6 juillet 2018

Football & nationalité : une chronique brésilienne de 1929

Notes sur la visite du Bologna FC
par
António de Alcântara Machado


1 – Prolégomènes

Au Salon Santa Gertrudes, dès que l’on fut informé de l’embarquement en Italie, la discussion s’engagea : d’un côté les coiffeurs, de l’autre les cireurs de chaussures. Autrement dit : Italiens contre Italo-Brésiliens. Le compartiment des cireurs se trouve à l’avant. De sorte que les clients entraient, s’installaient sur une chaise et écoutaient rimer les fanfarons : Les coiffeurs ils l’ont mauvaise, on va triompher à l’aise ! Les désœuvrés lisaient le journal et commentaient les télégrammes. Ou alors faisaient des suggestions pour former la sélection.
Dans le fond, les coiffeurs accordaient deux buts pour l’honneur. Ils disaient : Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? C’est pas les Hongrois, ça non, ce sont des penalties ! De temps en temps, les supporters du Brésil faisaient du bruit dans la section des cireurs et un coiffeur demandait le silence. Mais il était mal reçu. Les gamins brandissaient leur brosse en criant : On est chez nous ! Alors le gérant intervenait de son habituelle autorité : Au football y a pas de patrie ! Il se trouvait toujours un client pour être d’accord.
On connaissait la biographie de chacun des joueurs qui étaient du voyage. Quand apparaissait quelque doute, un coiffeur ouvrait le tiroir, en sortait un journal et remettait vite les choses à leurs justes places. Les parieurs déposaient l’argent dans les mains du gérant à l’honnêteté inattaquable.


2 – Premier match

Le soir du match contre les Cariocas, le peuple occupait la rue Líbero Badaró depuis la place São Bento jusqu’à l’avenue São João. Costume gris et cravate rouge : l’Italien élégant. Mais il y en avait aussi de bien moins élégants. La radio racontait la dispute dans tous ses détails. Et les auditeurs applaudissaient et huaient sans discontinuer. Le seul point que marquèrent les Bolognais provoqua quelques querelles, parce que dans les regards des Italiens brilla une satisfaction fasciste. Mais cela n’eut pas grande importance. L’envie d’écouter ne laissait de temps pour rien d’autre. Puis l’espoir indécis de la victoire força à la tolérance.
Le deuxième point que marquèrent les Cariocas fut salué par des applaudissements, des cris et des coups de klaxon. S’ensuivit une phrase angoissante par quoi la radio annonçait la réaction des Bolognais. C’est alors que se détacha de la foule un type avec canne et chapeau de paille, hurlant comme un fou furieux. Il se plaça devant un groupe exalté et se mit à diriger les supporters nationaux. Quand le haut-parleur décrivait, sous de noires couleurs, une avancée des Italiens, il faisait un signe de sa canne et jetait le mauvais sort sur l’attaque des Bolognais, conduisant le chœur monstrueux :

Ramona
Tu as des lèvres corallines
Ramona
Tu es subtile et angélique.

On ne discutait même pas. La radio informait aussitôt : Schiavo tire mais Joel assure brillamment la défense. Ou bien : Constantino perd le ballon au profit de Hildegardo. Parfois, le jeu se modifiait tout à coup de telle sorte qu’à une attaque des Italiens succédait, sans une minute de répit, une attaque des Cariocas. Alors le maestro suspendait le chœur : Arrêtez ! Arrêtez ! Mais il suffisait que Banchero s’empare du ballon pour que le chant reprenne de plus belle :

Ramona
Dans mon beau château de cristal
Ramona
Tu seras reine sans égale.

Et il en fut ainsi jusqu’à la fin du match. Le maestro n’avait plus de voix. Il bondissait ou dansait la matchiche tout seul par pur enthousiasme.


3 – Deuxième match

Il y avait foule au Parc Antarctica. Tant que le match n’était pas commencé, on s’amusait en escaladant les arbres. Le Noir grimpait. Le Blanc ne tombait pas. Le nougat coûtait cinq mil-réis et la chaise vingt. Le gros fit son apparition au beau milieu du peuple avec un plateau de deux mètres de haut, atteignit sa place avec cinquante centimètres. Peut-être moins. Dans le parterre, on s’arrachait la cravate, on s’arrachait le col de chemise, on se mettait à l’aise. Et les blagues pleuvaient. Parce que le soleil était fort, l’Italien baissa son chapeau sur les yeux. Gaetaninho le vit et lui cria : Hé, l’Italien ! T’aurais pas peur du soleil ? Tu veux pas r’garder le rival de Mussolini ? Les gens riaient et crachaient.
Dès que les joueurs du Bologna furent entrés sur le terrain, le gardien s’occupa de mesurer la hauteur de sa cage puis commença à aller d’un côté à l’autre tout en regardant sa ligne. Un type demanda à voix haute : Il cherche un billet de vingt mil-réis ? D’autres répétaient la question. Cela devint bientôt un hurlement effrayant : Il regarde s’il trouve pas de l’argent ?
Ces trois points marqués d’entrée de jeu affaiblirent les supporters. Ce n’est qu’à la deuxième mi-temps, quand les Paulistes réagirent, firent la différence et conquirent peu à peu la victoire, que l’affaire s’enflamma vraiment. Les Bolognais ne pouvaient même pas l’ouvrir. On conseillait aussitôt : Mets-lui la main sur la bouche, Feitiço ! Le juge souffrait : Gros porc ! Les attaquants italiens lançaient le ballon au-dessus du but pauliste et on demandait : Y a pas corner, l’arbitre ? Finalement la sélection l’emporta en beauté, les tramways se remplirent, la criaillerie s’en alla dans les rues. Qui a gagné ? La réponse était moqueuse : Va l’demander à Taquara !
Taquara était un maigre et grand vieillard, entraîneur du Bologna qui, en pantalon de golf, dirigeait le jeu de son équipe en courant le long du terrain.


4 – Dialogue et embarras

Le dimanche soir se rencontrèrent l’Italien et le mulâtre. Il était déjà dix heures passées. Le mulâtre provoqua. Elle est passée où ta langue depuis hier ? L’Italien répondit : À l’escrime vous êtes perdants, sérieux ! Et le mulâtre : On joue pas à l’escrime, on joue au couteau. Et l’Italien : Le Bologna a perdu aujourd’hui mais Spalla a gagné contre Benedito y a cinq ans ! Et le mulâtre : Les gens vous les servez à manger dans la glace ! Et l’Italien : Mais vous, vous avez pas un Ferrarin. Et le mulâtre : Il a volé dans l’aéroplane inventé par Santos Dumont !
Le lundi, Il Piccolo se trouva sacrément dans l’embarras, il ne pouvait nier la défaite, mais ne voulait pas s’avouer vaincu, alors il s’en tira avec cette nouvelle, pour résumer le match :

Primo tempo : Bologna, 3 — Selezionato, 1
Secondo tempo : Bologna, 1 — Selezionato, 5

Comme quelqu’un qui dit : Nous avons perdu à la seconde mi-temps mais nous avons gagné à la première. Match nul.


5 – Troisième match

Aussitôt que le match eut commencé, on vit la supériorité du Corinthians. Les attaquants d’un demi-mètre passaient en plaisantant entre les géants du Bologna et entraient dans leur cage avec le ballon et tout. La première mesure consista à attraper les gamins par le maillot, les blesser et les faire tomber. Le parterre commentait : Le Bologna joue avec le pied et avec la main. Ce qui n’empêchait pas les Paulistes de dominer toujours plus le jeu. On changea alors de tactique. On remplaçait régulièrement les joueurs. Le parterre commentait : S’ils sont vingt-deux ils peuvent mettre tout le monde sur le terrain.
Les gens qui se trouvaient là, en plein soleil depuis midi, avaient soif. Il y avait un robinet mais séparé par une barrière des gens qui avaient soif. Un gosse vendait la bouteille deux cents réis et la demi-bouteille cent réis. Le client se plaignait en disant qu’il ne voulait qu’une demi-bouteille. Et le garçon, consciencieusement, devant le client vidait la moitié de la bouteille dans l’herbe, servait le reste et recevait les cent réis.
On eût dit une seule voix qui criait : Encore un ! Encore un ! Encore un — encore un — encore un ! Parfois cela variait : Fastoche ! Fastoche ! Fastoche-fastoche-fastoche ! Le milieu-de-terrain bolognais, araguira rougeâtre avec ses cheveux hérissés, reçut le surnom de Tico-Tico-Roi. Les tirs de Grané étaient salués d’un : Hé, le buteur ! Tout le monde le reconnaissait : Ce diable a pas de famille ! Et les supporters du Corinthians étaient sans pitié : Toucouroucoutou ! Allez-allez ! Toucouroutou ! Allez-allez ! hourrah ! hourrah ! Corinthians !
Dans les moments de danger, les petits cris féminins provoquaient les rires. De l’Usine Matarazzo, avenue Água Branca, arrivait une odeur de suif qui donnait même le mal de tête. Parce que le score en faveur du Corinthians ne faisait qu’augmenter, les supporters du Bologna se retiraient tout rouges et parlant bas. Mozeglio mit le pied sur Rodrigues, Rodrigues tomba, d’autres intervinrent, Rodrigues et Mozeglio se rapprochèrent en une rude accolade car l’amitié qui unit l’Italie au Brésil ne doit pas subir la plus légère égratignure.
Quand l’arbitre siffla la fin du match, la foule envahit le terrain et souleva les joueurs en nage, tandis que les gamins au milieu du gazon jouaient au football avec des canotiers troués par l’enthousiasme. C’est alors que commença la litanie traditionnelle. Quelqu’un lançait : Le Bologna va jouer dans les champs ! Et les autres : Ora pro nobis ! Le premier : Le Bologna fait honte à l’Italie ! Et les autres : Ora pro nobis !
De toute sa portugaise importance, M. Oliveira déclara : Le match a été très bien résumé !


Trad. inédite du portugais (Brésil) par A. C.

Source :
« Notas sobre a visita do Bologna F. C. »
O Jornal, Rio de Janeiro, 3 août 1929, p. 4
[paru également dans le Diário de S. Paulo, éd. non localisée]

Chronique recueillie dans :
A. de Alcântara Machado, Cavaquinho e saxofone (Solos), 1926-1935
[éd. posthume, organisée par Sérgio Milliet et Cândido Mota Filho]
Rio de Janeiro, Livraria Editora José Olympio, 1940
section « Cavaquinho / I. Notícias de S. Paulo », p. 27-32

*

Du même auteur, en français :


Brás, Bexiga et Barra Funda (Informations de São Paulo)
trad., notes & postface d’Antoine Chareyre
(en préparation)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire