Il y a décidément
mille manières de monter une anthologie, que celle-ci soit bonne, mauvaise,
pertinente ou plus oiseuse, objective ou subjective, rationnelle ou hasardeuse,
académique, excentrique ou, simplement, curieuse et un peu inattendue par son
objet, selon que l’on vise l’ouvrage de référence ou l’anecdote
bibliographique… Étrange trouvaille que celle-ci, pour les collectionneurs et
les amateurs de la chose franco-brésilienne : Poèmes français d’écrivains brésiliens,
[avant-propos,] choix et notes biographiques de Luiz Annibal Falcão (président de l’Alliance française de Rio),
préface de Francis de Miomandre,
Périgueux, Pierre Fanlac, s. d., 115 p. (achevé d’imprimer le
8 août 1967 dans l’atelier de
Pierre Fanlac près la Tour de Vésone à Périgueux).
Une
compilation dont le seul titre pose bien des questions, entre réflexions
théoriques, histoire littéraire et socio-culturelle, et études de cas : en
amont, pourquoi, dans quelles circonstances (collectives ou personnelles) des
Brésiliens se sont-ils trouvés écrire en français ? en aval, quelle diffusion,
quelle réception, quelles lectures possibles pour ces productions forcément
décalées, un peu hors-sol, ni d’ici ni d’ailleurs, écrites pour qui ?
Le bref
« Avant-propos » de l’organisateur ne nous donnera qu’une
justification bien générale :
L’influence française au Brésil se faisait
déjà sentir au XVIIIe siècle, surtout par la lecture des encyclopédistes.
La conjuration d’Ouro Preto, à Minas, en
1792, qui réunissait un groupe de poètes et d’intellectuels rêvant de proclamer
l’indépendance et la révolution de 1817 à Pernambuco, instituant une république
éphémère dans le Nord-Est du pays, s’inspirèrent directement des philosophes
français et de la Révolution.
La mission artistique appelée, en 1816, par
le roi Jean VI du Portugal, alors installé à Rio de Janeiro, dont il avait
fait sa capitale, allait contribuer à cette influence d’une manière éclatante.
Ainsi, voici plus de deux siècles que les
Brésiliens apprennent, lisent et parlent le français.
C’est donc presque naturellement que des
écrivains et des poètes brésiliens ont été amenés à s’exprimer en français. Ce
faisant, ils ont démontré, une fois de plus, le miracle de l’universalité de la
langue française. Mais, surtout, ils l’ont employée parce qu’elle est un
merveilleux instrument d’expression. Nulle autre au monde ne pourrait mieux
être ce langage de l’intelligence et du cœur.
Nous avons trouvé plus de deux-cents
écrivains brésiliens ayant écrit des poèmes, des contes, des études historiques
ou scientifiques en français.
Ce petit recueil de poèmes n’en est donc
qu’un court aperçu.
Quant au
corpus, on y trouve un certain nombre d’auteurs parfaitement négligeables, des
amateurs, des déracinés perdus définitivement dans les eaux du bilinguisme
d’antan et dont on ne sait trop s’ils mériteraient de figurer ailleurs qu’en
ces pages, mais aussi quelques signatures plus notoires : Aloysio de
Castro, Alphonsus Guimaraes, Augusto de Menezes, Christovam de Camargo, Dalzo,
Dominique Braga, Gonçalves Crespo, Machado de Assis, Manuel Bandeira, Maria
Eugenia Celso, Ozorio Dutra, Egas Moniz Barretto de Aragao, Raul Pedrosa,
Ribeiro Couto, Sergio Milliet, Tristao da Cunha, Vicomte de Pedra Branca, Joaquim
Nabuco, Rodrigo Octavio, Rosa Tango de Argaez, Gilda Guinle.
On
retiendra ici la présence de deux figures du mouvement moderniste, quoique
servis par une postérité dissemblable en tant que poètes : Manuel Bandeira
(1886-1968) et Sérgio Milliet (1898-1966), encore qu’à ce titre il faudrait
aussi dire un mot de Ribeiro Couto (1898-1963), qui fut, autour de 1930,
diplomate à Marseille puis à Paris, où il mourut après avoir remporté en 1958
un prix international de poésie décerné aux étrangers.
Manuel Bandeira occupe les pages 53-57, avec « Mes
vers te font du mal », « Bonheur lyrique », « Chambre vide »
et « Les complaintes de Julien Lescaut », des poèmes déjà bien connus
pour deux d’entre eux, recueillis qu’ils furent dans Libertinagem (1930) et sur lesquels l’auteur s’expliqua, je crois
bien, dans Itinerário de Pasárgada
(1954) ou quelque part dans sa correspondance avec Mário de Andrade. De
Bandeira, d’ailleurs, l’unique traduction française en volume (l’anthologie Poèmes, préf. d’Otto Maria Carpeaux, Paris,
P. Seghers, « Autour du monde », 1960) fut cotraduite (avec
l’auteur et F. H. Blank-Simon) par ce même Luiz Annibal Falcão, ici maître
d’ouvrage. Et Bandeira fut lui aussi un fameux anthologiste, entre autres l’organisateur,
dans le même genre de curiosités, d’une Antologia
dos poetas brasileiros bissextos contemporâneos (Rio de Janeiro, Zélio
Valverde, 1946 ; rééd. Nova Fronteira, 1996) — « bissextiles »,
comprendre : les poètes occasionnels. Voici sa « note
biographique », par Falcão :
Manuel de Souza Bandeira est né à Recife,
État de Pernambuco. Ayant fait ses études à Rio de Janeiro, puis à São Paulo,
il suivit la carrière universitaire, étant actuellement professeur des
littératures hispano-américaines à l’Université de Rio.
Écrivain et poète, il publia en 1917 son
premier recueil de poèmes « A Cinza das Horas » (La Cendre des
Heures), qui le classa d’emblée parmi les plus grands poètes du Brésil. On sentait,
dans ses poèmes, une émotion profonde, une sensibilité contenue, une amertume
voilée mais poignante, sous une forme parfaite, d’un rythme et d’un son
nouveaux, et, par-dessus tout, cet indéfinissable qui est la magie de la
poésie.
Ce n’est qu’en 1936 que Manuel Bandeira
publia son premier livre en prose : « Les Chroniques de la Province
du Brésil », où il évoque avec maîtrise le Brésil colonial. En prose, on
lui doit encore un magnifique « Guide de Ouro Preto », une Histoire
des Littératures et une « Présentation de la Poésie Brésilienne »,
outre quatre anthologies de poètes brésiliens. En poésie, après « Carnaval »
(1919), « Libertinage » (1930) et « Estrela da Manhã »
(1936). Il a publié plusieurs éditions de ses poèmes, dont quelques-uns ont été
composés en français.
Manuel Bandeira appartient à l’Académie
Brésilienne depuis 1940.
Sérgio Milliet, qui occupe les pages 85-90, avait engagé
sa carrière de poète avec trois volumes composés en français ; il est ici
retenu avec deux pièces, « Misère » et « Printemps », tirées
du dernier d’entre eux, Œil-de-bœuf (Anvers,
Lumière, 1923), un recueil rarissime et bien oublié, pourtant significatif, et
désormais lisible dans Poèmes modernistes
& autres écrits (Anthologie 1921-1932) (éd. et trad.
d’A. Chareyre, Toulon, La Nerthe, 2010) — et l’on ignorait cette
réapparition dans une anthologie assez confidentielle de 1967. Voici sa
« note biographique » :
Né en 1898 à São Paulo où il vient de
mourir, Sergio Milliet da Costa e Silva, après avoir fait ses études dans sa
ville natale, entre à l’Université de Genève. Ses premiers ouvrages sont écrits
en français : « Par le sentier » et « Le départ sous la
pluie ».
En 1922, il rentre au Brésil et prend part
au mouvement de rénovation littéraire des « modernes » de São Paulo. En
1923, il publie « L’œil de bœuf » à Anvers. Après deux ans de séjour
à Paris, il rentre définitivement et publie de nombreux ouvrages comme « Poemas
análogos » (1927), « Terminus Sêco » (1930), un roman, « Roberto »
(1935), « Marcha a rè » et « Roteiro do Café » (1937), « Ensaios »
et « Poemas » (1938), « Pintoras e pinturas » (1940), « Duas
cartas no meu destino » (1941), « Marginalidade da pintura Moderna »
et « A pintura norte-americana » (1943). En 1937, il avait
représenté le Brésil au Congrès de Population à Paris.
Professeur à l’École Libre de Sociologie et
de Politique, journaliste, traducteur de nombreux ouvrages français ayant trait
au Brésil, comme ceux de Jean de Lery, de J. B. Debret et de Claude d’Abbeville,
il est le président de l’Association des Écrivains Brésiliens.
Les deux poèmes que l’on va lire et dont on
goûtera la saveur, figurent dans « L’œil de bœuf ».
Joie
supplémentaire, cet ensemble est préfacé, quoique à titre posthume, par
l’exquis Francis de Miomandre
(1880-1959), un écrivain et critique mieux connu, en tant que traducteur, pour
ses affinités hispaniques, mais qui fraya aussi du côté brésilien, plus
occasionnellement — ne lui doit-on pas le tout premier roman de Machado de
Assis passé en français, en l’occurrence Dom
Casmurro (préf. d’Afrânio Peixoto, Paris, Institut international de
coopération intellectuelle, « Coll. ibéro-américaine », 1936 ;
rééd. préfacée par le traducteur : Albin Michel, 1956, 1989 ; Le
Livre de Poche, 1997), dans une version revue par un autre poète moderniste, le
cher ami Ronald de Carvalho ? (Une traduction volontiers décriée par les éditrice
et traductrice de la version actuellement en librairie, mais qui ne démérite
certainement pas.)
Miomandre
n’évite pas les poncifs, à tous égards, mais il répond à sa façon, lui aussi,
aux questions évoquées plus haut. Cette « Préface », pour finir, la
voici :
Il y a des mots qui, pour chacun de nous,
restent chargés d’une puissance d’évocation que rien ne semble jamais devoir
diminuer. Ils exercent sur l’esprit une sorte d’enchantement. Pour moi, Brésil
est un de ces mots magiques. Il suffit que je le prononce pour voir aussitôt se
lever devant mes yeux mille images merveilleuses du Ciel, de l’Océan, de la
Montagne, de la Forêt. Mille images de plages éblouissantes, de fleuves
immenses, de fleurs inconnues, de savanes, de sylves profondes, de villes
abandonnées qui dorment parmi les statues, mille images d’aventures et de
splendeurs, de loisir et de beauté, au milieu d’une population où se fondent
toutes les races de l’univers, en une harmonie de tolérance et de sagesse. Le
modernisme le plus audacieux voisine, en ce pays unique, avec le romantisme le
plus sentimental. Et la race est si belle, justement parce qu’elle a su se
développer en toute liberté, dans l’ignorance de tout préjugé racial ! Et
l’esprit y est tellement ouvert, tellement généreux ! Tous les Brésiliens
que j’ai connus avaient ce trait commun de noblesse et de grandeur, de
bienveillance enthousiaste à l’égard de toutes les idées et de tous les projets
de toutes les formes de la vie. Aucune autre région de l’Amérique ne présente
pour moi un attrait aussi vif, dans aucune autre je ne me sentirais mieux en
accord…
*
* *
C’est sans doute qu’il existe, entre ce
pays et le mien quelque affinité profonde, que nous dissimulent les
prodigieuses différences du climat et du site. Et cette affinité, comment la
nier quand on constate de quelle faveur ont toujours joui et continuent de
jouir notre langue et notre culture ? et cela (avouons-le à notre confusion)
avec une réciprocité si faible qu’elle en est dérisoire. Oui, le Brésil aime la
France, et s’obstine à croire qu’il peut indéfiniment en subir l’influence et
en recevoir les leçons. Les preuves de cet amour sont tellement nombreuses
qu’on ne saurait en citer une sans aussitôt ressentir l’injustice d’omettre les
autres. Mais celle que nous présentons aujourd’hui, dans ce livre, est une des
plus caractéristiques et des plus saisissantes. Car, enfin, je défie qu’on
arrive dans aucun autre pays du monde, à réunir autant de noms d’auteurs ayant
écrit dans une langue étrangère. Alors qu’au Brésil, on dirait qu’il s’agit
d’une tradition. Aucun snobisme en un tel geste, rien qui ressemble à un accès
de vanité d’érudit. Non, mais la coquetterie bien naturelle de qui s’amuse,
avec la plus gentille et courtoise modestie, à s’exercer en un idiome où il a
appris à penser, à rêver, en un idiome qu’il a eu plaisir à parler en même
temps que sa langue maternelle. C’est tout, et cela finit par faire, tout de
même, un ensemble imposant, et, selon moi, extrêmement émouvant. Car, dans
cette phalange où brillent les maîtres de la littérature brésilienne, si riche
en poètes, en romanciers, en savants, en géographes, en conteurs, en critiques
et en philosophes, vous chercheriez en vain le nom d’un ambitieux quelconque,
d’un homme animé de la moindre arrière-pensée. Toutes ces pages ont été écrites
dans un désintéressement absolu, pour
le plaisir.
Pour le simple plaisir de s’exprimer dans
la langue considérée depuis toujours comme la plus belle de toutes, dans la
langue réservée aux plus parfaites énonciations de la pensée, de l’émotion et
de la rêverie. Mais nullement, mais jamais, dans l’idée de se faire valoir
auprès des Français mêmes, puisque, ces pages nous ne les avions jusqu’ici
point lues, nous n’en connaissions pas même l’existence. Elles seront pour nous
une révélation, et combien flatteuse !
Puisse ce recueil, absolument unique en son
genre, nous inspirer ; d’abord la fierté pleine d’émotion que doit
provoquer un hommage si pur et si spontané, mais ensuite — et surtout — l’envie
d’en être plus dignes encore en y répondant par la curiosité que mérite l’œuvre
directe et personnelle de ces généreux écrivains. Puissent de nombreux
traducteurs s’attaquer à cette œuvre abondante et puissante, où le pittoresque ne
parvient pas à étouffer la vie intérieure, où les drames du cœur et les fêtes
de l’esprit se déroulent parmi les fastes de la plus somptueuse nature. Il
n’existe pas de meilleur moyen que la lecture de ces ouvrages pour entrer dans
le monde de ce pays plein de mystère et de beauté, dans le monde merveilleux du
Brésil.
Francis de Miomandre