manière propre l’ambition même du Modernisme brésilien : dire et exalter la construction d’une nouvelle civilisation, celle du Brésil, chanter la vie présente et le futur d’un continent (avec chez Carvalho, de fait, un débordement panaméricain plus que prononcé), définir une voix poétique indépendante de celles de la vieille Europe et apte à assumer cette ambition collective, sous la devise « Crée ton rythme librement ».
Cette œuvre poétique tient en quelques volumes. Après Luz gloriosa (1913) et Poemas e sonetos (1919), relatifs à une phase symboliste et parnassienne, Ronald de Carvalho donna deux recueils essentiels : les Epigramas irônicos e sentimentais en 1922, et en 1926 Toda a América, immédiatement suivi d’une mince plaquette, appelée à rester le dernier livre de poèmes d’un auteur mort précocement et occupé à d’autres tâches au cours d’une carrière brève mais remarquée ; c’est cette plaquette qui fait l’objet du présent message, pour son intérêt proprement matériel et plastique.
Jogos pueris, XIII desenhos de Nicola de Garo, imprimé par Pimenta de Mello e companhia, tiré sur papier Fabriano à 40 exemplaires peints à la main, signés, numérotés et envoyés par l’auteur, fut édité à Rio de Janeiro en 1926, hors commerce et par souscription.
Sur un format de 18 x 26,5 cm, en une vingtaine de feuillets non paginés, le texte de chacun des 10 poèmes se voit précédé, après une page de titre, d’une illustration d’approximativement 12 x 12 cm, outre les images de 1e et de 4e de couverture et un frontispice.
De fait, si le volume consiste en une petite suite de poèmes courts, sorte d’appendice aux recueils immédiatement précédents, il représente surtout la seconde collaboration de l’auteur avec l’artiste Nicola de Garo (pseud. de Nikolai Abrachev, ?-?, d’origine bulgare et fraîchement débarqué au Brésil), qui venait d’illustrer (ou plutôt enluminer) Toda a América d’une série de dessins au trait distribués en frises, lettrines et culs-de-lampe, au style et aux motifs ouvertement inspirés de l’art précolombien.
Avec Jogos pueris la part accordée à l’illustrateur (par ailleurs dédicataire de l’ouvrage), qui était déjà pleinement constitutive de l’objet-livre dans Toda a América, devient plus décisive encore, si ce n’est spectaculaire, et fait de cette plaquette l’un des plus beaux ouvrages produits par la génération moderniste (qui fut souvent contrainte au compte d’auteur, mais qui n’en soigna pas moins la conception matérielle des livres qu’elle publia, multipliant les collaborations avec des artistes eux-mêmes liés au mouvement moderniste).
C’est à juste titre que l’ouvrage a récemment fait l’objet d’une réédition fac-similé (São Paulo, Imprensa Oficial, 2001 ; épuisé), d'après l'exemplaire souscrit par l'ami moderniste Rubens Borba de Moraes (resté d'ailleurs connu comme un grand bibliophile), et il a semblé bienvenu d’offrir à ce bel et rare objet une plus large visibilité, tandis que l’œuvre de Ronald de Carvalho est peut-être un peu oubliée au Brésil, aujourd’hui, et en attendant en traduction française un volume rassemblant toute sa poésie des années 1920 et un choix de ses textes critiques, en préparation.
N. B. : en tête de message : 1e et 4e de couverture, avec la devise « Cria o teu ritmo livremente » (Crée ton rythme librement) / dans le texte : page de titre avec frontispice, et justification du tirage autographe / à la suite du texte, par ordre d’apparition, les 1es pages des poèmes : « O canto que me ensinaste » (Le chant que tu m’as appris), « Hokusai », « O mercado de prata, de ouro e esmeralda » (Le marché d’argent, d’or et d’émeraude), « Meio-dia » (Mi-journée), « Inscripção para o corpo de uma mulher virgem » (Inscription pour le corps d’une femme vierge), « Antropomorfismo », « Jogos do tempo » (Jeux du temps), « Match », « Rio de Janeiro » et « Épura » (Épure).