Notes
sur la visite du Bologna FC
par
António de Alcântara
Machado
1
– Prolégomènes
Au
Salon Santa Gertrudes, dès que l’on fut informé de l’embarquement en Italie, la
discussion s’engagea : d’un côté les coiffeurs, de l’autre les cireurs de
chaussures. Autrement dit : Italiens contre Italo-Brésiliens. Le
compartiment des cireurs se trouve à l’avant. De sorte que les clients
entraient, s’installaient sur une chaise et écoutaient rimer les fanfarons :
Les coiffeurs ils l’ont mauvaise, on va triompher à l’aise ! Les désœuvrés
lisaient le journal et commentaient les télégrammes. Ou alors faisaient des
suggestions pour former la sélection.
Dans
le fond, les coiffeurs accordaient deux buts pour l’honneur. Ils
disaient : Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? C’est pas les Hongrois, ça
non, ce sont des penalties ! De temps en temps, les supporters du Brésil
faisaient du bruit dans la section des cireurs et un coiffeur demandait le
silence. Mais il était mal reçu. Les gamins brandissaient leur brosse en
criant : On est chez nous ! Alors le gérant intervenait de son habituelle
autorité : Au football y a pas de patrie ! Il se trouvait toujours un
client pour être d’accord.
On
connaissait la biographie de chacun des joueurs qui étaient du voyage. Quand
apparaissait quelque doute, un coiffeur ouvrait le tiroir, en sortait un
journal et remettait vite les choses à leurs justes places. Les parieurs
déposaient l’argent dans les mains du gérant à l’honnêteté inattaquable.
2
– Premier match
Le
soir du match contre les Cariocas, le peuple occupait la rue Líbero Badaró
depuis la place São Bento jusqu’à l’avenue São João. Costume gris et cravate
rouge : l’Italien élégant. Mais il y en avait aussi de bien moins élégants.
La radio racontait la dispute dans tous ses détails. Et les auditeurs
applaudissaient et huaient sans discontinuer. Le seul point que marquèrent les
Bolognais provoqua quelques querelles, parce que dans les regards des Italiens
brilla une satisfaction fasciste. Mais cela n’eut pas grande importance.
L’envie d’écouter ne laissait de temps pour rien d’autre. Puis l’espoir indécis
de la victoire força à la tolérance.
Le
deuxième point que marquèrent les Cariocas fut salué par des applaudissements,
des cris et des coups de klaxon. S’ensuivit une phrase angoissante par quoi la
radio annonçait la réaction des Bolognais. C’est alors que se détacha de la
foule un type avec canne et chapeau de paille, hurlant comme un fou furieux. Il
se plaça devant un groupe exalté et se mit à diriger les supporters nationaux.
Quand le haut-parleur décrivait, sous de noires couleurs, une avancée des
Italiens, il faisait un signe de sa canne et jetait le mauvais sort sur
l’attaque des Bolognais, conduisant le chœur monstrueux :
Ramona
Tu
as des lèvres corallines
Ramona
Tu
es subtile et angélique.
On
ne discutait même pas. La radio informait aussitôt : Schiavo tire mais
Joel assure brillamment la défense. Ou bien : Constantino perd le ballon
au profit de Hildegardo. Parfois, le jeu se modifiait tout à coup de telle sorte
qu’à une attaque des Italiens succédait, sans une minute de répit, une attaque
des Cariocas. Alors le maestro suspendait le chœur : Arrêtez !
Arrêtez ! Mais il suffisait que Banchero s’empare du ballon pour que le
chant reprenne de plus belle :
Ramona
Dans
mon beau château de cristal
Ramona
Tu
seras reine sans égale.
Et
il en fut ainsi jusqu’à la fin du match. Le maestro n’avait plus de voix. Il
bondissait ou dansait la matchiche tout seul par pur enthousiasme.
3
– Deuxième match
Il
y avait foule au Parc Antarctica. Tant que le match n’était pas commencé, on
s’amusait en escaladant les arbres. Le Noir grimpait. Le Blanc ne tombait pas. Le
nougat coûtait cinq mil-réis et la chaise vingt. Le gros fit son apparition au
beau milieu du peuple avec un plateau de deux mètres de haut, atteignit sa
place avec cinquante centimètres. Peut-être moins. Dans le parterre, on
s’arrachait la cravate, on s’arrachait le col de chemise, on se mettait à
l’aise. Et les blagues pleuvaient. Parce que le soleil était fort, l’Italien baissa
son chapeau sur les yeux. Gaetaninho le vit et lui cria : Hé,
l’Italien ! T’aurais pas peur du soleil ? Tu veux pas r’garder le
rival de Mussolini ? Les gens riaient et crachaient.
Dès
que les joueurs du Bologna furent entrés sur le terrain, le gardien s’occupa de
mesurer la hauteur de sa cage puis commença à aller d’un côté à l’autre tout en
regardant sa ligne. Un type demanda à voix haute : Il cherche un billet de
vingt mil-réis ? D’autres répétaient la question. Cela devint bientôt un
hurlement effrayant : Il regarde s’il trouve pas de l’argent ?
Ces
trois points marqués d’entrée de jeu affaiblirent les supporters. Ce n’est qu’à
la deuxième mi-temps, quand les Paulistes réagirent, firent la différence et
conquirent peu à peu la victoire, que l’affaire s’enflamma vraiment. Les
Bolognais ne pouvaient même pas l’ouvrir. On conseillait aussitôt : Mets-lui
la main sur la bouche, Feitiço ! Le juge souffrait : Gros porc !
Les attaquants italiens lançaient le ballon au-dessus du but pauliste et on
demandait : Y a pas corner, l’arbitre ? Finalement la sélection
l’emporta en beauté, les tramways se remplirent, la criaillerie s’en alla dans
les rues. Qui a gagné ? La réponse était moqueuse : Va l’demander à
Taquara !
Taquara
était un maigre et grand vieillard, entraîneur du Bologna qui, en pantalon de
golf, dirigeait le jeu de son équipe en courant le long du terrain.
4
– Dialogue et embarras
Le
dimanche soir se rencontrèrent l’Italien et le mulâtre. Il était déjà dix
heures passées. Le mulâtre provoqua. Elle est passée où ta langue depuis
hier ? L’Italien répondit : À l’escrime vous êtes perdants, sérieux !
Et le mulâtre : On joue pas à l’escrime, on joue au couteau. Et
l’Italien : Le Bologna a perdu aujourd’hui mais Spalla a gagné contre
Benedito y a cinq ans ! Et le mulâtre : Les gens vous les servez à
manger dans la glace ! Et l’Italien : Mais vous, vous avez pas un
Ferrarin. Et le mulâtre : Il a volé dans l’aéroplane inventé par Santos
Dumont !
Le
lundi, Il Piccolo se trouva sacrément
dans l’embarras, il ne pouvait nier la défaite, mais ne voulait pas s’avouer
vaincu, alors il s’en tira avec cette nouvelle, pour résumer le match :
Primo
tempo : Bologna, 3 — Selezionato, 1
Secondo
tempo : Bologna, 1 — Selezionato, 5
Comme
quelqu’un qui dit : Nous avons perdu à la seconde mi-temps mais nous avons
gagné à la première. Match nul.
5
– Troisième match
Aussitôt
que le match eut commencé, on vit la supériorité du Corinthians. Les attaquants
d’un demi-mètre passaient en plaisantant entre les géants du Bologna et
entraient dans leur cage avec le ballon et tout. La première mesure consista à
attraper les gamins par le maillot, les blesser et les faire tomber. Le
parterre commentait : Le Bologna joue avec le pied et avec la main. Ce qui
n’empêchait pas les Paulistes de dominer toujours plus le jeu. On changea alors
de tactique. On remplaçait régulièrement les joueurs. Le parterre
commentait : S’ils sont vingt-deux ils peuvent mettre tout le monde sur le
terrain.
Les
gens qui se trouvaient là, en plein soleil depuis midi, avaient soif. Il y
avait un robinet mais séparé par une barrière des gens qui avaient soif. Un
gosse vendait la bouteille deux cents réis et la demi-bouteille cent réis. Le
client se plaignait en disant qu’il ne voulait qu’une demi-bouteille. Et le
garçon, consciencieusement, devant le client vidait la moitié de la bouteille
dans l’herbe, servait le reste et recevait les cent réis.
On
eût dit une seule voix qui criait : Encore un ! Encore un !
Encore un — encore un — encore un ! Parfois cela variait :
Fastoche ! Fastoche ! Fastoche-fastoche-fastoche ! Le
milieu-de-terrain bolognais, araguira rougeâtre avec ses cheveux hérissés,
reçut le surnom de Tico-Tico-Roi. Les tirs de Grané étaient salués d’un :
Hé, le buteur ! Tout le monde le reconnaissait : Ce diable a pas de
famille ! Et les supporters du Corinthians étaient sans pitié :
Toucouroucoutou ! Allez-allez ! Toucouroutou !
Allez-allez ! hourrah ! hourrah ! Corinthians !
Dans
les moments de danger, les petits cris féminins provoquaient les rires. De
l’Usine Matarazzo, avenue Água Branca, arrivait une odeur de suif qui donnait
même le mal de tête. Parce que le score en faveur du Corinthians ne faisait qu’augmenter,
les supporters du Bologna se retiraient tout rouges et parlant bas. Mozeglio
mit le pied sur Rodrigues, Rodrigues tomba, d’autres intervinrent, Rodrigues et
Mozeglio se rapprochèrent en une rude accolade car l’amitié qui unit l’Italie au
Brésil ne doit pas subir la plus légère égratignure.
Quand
l’arbitre siffla la fin du match, la foule envahit le terrain et souleva les
joueurs en nage, tandis que les gamins au milieu du gazon jouaient au football
avec des canotiers troués par l’enthousiasme. C’est alors que commença la
litanie traditionnelle. Quelqu’un lançait : Le Bologna va jouer dans les
champs ! Et les autres : Ora pro nobis ! Le premier : Le
Bologna fait honte à l’Italie ! Et les autres : Ora pro nobis !
De toute sa portugaise importance, M. Oliveira déclara : Le match a été très bien résumé !
Trad.
inédite du portugais (Brésil) par A. C.
Source :
« Notas
sobre a visita do Bologna F. C. »
O Jornal, Rio de Janeiro,
3 août 1929, p. 4
[paru
également dans le Diário de S. Paulo,
éd. non localisée]
Chronique
recueillie dans :
A. de
Alcântara Machado, Cavaquinho e saxofone
(Solos), 1926-1935
[éd.
posthume, organisée par Sérgio Milliet et Cândido Mota Filho]
Rio
de Janeiro, Livraria Editora José Olympio, 1940
section
« Cavaquinho / I. Notícias de S. Paulo », p. 27-32
*
Du
même auteur, en français :
Brás, Bexiga et Barra
Funda (Informations de São Paulo)
trad.,
notes & postface d’Antoine Chareyre
(en
préparation)