La
poésie française à l’étranger
Tout Français polyglotte
qui se tient au courant du mouvement intellectuel dans le monde ne peut manquer
de remarquer que de nombreuses revues étrangères donnent à leur public une idée
fausse et parfois ridicule du mouvement littéraire en France. Nos meilleurs
écrivains y sont moqués ou traités avec dédain, lorsqu’ils ne sont pas passés
complètement sous silence, tandis que les pires y sont l’objet d’extravagantes
apologies ; et par « pires » je ne
désigne pas les auteurs de romans policiers et de romans à épisodes pour cinéma
que tout le monde est d’accord pour laisser en dehors de toute discussion littéraire ;
mais ceux qui se présentent eux-mêmes comme les créateurs audacieux d’une
littérature nouvelle, de la littérature de demain, et qui sont, en majorité, ou
des impuissants et des paresseux, ou des dévoyés, ou des assoiffés de publicité
par tous les moyens, ou des fumistes sans esprit ni fantaisie. Nous assistons à
une véritable offensive menée en leur faveur, et souvent par eux, contre les belles-lettres
françaises et contre la France sur tous les terrains et principalement — le
fait est curieux — sur celui de la poésie. Les bolchevistes français de la
littérature profitent de l’hospitalité qui leur est donnée dans ces revues pour
y écrire des choses qu’ils n’oseraient peut-être pas publier dans des revues parisiennes.
Il serait temps de dénoncer le mal qu’ils font et d’aviser aux moyens de l’enrayer.
Voici, par exemple, Nosotros, de Buenos-Aires, une des
revues les plus importantes de l’Amérique latine. On ne saurait trop la
féliciter de s’être assuré la collaboration de M. Francis de Miomandre,
qui y tient la « chronique de la vie intellectuelle française ». Mais,
dans son numéro de décembre, elle publie une étude — la première d'une série —
de M. Nicolas Beaudouin [sic] sur
« la nouvelle génération littéraire française » qui est bien un
modèle de bourrage de crâne à l’usage des étrangers. Nous plaignons les
Hispano-Américains qui se fieront à ce que M. Beaudouin [sic] leur dit de cette nouvelle
génération. Nosotros est une revue
littéraire sérieuse et très estimée. Eh bien ! nous pouvons affirmer à son
directeur que pas une revue similaire française n’aurait publié cet article, et
surtout que pas une seule, même parmi celles qui sont qualifiées de
« petites revues », ne l’aurait fait suivre d’une note disant qu’en
1914 M. Beaudouin [sic] était
« le poète le plus admiré des nouvelles générations françaises » et
que « les revues littéraires du monde entier commentent l’œuvre de ce
fécond écrivain », de ce « grand poète français ».
M. Beaudouin [sic] commence son article par des
considérations d’ordre général :
S’il est vrai, comme
on le prétend et comme je l’admets, que la vitalité d’une nation se mesure au
lyrisme de ses poètes, jamais la France ne s’est trouvée en une meilleure
situation qu’à l’heure actuelle. Jamais il n’y eut une floraison poétique aussi
neuve et féconde, aussi compréhensive des réalités, aussi fervente de vie,
aussi saine et sage à la fois. La génération présente s’accorde
merveilleusement au rythme vigoureux de la France nouvelle et son lyrisme
rencontre partout, même auprès de la grande critique, une attention
véritablement réconfortante…
…À la passion
romantique des ruines, à l’immobilité parnassienne, succèdent un violent amour
de la vie sous toutes ses formes, un désir de nous mêler à l’activité
contemporaine, de participer, sous les espèces du lyrisme, à la communion des
vivants.
C’est très bien. Ou
plutôt, non, c’est très mal, car les poètes qu’il propose à l’admiration des
Hispano-Américains sont tous, à l’exception de Paul Valéry, des auteurs de
second plan, ou médiocres, ou mauvais ; c’est très mal, car les poètes
dont il vient de nous dire qu’ils sont sains et sages, fervents de vie,
merveilleusement d’accord avec le rythme vigoureux de la France, et qu’il énumère
ensuite, sont pour la plupart des bolchevistes de la littérature (quelques-uns
même de la politique !) et des dadaïstes. M. Beaudouin [sic] va vraiment un peu trop loin dans
l’art de bourrer le crâne aux étrangers lorsque, en tête de ces poètes qui
participent sous les espèces du lyrisme à la communion des vivants et qui sont
les régénérateurs de la poésie française, il place Henri Guilbeaux. On sait, de
celui-ci, en France, qu’il est un médiocre littérateur ; on sait surtout qu’il
a été condamné à mort pour trahison. Personne, à Paris, pas même ses amis, n’oserait
le traiter de grand poète. Cela ne passerait pas ; mais cela passe à
Buenos-Aires. M. Beaudouin [sic]
va encore plus loin, il écrit : « Henri Guilbeaux, fougueux et
passionné, qui, depuis plus de quatre ans, vit
ses poèmes. »
Parlant des
dadaïstes, le chroniqueur parisien de Nosotros
dit de l’un que c’est « un pur poète, un alchimiste verbal », et d’un
autre que « ses étranges réalisations honorent magnifiquement notre époque ».
Et il conclut :
Dans un beau verger
illusoire qu’ils transforment parfois dans l’espoir de floraisons inconnues,
voici… les quatre visages du jeune dieu Dada autour desquels se groupe toute
une fervente et sympathique jeunesse.
Et voilà encore de la
littérature pour exportation. On sait que le dadaïsme est une stupide
mystification montée par deux étrangers résidant en France où ils trouvèrent
des complices. L’an dernier, l’un d’eux avoua qu’ils s’étaient moqués du
public, lequel, d’ailleurs, ne l’avait pas pris au sérieux, et, faisant une
pirouette, déclara qu’il allait s’occuper d’autre chose. Ignore-t-on cette petite
histoire ridicule à Buenos-Aires ? En tout cas, M. Beaudouin [sic] la connaît. Il n’en persévère pas moins
à propager à l’étranger une mystification complètement dénuée d’esprit quand
ses propres auteurs y ont renoncé. Et il va jusqu’à traiter de « jeune
dieu » ce grotesque Dada. Nous le défions bien d’écrire dans une revue littéraire,
et vraiment française, que « toute une fervente et sympathique jeunesse »
se groupe autour du « jeune dieu Dada ».
Mais une grande revue
argentine publie ces élucubrations ; d’autres revues hispano-américaines
en publient d’autres du même genre. Car l’entreprise de sabotage de la littérature
française qui trouve partout des agents conscients ou non, et qui est
poursuivie, depuis plusieurs années, par tous les moyens, a déjà donné des
résultats. Quelles en seront les conséquences — au point de vue de la poésie
dont nous nous occupons en ce moment — si l’on ne se décide pas à opposer une
propagande active pour le bien à la propagande active pour le mal ?
Les lecteurs de Nosotros, par exemple, qui connaissent notre
langue et qui aiment la poésie se fieront d’autant plus à M. Beaudouin [sic] qu’il leur est présenté comme « le
poète le plus admiré des nouvelles générations ». Ils liront les œuvres qu’il
leur recommande. La plupart, ceux qui ont du goût, hausseront les épaules en
riant ou s’indigneront. « Comment ! diront-ils, c’est ça la nouvelle
poésie française ! » Mis en méfiance, ils achèteront de moins en
moins des livres français. Et ce sera tant pis pour la littérature française.
D’autres, parmi les
jeunes écrivains, diront : « Voilà la vraie et belle poésie du
présent et de l’avenir. Nous n’avons qu’à l’imiter pour être des poètes
originaux comme le grand Guilbeaux, celui qui vit ses poèmes, comme Martinet
que « les Temps maudits ont classé
parmi les lyriques véhéments de notre époque » ; nous serons
célèbres et l’on parlera de nous à Paris, comme on parle de Martinet, de
Guilbeaux et des « quatre visages du jeune dieu Dada » à
Buenos-Aires. »
Et ils feront de la
poésie bolcheviste et dadaïste ; ils saboteront la belle langue
castillane. Il y a même déjà, en Amérique, un certain nombre de jeunes
saboteurs. Et c’est tant pis pour la littérature hispano-américaine.
Marius André.
La Revue hebdomadaire (Paris),
32e année,
n°9, 3 mars 1923,
« Chronique de l’Amérique latine », p. 108-111.
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