16 octobre 2019

« Le Brésil a besoin de bras » : quand Mário de Andrade saluait Blaise Cendrars…

Tiré des archives, voici l’un des articles les plus précoces, et sans nul doute l’un des plus significatifs, parmi ceux qui parurent au Brésil à partir de 1924 et du premier séjour de Cendrars dans sa « deuxième patrie spirituelle ».
Débarqué à Rio de Janeiro le 5 février, à Santos le 6 février pour rejoindre São Paulo le même jour, Cendrars suscite aussitôt, précédé de toute une réputation et d’une œuvre déjà très lue par la jeune génération, divers hommages et actes de réception, mondains ou plus proprement critiques. Le journaliste Paulo Silveira, à Rio, se livre le premier à l’exercice d’admiration (1), puis, au sein du groupe moderniste de São Paulo, c’est l’habile Oswald de Andrade (2) qui fait valoir l’hôte prestigieux, rencontré à Paris au cours de l’année précédente. Sans doute connaît-on un peu mieux, d’ailleurs, les circonstances et les résultats du compagnonnage privilégié de Cendrars avec les Brésiliens de Paris, Oswald de Andrade, Tarsila do Amaral, Sérgio Milliet et bien sûr Paulo Prado (3).
Mais, parmi les « bons amis de São Paulo », on ne saurait négliger la présence et l’attitude de Mário de Andrade (1893-1945), qui rédige lui aussi, sans attendre, un texte substantiel par lequel il est le troisième à se signaler dans cette entreprise de promotion, exception faite des diverses notules de circonstance parues ici et là au même moment.
Cela se passe en mars, dans l’importante Revista do Brasil que dirigent alors, à São Paulo, Paulo Prado et Monteiro Lobato, le secrétariat de rédaction étant tenu par Sérgio Milliet, lequel est certainement l’auteur de cette notule insérée dans la section « Rádio notas » du même numéro (p. 283) :

Cela fait quelques semaines que se trouve parmi nous le poète Blaise Cendrars. Tous ceux qui se préoccupent du mouvement de la poésie moderne connaissent parfaitement sa forte et originale personnalité.
Théophile Gautier disait que, pour son dilettantisme artistique, le monde visible existait ; pour Cendrars, le monde d’aujourd’hui — Le monde entier — existe réellement, dans son intégrale universalité, depuis le feu d’artifice de la place Clichy, à Montmartre, jusqu’aux vertes plaines des Campos de Vacaria.
Saluons-le dans son météorique passage par ce 23° 36’ de latitude et 3° 27’ de longitude qu’est São Paulo.

Cette revue mensuelle fondée en 1916 avait été acquise en 1918 par le journaliste, critique, agitateur culturel et prosateur Monteiro Lobato, lequel, devenu aussi un puissant éditeur, en fit une plateforme centrale du débat intellectuel brésilien. Quoique d’allure très sérieuse et passablement classique, si ce n’est académisante, pour la part de ses sommaires consacrée à la littérature, et de toute façon trop généraliste pour être l’organe d’un groupe, la Revista do Brasil s’offrit peu à peu, notamment sous l’influence de Prado (associé à Lobato et codirecteur depuis janvier 1923) et de Milliet (secrétaire depuis février 1924), comme une tribune accessible et souvent favorable au mouvement moderniste qui allait s’affirmant, bon gré mal gré, dans le paysage culturel depuis la Semaine d’Art Moderne de février 1922 et la publication de la revue Klaxon, la même année. C’est dans ces pages, par exemple, qu’Oswald de Andrade trouva à promouvoir, courant 1924, son propre courant poétique « Pau Brasil », avant de faire paraître le recueil homonyme en 1925.
Mário de Andrade, quant à lui, collaborait très régulièrement à la Revista do Brasil depuis 1920, avec des contributions sur l’art, la musique et la littérature, s’imposant progressivement, là et dans d’autres revues et journaux, comme une autorité critique qui fit aussi beaucoup pour asseoir, légitimer et (ré)orienter le mouvement moderniste tout au long des années 1920, à travers chroniques, interventions polémiques, recensions des nouveautés poétiques et même essais plus théoriques.
Esprit multiple et inquiet, studieux, érudit, grand lecteur et bibliophile averti, polyglotte mais, en patriote sourcilleux, d’apparence moins cosmopolite que le remuant Oswald de Andrade, son ami et concurrent permanent, en réalité tout aussi informé, si ce n’est plus, de tout ce qui se passe et se publie à l’étranger, Mário de Andrade devait rester comme « le pape du futurisme » brésilien, selon une expression attestée dès cette époque-là.
Il n’est pas encore le génial romancier que l’on connaît en France, l’auteur d’Aimer, verbe intransitif (1927) et de Macounaïma (1928), mais plutôt, en la circonstance, le poète de Pauliceia desvairada (1922), un recueil rédigé fin 1920 et dès lors très discuté, absolument fondateur pour le mouvement moderniste, de Losango cáqui (1926) rédigé pour l’essentiel en 1922, et l’auteur d’un passionnant « discours sur quelques tendances de la poésie moderniste », une synthèse presque unique en son genre dans le Brésil d’alors, largement rédigée dès 1922 et complétée en 1924, l’essai A escrava que não é Isaura (1925). (4)
À ce titre, ce n’est pas la première fois, ni la dernière, que Mário de Andrade écrit sur Cendrars, qui figure au premier rang des multiples auteurs étrangers dont la lecture, l’étude et le commentaire nourrissent la formulation et l’évolution de sa propre poétique et, plus globalement, de son discours culturel. C’est en revanche la première et dernière fois qu’il met au point, publiquement, un jugement d’ensemble et quelque peu définitif sur l’œuvre de Cendrars et sur son caractère exemplaire, stratégiquement et symboliquement.
Par ailleurs, tout en donnant quelque idée, encore qu’insuffisamment, des méthodes, réflexions et préoccupations propres à Mário de Andrade, comme théoricien, critique et poète particulièrement au fait de toutes les tendances de l’avant-garde internationale, ce bel hommage nous informe plus généralement sur l’état d’esprit des modernistes brésiliens, et sur un travail collectif de réception et d’assimilation, non sans discrimination, travail constitutif de « l’effort intellectuel du Brésil contemporain », pour reprendre le titre d’une conférence d’Oswald de Andrade (5). Que l’exemple de Cendrars, parmi d’autres, et ce dès avant son premier voyage, ait été utile au développement dialectique du modernisme brésilien, entre ouverture cosmopolite et affirmation nationaliste, c’est ce qu’il n’est certainement plus besoin de démontrer.
Peut-on dire, en retour, qu’un acte de réception comme celui-ci fut suivi d’un véritable dialogue, d’un quelconque échange ? Accessoirement, ce Brésil qui lit et salue Cendrars, et qui, ainsi informé, veut affirmer sa voix propre au sein de la modernité, n’est pas nécessairement celui qu’approuvent alors les observateurs étrangers. L’article valut de fait à Mário de Andrade (et à Cendrars) un commentaire moqueur dans la bien conservatrice Revue de l’Amérique latine, où un triste Marius André (1868-1927) — poète provençal, félibre mistralien puis journaliste maurrassien, critique hispanisant et traducteur, inlassable défenseur d’une latinité sans cesse menacée de sabotage par les agents du « bolchevisme littéraire » et de la « nouveauté » — avait pour habitude de vilipender, sous pseudonyme, les diverses influences de l’avant-garde française en Amérique latine. Ainsi écrivit-il, dès le mois de juin, dans une notule intitulée « Il leur faut du nouveau… » :

C’est aussi très amusant de lire dans la Revista do Brasil (mars), cités en français, des « poèmes » d’un des « maîtres » de la nouvelle génération : […]
Il y en a des pages, comme ça. M. Mario de Andrade, qui révèle cette poésie nouvelle aux Brésiliens, trouve qu’elle est cosmique, ample, palpitante, qu’elle réalise une correspondance exacte entre l’expression formelle et le lyrisme pur, à laquelle se lie, par l’effort de l’attention, l’équilibre entre la manifestation subconsciente et la conscience.
Le poète que M. de Andrade cite, commente et glorifie, est M. Blaise Cendrars. (6)

L’histoire des relations culturelles franco-brésiliennes a de ces impasses ; la coordination des avant-gardes de tous pays, aussi. Plus significativement, plus intimement, au rayon des malentendus, on sait ce que l’intéressé pensa lui-même de l’hommage reçu de son confrère brésilien. Mário de Andrade l’a raconté, en 1929, consacrant une chronique à la sincère amitié qui le liait encore à Cendrars ainsi qu’aux circonstances ayant entouré l’article de 1924 :

J’ai bien aimé les Confessions de Dan Yack. Plus que Le Plan de l’Aiguille qui les précède. J’ai aimé. Mais je ne peux plus donner une critique publique sur Cendrars, j’ai peur. Non du public, mais de Cendrars lui-même, qui aime à donner son opinion sur ce que les autres pensent de lui.
La première fois qu’il vint ici, nous étions en plein modernisme belligérant et notre petite bourgade était enthousiasmée par l’arrivée du Maître. Monteiro Lobato […] avait cédé la direction de la Revista do Brasil à Paulo Prado. Ce dernier me demanda un article sur Cendrars pour la revue. Je l’écrivis. Je l’écrivis avec le cœur, comme on dit. Il se peut même que j’aie écrit pas mal d’âneries, je ne me souviens plus, mais ce qui compta pour moi ce fut la vibration avec laquelle j’écrivis. Et la petite envie de montrer au Maître que je le connaissais à fond.
Là-dessus, le Maître arriva. Il se fit entièrement Cendrars, en un clin d’œil. Le soir nous faisions déjà la fête ensemble. Deux jours plus tard, je lui rendis visite à son hôtel […]. Je fus reçu par une accolade et des éclats de rire. Cendrars me raconta aussitôt qu’on lui avait traduit mon article, poursuivant : « C’est très mauvais : la fin est d’une ânerie grossière ; mais ça m’a profondément ému. »
Quelques années plus tard, Prudente de Morais Neto me demandait pour Estética une critique sur les nouveaux ouvrages de Cendrars (7). J’écrivis avec une certaine crainte, cette fois. J’ôtai le cœur. Quand il lut, Cendrars me dit très sérieusement : « Mon cher ami, jusqu’à présent je n’ai senti que dans deux critiques que l’on m’avait touché à fond : la première fois c’était l’Allemand Untel, l’autre, c’est vous. » Je ressentis une étincelle de satisfaction. (8)

Cette relation amicale et intellectuelle, dans sa dimension publique, devait s’arrêter à peu près là, Mário de Andrade préférant garder dorénavant pour lui (et pour Cendrars) ses opinions sur l’œuvre de l’hôte inoubliable. Cendrars, lui, n’eut pas tout à fait la même discrétion, et à la lumière de ce document et de sa petite histoire, on relira, avec un plaisir et un intérêt renouvelés, la pittoresque et plus qu’ambivalente évocation des modernistes brésiliens laissée bien plus tard, en 1953, dans « La voix du sang », où il se souvient justement que

le groupe des modernistes de São Paulo […] m’accueillit comme un des leurs, ce qui n’empêcha pas Mário de Andrade, le pape du mouvement moderniste de São Paulo, dans un grand article où il me saluait et me souhaitait la bienvenue […] d’enfourcher son cheval de bataille et de pester contre la néfaste influence de la littérature française en général et plus particulièrement de la poésie moderne sur la littérature et la poésie brésiliennes, de crier haro et de féliciter la police de Santos d’avoir fait des difficultés pour me laisser débarquer parce qu’il me manquait un bras ! « La police avait raison, s’écriait Mário. Le Brésil n’a que faire de mutilés. Le Brésil importe de la main-d’œuvre !… »

À nous, peut-être, de ne plus lui laisser le dernier mot, en allant lire, autrement que par-dessus son épaule, la poésie, les romans, les nouvelles, les chroniques et les essais des modernistes brésiliens.
A. C.
*
Blaise Cendrars (9)
par
Mário de Andrade

Traduction du portugais et notes d’Antoine Chareyre

                                                                                                             Then to turn destruction into creation
                                                                                                             Is not enough :
                                                                                                             But out of this turmoil a Self must be won :
                                                                                                             And he only wins Self who loses it in another. (10)
                                                                                                                                                                     James Oppenheim

Ne parlons pas de Mme de Noailles. La guerre est arrivée. Le tumulte a permis aux poètes d’oublier Mallarmé. Ne parlons pas de M. Paul Valéry. « Puis l’époque : construction, simultanisme, affirmation. Calicot : Rimbaud : changement de propriétaire. Affiches. La façade des maisons mangées par les lettres. La rue enjambée par le mot. La machine moderne dont l’homme sait se passer. Bolchevisme en action. Monde. (11) » Toute la critique de Cendrars, et la meilleure, il l’a faite lui-même dans cette lettre de 1920.

Aussitôt après la guerre, il publiait J’ai tué (12). Une nouvelle. Il faisait encore de l’impressionnisme. D’ailleurs, toute son œuvre d’écrivain est un travail d’impressionniste. Mais, au sein de l’impressionnisme, on distinguera deux phases. La première, continuation et conséquence du romantisme : fin de trajectoire, dissolution. Manet, Degas, Vuillard. La seconde, tendance ascensionnelle vers un nouveau classicisme : systématisation, assemblage, construction. Début d’une nouvelle trajectoire. Seurat, Rousseau, Cézanne. L’impressionnisme destructif de la première phase forme un lac fermé, sans continuité esthétique. Excès de liberté ; individualisme absolu. Le « fauve » en peinture et le « dada » dans les arts littéraires en sont la représentation. L’impressionnisme constructif de l’autre phase est une continuité naturelle, humaine et sociale d’évolution. Il permet un développement ; il organise la liberté, limite l’individu. Il le dirige vers l’humanité. Au lieu d’analyses personnelles dispersives, il synthétise les émotions au sein d’un ordre plus général et classique.

Dans J’ai tué (1919), Cendrars emploie même le pointillisme. « Tout pète, craque, tonne, tout à la fois. Embrasement général. Mille éclatements. Des feux, des brasiers, des explosions. C’est l’avalanche des canons. Le roulement. Les barrages. Le pilon. Sur la lueur des départs se profilent éperdus des hommes obliques, l’index d’un écriteau, un cheval fou. Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium… » Ou dans la magistrale attaque contre la tranchée ennemie : « …Voilà le groupe qui stimule les autres. Le fanfaron se fait petit. L’âne brait. Le lâche se cache. Le faible tombe sur les genoux. Le voleur vous abandonne. Il y en a qui escomptent d’avance des porte-monnaies. Le froussard se carapate dans un trou. Il y en a qui font le mort. Et il y a toute la bande des pauvres bougres qui se font bravement tuer sans savoir comment ni pourquoi. Et il en tombe ! Maintenant les grenades éclatent comme dans une eau profonde. On est entouré de flammes et de fumées. Et c’est une peur insensée qui vous culbute dans la tranchée allemande. »

Dans Profond aujourd’hui (1917) (13), le poète avait déjà annoncé ce procédé. Page excellente que ce Profond aujourd’hui. Un peu périmée* par son adoration de la machine, de la science et du mouvement, mais où l’artiste a eu l’habileté de fuir le manifeste, même s’il louvoie dans ses eaux.

Ce début de siècle, peut-être le caractérisera-t-on plus tard comme l’époque du manifeste. Une époque révolue. Aragon a eu l’esprit de lui donner le coup de grâce avec l’impayable Manifeste du scandale pour le scandale (14). C’est fini.

Je dois éclaircir ce que j’ai dit plus haut : je ne compare pas le pointillisme pictural avec le procédé de Cendrars. J’ai employé un mot capable d’exprimer ce que je veux dire. La prose de Cendrars a un caractère autre que le pointillisme dissolvant et enveloppant d’un Signac ou d’un Previati. Chaque mot, chaque phrase courte, à la signification exacte, essentielle, concourt, par juxtaposition, en une synthèse systématique, à une architecture extraordinairement équilibrée et franche. Et ainsi, rapide, cinématique, cette prose crée une vie intense — ultra-réalisme d’objectivation dramatique, jamais vu encore dans la prose française, mesurée et stylisée. Sincérité d’expression qui touche parfois à la sécheresse. Naïveté primitive, volontairement pauvre, Cendrars a découvert le secret de certaines phrases musicales des primitifs, sauvages ou populaires, et la rigidité crue, plastique, pierreuse, des légendes nègres qu’il a su si bien réunir dans l’Anthologie. Phrases musicales ou légendes qui, à travers des générations et des générations, se sont construites, stratifiées, condensées, pour acquérir finalement une sobre concision, comme indifférente et stoïque, mais qui au fond conserve la douleur continue, la force en lutte ouverte, la joie intermittente des hommes qui se succèdent. Ce qui ne veut pas dire que Cendrars soit définitif. Mais je crois que, principalement dans ses poèmes, il a réalisé l’expression définitive de la décennie 1910-1920.

Dans La Fin du monde, encore, on trouvera le même artiste. Dans les deux autres livres de prose publiés après la guerre, dans Moganni Nameh (15), livre inférieur, comme dans L’Eubage, Cendrars est déjà moins énergique et plus délectable. Cela peut se justifier en partie par le sujet… Livres d’une fantaisie un peu facile, où l’on reconnaîtra, entachant le pur minerai de la personnalité Cendrars, le calcaire d’autres sources. Et de même que l’esprit, dans ces œuvres, le style faiblit. Plus agréable peut-être… Les images scintillent d’un abondant éclat. Ce n’est plus le Cendrars à la prose incontestablement forte des autres œuvres. Que l’on compare :

L’Eubage, chap. 1er : « Après avoir levé l’ancre, nous quittâmes la Terre pour entrer dans cet océan de lumière solaire qu’est notre atmosphère respirable. Ayant atteint ses extrêmes limites, nous nous engageâmes résolument dans les rapides de la région de l’ozone. Nous allions si vite que nous ne pouvions estimer la vitesse acquise et qu’il nous semblait rester immobiles. La Terre était invisible dans notre sillage et devant nous les astres n’existaient plus. Enfin nous fîmes la grande chute dans le vide, éclaboussés par une écume d’étoiles. Nous louvoyâmes devant la Grand’Ourse durant sept siècles d’horloge, passant souvent sous des arcs-en-ciel noirs ; puis, ayant doublé le cap d’Orion, nous piquâmes droit devant nous dans la direction du Sud qui est le Nord du Ciel. Nous pêchions des êtres interstellaires qui nous ébahissaient tant ils nous semblaient étranges, mais dont la chair exquise nous régalait et était un précieux adjuvant à l’ordinaire de l’équipage…(16) » La phrase s’allonge, sensuelle. Cadences. L’adjectif n’est pas indispensable : il colore et harmonise.

Mais voici le chap. 1er de La Fin du monde : « C’est le 31 décembre. Dieu le père est à son bureau américain. Il signe hâtivement d’innombrables papiers. Il est en bras de chemise et a un abat-jour vert sur les yeux. Il se lève, allume un gros cigare, consulte sa montre, marche nerveusement dans son cabinet, va et vient en mâchonnant son cigare. Il se rassied à son bureau, repousse fiévreusement les papiers qu’il vient de signer et ouvre le Grand Livre qui est à sa droite. Il le compulse un instant, note des chiffres au crayon sur son bloc-notes, souffle la cendre de son cigare qui est tombée entre les pages du livre. Il s’empare soudain du téléphone et téléphone furieusement. Il convoque ses chefs de rayon.(17) » Pleine synthèse. Objectivation directe. L’adjectif fonctionne bien. Le conteur disparaît. Vie. Mise en mouvement du lecteur. Collaboration.

D’ailleurs, ce qui déplaît le plus dans les livres de pleine fantaisie, c’est l’observation absolument passive à laquelle est soumis le lecteur. Voilà pourquoi j’apprécie peu Lautréamont. Je préfère Jules Verne et Sue…

Et ce n’est pas mon moindre mérite que de citer le roi des Voleurs.

Ce dosage bien mesuré entre la fantaisie sentimentale et la vérité vive, qui se trouve dans Une Saison en Enfer, dans Le Poète assassiné, il faudra le chercher dans Le Panama. Alors apparaît le chef-d’œuvre.

Comme prosateur, Cendrars m’intéresse principalement par sa manière de travailler le mot. J’apprécie surtout le problème de la forme, dont il a donné les deux solutions différentes, caractérisées surtout par L’Eubage et J’ai tué. Je préfère de loin l’action rapide de celui-ci à la divagation colorée de celui-là. La prose française est blanche… Je ne sais plus qui a dit cela. Profond aujourd’hui, J’ai tué, La Fin du monde sont blancs.

Mais chez Cendrars le poète est plus grand que le prosateur.

Une fois le sol de la poésie française labouré par ces précurseurs que furent Rimbaud, Laforgue et Lautréamont, fortifié par l’engrais américain de « Walt Whitman, a Kosmos, of Manhattan the son (18) », arrosé principalement par le Belge Verhaeren, surgit un arbre magique : Guillaume Apollinaire. On ne discutera pas l’influence de ce dernier sur la poésie moderne française. Remy de Gourmont est la seule influence acceptée par Cendrars sur sa personnalité… Respectons l’opinion du poète. Mais j’ai qualifié Apollinaire d’arbre magique. Pour pouvoir affirmer à présent que ses graines ont produit des arbres différents de lui. L’influence de Gourmont sera également juste… Mais imperceptible, ou plutôt virtuelle. Et, plus encore que sa critique psychologique et illuminée, je crois que la grande influence, l’influence majeure, nous est venue de la psychologie expérimentale elle-même, qui a permis de pénétrer dans les arcanes du procédé par lequel Rimbaud avait génialement construit les Illuminations. C’est la psychologie expérimentale qui nous a révélé les sources véritables du lyrisme pur.

Et Cendrars s’approche du lyrisme pur plus qu’aucun autre poète moderne. Jamais la subconscience n’a été mise à nu avec autant d’exactitude et de sincérité que dans les Dix-neuf poèmes élastiques (écrits en 1913 et 1914) (19). Si dans les Pâques à New York (1912), encore, une certaine organisation intellectuelle et consciente (couplage de versets rimés, une certaine logique dans l’enchaînement des idées) se perçoit ; (je ne connais pas la Légende de Novgorode, de 1909, ni Séquences, de 1913, absolument introuvables) ; si dans les chefs-d’œuvre du poète, Prose du Transsibérien et Le Panama, la désignation même du sujet oblige à un effort de l’attention directrice qui intellectualise un peu ces poèmes ; dans Dix-neuf poèmes élastiques, désormais, le lyrisme subconscient s’exprime quasiment de manière intégrale. Seul un esprit dépourvu de la moindre vanité littéraire et de toute rhétorique peut atteindre cette expression pour ainsi dire complète du lyrisme pur. Les métaphores elles-mêmes perdent ce charme de transposition et de fantaisie dont l’intelligence les revêt généralement ; et les images corrélées apparaissent, dépourvues de tout embellissement intellectuel, dans toute leur efficacité et leur cristalline pureté. Dans « Journal » :

J’ai passé une triste journée à penser à mes amis
Et à lire le journal
Christ
Vie crucifiée dans le journal grand ouvert que je tiens les bras tendus
Envergures
Fusées
Ébullition
Cris
On dirait un aéroplane qui tombe.
C’est moi.

De « Mardi gras », voyez ce finale :

Il y a des heures qui sonnent
Montjoie !
L’olifant de Roland
Mon taudis de New-York
Les livres
Les messages télégraphiques
Et le soleil t’apporte le beau corps d’aujourd’hui dans les coupures des journaux
Ces langes

Mais en réalité ces poèmes se sont libérés des métaphores. Il y a en eux la simplicité qui vient de l’incomparable sobriété mécanique. De prime abord, ils sont presque désagréables. Il reste toujours en nous, quels que soient nos efforts, une certaine dose de rhétorique et de conventionnel, à quoi pareille sincérité répugne. Ultra-réaliste.

Ne le nions pas : le subconscient est éminemment réaliste. Il se libère, dans sa manière d’agir, de ces fonctions (dites cognitives, ah !) de l’intelligence : la raison, la conscience, la compréhension intellective (mieux : l’appréhension), et principalement l’imagination, qui dénaturent la réalité. Le subconscient (Delwshauvers) n’a à voir qu’avec les sensations remémorées, les associations d’images proprement dites, la distraction, la cénesthésie, qui en font l’exact miroir de l’extérieur, humain et non personnel, et réaliste. Cendrars lui-même observe cela et l’applique quand il écrit, dans « Titres » :

Formes sueurs chevelures
Le bond d’être
Dépouillé
Premier poème sans métaphores
Sans images
Nouvelles
L’esprit nouveau
Les accidents des féeries
400 fenêtres ouvertes…

Un exemple magistral :

Je suis un monsieur qui en des express fabuleux traverse les toujours mêmes Europes et regarde découragé par la portière
Le paysage ne m’intéresse plus
Mais la danse du paysage
La danse du paysage
Danse-paysage
Paritatitata
Je tout-tourne
                    de « Ma danse »

Dans cette application poétique du lyrisme pur, réside la grande importance de Blaise Cendrars, en même temps que la grande émotion de ses poèmes.

Comme base spirituelle constructive, je l’ai dit, son principe générique est l’emploi le plus serré possible du subconscient. Et de là découle toute sa poétique. Sur celle-ci, il n’y a rien à dire. Ou plutôt : il y a trop à dire. Simplement, parce qu’il utilise la liberté apparemment vagabonde des parties profondes de l’être, il n’y a pas moyen d’organiser à propos de cette poétique un traité ou ne serait-ce qu’une liste de lois de versification. On peut seulement constater le beau désordre de la liberté la plus résolue. Mais une liberté dont il n’abuse pas comme l’Allemand Becher, comme l’Américain Sandburg, qui organisent en un seul vers des phrases et des périodes de 5, 7, 12 lignes et plus ! Comme Whitman lui-même, d’ailleurs. Dans « Salut au monde », on trouve le vers : « I see them raised high with stones by the marge of restless oceans, that the dead men’s spirits when they wearied of their quiet graves might rise up through the mounds and gaze on the tossing billows, and be refresh’d by storms, immensity, liberty, action. » On peut seulement constater, disais-je, dans les poèmes de Cendrars, ce beau désordre qui n’en est pas un. Parce qu’on y surprend l’ordre mystérieux du subconscient associant et coordonnant les sensations ; légitimant la distraction ; dirigeant la rêverie ; enchaînant réalités, émotions et souvenirs en un tout harmonieux et cohérent.

Certains de ses poèmes, notamment la Prose du Transsibérien, où se trouve le fameux passage des associations d’images :

Tric-trac
Billard
Caramboles
Paraboles
La voie ferrée est une nouvelle géométrie
Syracuse
Archimède
Et les soldats
Et les galères
Et les vaisseaux
Et les engins prodigieux qu’il inventa
Et toutes les tueries
L’histoire antique
L’histoire moderne
Les tourbillons
Les naufrages
Même celui du Titanic que j’ai lu dans le journal… ;

certains poèmes de Cendrars sont de magnifiques leçons pratiques sur le moi profond.

Durant ses deux années d’intense production lyrique, 1913 et 1914, le poète, fuyant toujours plus la clarification analytique intellectuelle, s’est peu à peu concrétisé, synthétisé jusqu’à obtenir l’ascétisme d’expression des Dix-neuf poèmes élastiques. Son vers s’est raccourci, se réduisant bien souvent au mot. Les poèmes sont passés eux-mêmes de cette éloquente prolixité de Pâques, de l’harmonieuse constitution du Panama et de la Prose du Transsibérien, au petit poème de quelques lignes, véritablement schématique. Ne les a-t-il pas appelés élastiques ? Mais jamais Cendrars, pour sobre qu’il soit devenu, n’est tombé dans la sécheresse, aride et déjà rébarbative, de certains poètes de Der Sturm. Dans le dernier numéro de la revue hollandaise Het Overzicht, on transcrivait encore ce poème de Thomas Ring, membre du groupe que dirige Hervarth Walden :

Rat wüstet Weh
und
wehe wüste
wüstet
wüst
o
weh
o
rot
weh
o. (20)

Seul un poète allemand a su atteindre, dans la synthèse phraséologique, la juste mesure obtenue par Cendrars : Kurt Heinicke.

Cette juste mesure, que l’on pourrait dire classique, des Dix-neuf poèmes élastiques où dominent, véritables bijoux, « Journal », « Tour », « Portrait », « Atelier », « Ma danse », « Aux 5 coins » et « Construction », représente déjà Cendrars dans la pleine possession de la manière de s’exprimer qu’il recherchait. Avec une amicale ironie, on pourrait lui faire observer qu’en atteignant les antipodes de la rhétorique, il est tombé dans une rhétorique personnelle. Oui. Dix-neuf poèmes élastiques représente déjà la systématisation de moyens d’expression individuels.

La plus pure et la plus parfaite manifestation que Cendrars nous ait donnée de la véritable liberté se trouve dans ses deux chefs-d’œuvre : Prose du Transsibérien et Le Panama. Là, à l’exacte correspondance entre l’expression formelle et le lyrisme pur, s’associe (principalement par l’effort de l’attention) l’équilibre entre la manifestation subconsciente et la conscience.

Et, dans ces deux poèmes, il est devenu le plus authentique des poètes cosmiques. Ample, palpitant, avec une sonore grandeur :

Les catapultes du soleil assiègent les tropiques irascibles
Riche Péruvien propriétaire de l’exploitation de guano d’Angamos
On lance l’Acaraguan Bananan
À l’ombre
Les mulâtres hospitaliers
L’oiseau-secrétaire est un éblouissement
Belles dames plantureuses
On boit des boissons glacées sur la terrasse
Un torpilleur brûle comme un cigare
Une partie de polo dans le champ d’ananas
Et les palétuviers éventent les jeunes filles studieuses
My gun
Coup de feu
Un observatoire au flanc du volcan
De gros serpents dans la rivière desséchée
Haie de cactus
Un âne claironne la queue en l’air
La petite Indienne qui louche veut se vendre à Buenos-Ayres
Le musicien allemand m’emprunte ma cravache à pommeau d’argent et une paire de gants de Suède
Ce gros Hollandais est géographe
On joue aux cartes en attendant le train
C’est l’anniversaire de la Malaise
Je reçois un paquet à mon nom, 200 000 pésétas et une lettre de mon sixième oncle :
Attends-moi à la factorerie jusqu’au printemps prochain
Amuse-toi bien bois sec et n’épargne pas les femmes
Le meilleur électuaire
Mon neveu…
Et il y avait encore quelque chose
La tristesse
Et le mal du pays.

Cendrars a surpris et capté dans ses vers le vaste bouillonnement de l’univers. À présent, oui : totalement dépourvu de rhétorique, car libre y compris de lui-même et de ses propres procédés. C’est un poète qui ne regarde pas en arrière, en semant des trouvailles, qu’elles soient embryonnaires dans les oeuvres de ses prédécesseurs ou inventées par lui-même. Il n’économise pas, ne conserve pas, ne gaspille pas. Comme le sauvage, il se laisse conduire par la saveur des associations, des sensations, des raisonnements, conjugués seulement par l’intention du poème, il montre, mu par le cosmique enthousiasme, dans une réalité avec laquelle elle n’a jamais été montrée, la vertigineuse éloquence de la vie contemporaine.

Sa manière directe d’exprimer la nature irrésistible, comme inconsciente, par laquelle il manipule l’humanité entière, dans ces poèmes, c’est la poésie la plus représentative de la Babel universelle. Des ailes pareilles ne sont alourdies par aucune abstraction, aucune philosophie politique, aucun idéalisme chimérique de concorde universelle. C’est le monde saisi sur le vif, concret. Parfois, même, ce monde déchire les chairs de la poitrine. Et l’on entend palpiter l’immense cœur :

J’ai vu
J’ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient de l’Extrême-Orient et qui passaient en fantômes.
Et mon œil, comme le fanal d’arrière, court encore derrière ces trains
À Talga 100 000 blessés agonisaient faute de soins
J’ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk
Et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous
J’ai vu dans les lazarets des plaies béantes des blessures qui saignaient à pleines orgues
Et les membres amputés dansaient autour ou s’envolaient dans l’air rauque
L’incendie était sur toutes les faces dans les cœurs
Des doigts tambourinaient sur toutes les vitres
Et sous la pression de la peur les regards crevaient comme des abcès
Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons
Et j’ai vu
J’ai vu des trains de 60 locomotives qui s’enfuyaient à toute vapeur pourchassées par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s’envolaient désespérément après
Disparaître
Dans la direction de Port-Arthur
                    (Prose du Transsibérien)

Cendrars était sur le point de s’attendrir. Mais, en général, il repousse l’émotion du récit. Il n’a pas le courage allemand d’être sentimental. En cela, il est bien français. Très discret. Trop discret. On souhaiterait un peu plus de… De quoi ?... Je l’ignore. Il nous laisse toujours cette sensation d’insatiété, qui est peut-être l’un des secrets de son art. Il faut créer, dans la marge de ces poèmes où le monde palpite, la glose de nos propres palpitations. Ainsi, en se rappelant la mort de son père :

J’avais un beau livre d’images
Un grand lévrier qui s’appelait Dourak
Une bonne anglaise
Banquier
Mon père perdit les 3/4 de sa fortune
Comme nombre d’honnêtes gens qui perdirent leur argent dans ce crach,
Mon père
Moins bête
Perdait celui des autres,
Coups de revolver,
Ma mère pleurait
Et ce soir-là on m’envoya coucher avec la bonne anglaise
                    (Le Panama)

Par la rapidité, l’élasticité et la certitude psychologique avec laquelle il traite la phrase, Cendrars représente le point culminant du vers libre. Il a réalisé celui-ci dans son exacte variété, avec toute la liberté possible, énergique et efficace.

Le vers libre a aujourd’hui acquis, définitivement, ses droits à l’existence. C’est la troisième métrique ; et il lui a fallu un demi-siècle pour s’implanter. Mais je ne crois pas qu’on en restera là. Tout en étant le plus primitif et le plus naturel des modes de versification, il est le plus érudit. Il requiert la riche éducation des élites. Il ne se popularisera pas. Le peuple, la grande majorité des lecteurs (toujours le peuple) réclame cette rythmique facile, où le retour des mêmes mesures et la coïncidence régulière des accents aident la compréhension, éveillent la mémoire et bercent sensuellement. La poésie ne peut se limiter au vers libre, qui exige en même temps l’absence de préjugé du sauvage et le fin esthétisme de ceux qui appartiennent à la grande noblesse intellectuelle. Le poète ne peut en rester là sans se singulariser et se faire rare. Le vers libre ne satisfait pas la bourgeoisie des masses. Il ne sera jamais l’expression favorite de la poétique.

Si Cendrars est déjà humain dans son expression psychologique ; si l’on peut déterminer comme un indice de classicisme l’équilibre qui se constate dans ses poèmes entre l’émotion particulière et l’intérêt général ; d’un autre côté, le vers libre, dont il fait un emploi systématique, est la conséquence finale de l’exaspération romantique.

Il n’est déjà plus possible à un poète de se limiter à une telle versification. Il lui faut obéir à la pression virtuelle des nécessités humaines.

J’avais l’intention de publier dans son intégralité l’un des poèmes de Cendrars, afin que l’on mesure mieux l’immense valeur du poète qui nous rend aujourd’hui visite. J’y ai renoncé. Je reconnais que ces poèmes parlent d’une manière incompréhensible, et de choses non identifiables par l’énorme majorité des lecteurs brésiliens. Défauts de notre semi-culture. Acceptons néanmoins qu’un Brésilien s’en désintéresse et les ignore même, avec l’Europe d’aujourd’hui et les efforts qu’elle fait, vieillie et estropiée, pour se libérer d’elle-même… Mais, alors, que ce Brésilien se retourne attentivement sur lui-même et sur les progrès et les possibilités du pays où il vit. Ce n’est justement pas ce qui se produit. La semi-culture, l’énorme, l’interminable pandémie qui nous afflige, nous autres Sud-Américains, nous transporte dans une Europe déjà morte, une Europe de fiction, et nous conduit à fétichiser le passé européen qui ne peut plus être la manivelle traditionnelle de notre évolution, ni le système circulatoire de notre corps aventurier et neuf. Ceci dit l’esprit parfaitement calme. Il ne s’agit pas d’insulter quoi que ce soit ; ni les parnassiens, ni les arcadiens. Reconnaissons l’existence des ondines du Rhin comme la majesté de Zeus au sommet des marches de l’Olympe. C’est un fait connu que cette créature des Doriens a extrait d’elle-même la fille chérie et la noble protectrice des Hellènes, Pallas Athéna, déesse de la sagesse. Mais il nous faut convenir que si la Sagesse doit exister pour nous, nous devrons l’extraire de nous-mêmes ; elle ne sera ni la Pallas Athéna grecque, ni la Sarasvatî indienne. Pour nous, qui évidemment commençons maintenant à ébaucher notre conscience nationale dans le mortier chaotique de nos aventures et de nos circonstances, la sagesse consistera à observer nos forces présentes avec une meilleure compréhension de nous-mêmes, et à leur adjoindre seulement, du présent des pays européens, engagés depuis plus longtemps dans les recherches de l’esprit et les besoins de la vie, cette part de vérité qui, transplantée dans nos tropiques, pourra prolonger sur ce sol le cheminement de ses racines et produire des fruits féconds et actuels. Nous devons suivre l’exemple des chefs du Brésil colonial qui, comme l’observe Oliveira Viana, ont tout créé en fonction des besoins du peuple et des accidents de la terre. La mésintelligence entre la vérité et l’idéal, voilà la grande cause de nos appauvrissements et de nos pauvretés. Et c’est en grande partie la singerie innée, issue de notre tempérament paresseux et flegmatique, qui nous a conduits à copier constitutions comme écoles littéraires. Il y a une ridicule mésintelligence entre le Brésilien et le Brésil. Tant que cela durera, nous serons un peuple malheureux.

En poésie, domaine à l’origine de cet article, s’il serait servile et même abject d’imiter Cendrars, il est certain que l’exemple de ses poèmes nous rendra plus facile la création de la poésie libre, forte, vibrante, audacieuse et colorée qui doit être celle de notre race en formation. Car si notre race n’est pas libre, forte, vibrante, audacieuse et colorée, elle subira fatalement la mélancolie produite par l’incompréhension de son propre pays, écartelée par l’inadaptation, définitivement vaincue, morte.

Comment aimer sans intérêt ? Odieux est l’entêtement inhumain des platoniciens. Rien n’est bon, ni même beau, qui ne me prodigue ses bienfaits, quand bien même ceux-ci relèveraient d’un plaisir désintéressé, à moi, dans tout ce que je suis : être national, humain. C’est pourquoi j’aime surtout, dans la poésie vivante de France, Blaise Cendrars, car il est pour moi le plus riche de bienfaits. Il m’a libéré de l’incompréhension du passé, qui m’empêchait de vivre sur la terre de mon pays et de mon temps. J’existais sans vivre. Il m’a libéré du rythme impersonnel, en me donnant non pas le sien, mais mon rythme ; tous deux si différents ! Il m’a révélé les pures sources du lyrisme, beaucoup mieux que les écrits d’esthètes et les expériences de laboratoire. Car on suit toujours une route plus sûre quand on a, au lieu de cartes géographiques, un leste et robuste homme de terrain pour compagnon de voyage. J’ai écouté la prédication allemande de l’universalisme. C’était déjà, toutefois, comme un écho du pompeux idéalisme de Whitman… En vain les pages unanimistes de Romains et de ses compagnons m’ont-elles séduit. Et, souvent, une forte émotion me prenait en effet, comme dans le Bourg régénéré, comme dans le Livre d’amour. Mais c’était toujours des idées, des systèmes de pensée, des abstractions. J’admettais l’univers comme une théorie. Les patries étaient des thèses à discuter. La dialectique régnait. C’est Cendrars qui m’a révélé l’univers. Si, du monde, ceux-là m’ont donné une philosophie, Cendrars m’en a donné la connaissance. Et, poète français, il m’a libéré de la France.

Voilà l’homme que São Paulo va accueillir pour quelques mois. À son arrivée, il s’est produit un incident grandiose. Les autorités de Santos ont voulu lui interdire de débarquer, parce qu’il était mutilé. Tout s’est arrangé ; heureusement pour nous, qui allons disposer du poète pour quelque temps. Mais le geste de la police me remplit d’un sincère orgueil. Que viennent donc faire chez nous les mutilés ? Le Brésil n’a pas besoin de mutilés, il a besoin de bras. Le Brésil n’a pas besoin de souvenirs pénibles mais de certitudes joviales. Lors d’un débarquement de vapeur, la police ne pouvait peser les richesses spirituelles que Cendrars nous apportait. Elle lui a interdit d’entrer. Elle a très bien fait. Après renseignement, elle l’a laissé passer. Elle a bien fait, encore une fois. Telle doit être notre manière habituelle de procéder. Nous n’avons rien à apprendre avec M. Henri de Régnier, poète de France. Nous avons beaucoup à apprendre avec Cendrars, poète du monde. M. de Régnier est plus mutilé que Cendrars pour les besoins de l’organisme national.

Pendant un temps, nous aussi, les fameux modernistes brésiliens, avons cru que la France résumait tout l’art. C’était encore l’héritage néfaste des maîtres, presque exclusivement tournés vers la langue du oui. Il a fallu beaucoup d’effort personnel pour qu’au-delà du « jaune la fière couleur des romans de la France à l’étranger », nous percevions qu’il y avait d’autres grandeurs présentes et de nouvelles expressions. Cette connaissance nous a permis de nous intégrer à la conscience de notre pays, car nous sommes devenus les hommes libres que nous sommes aujourd’hui. Brésilien, dépourvu quasiment de toute tradition artistique, dépourvu de l’épouvantable héritage de siècles et de siècles d’intelligence critique, c’est en tant qu’homme libre, indépendant de toute école, française ou italienne, allemande ou portugaise, en tant que sauvage, que je salue le poète français. Il a écrit dans « Hamac » :

Apollinaire
1900-1911
Durant 12 ans seul poète de France

Continuons le poème :

Blaise Cendrars
1912-1924
Durant 12 ans grand poète de France

Ne parlons pas de M. Jean Cocteau.

Février 1924

*
N. B. : Cet ensemble documentaire (traduction, présentation et notes) a été publié initialement dans la revue Constellation Cendrars (Classiques Garnier), n°2, 2018, p. 43-64.

18 juin 2019

La presse se déchaîne pour Pagu

Et c’est au tour de Michael Löwy (lui-même) de saluer comme il se doit l’étonnante autobiographie de Patrícia Galvão (Pagu), Matérialisme & zones érogènes.
Intitulé « Pagu, une communiste rebelle », l’article se lit dans Les Lettres françaises, nouvelle série, n°6 (172) de juin 2019, en page 9.


(On n’oublie pas qu’en 2010/2011, c’est aussi dans les Lettres françaises qu’avait paru, signée par Françoise Han, la toute première recension du tout premier livre du même traducteur. Il s’agissait du célébrissime recueil Bois Brésil d’Oswald de Andrade, poète moderniste que les lecteurs français redécouvrent à présent comme le compagnon de lutte et l’époux atypique de la jeune Pagu…)

11 juin 2019

La presse se déchaîne pour Pagu

Et voici, ma foi, un très bel article, précis, attentif, intelligent, sur Matérialisme & zones érogènes, l’autobiographie de Patrícia Galvão (Pagu).
Fichtrement bien intitulé « La Belle et le Parti », il est signé par Odile Hunoult dans le n°81 d’En attendant Nadeau (en ligne). Bravo !

(Il est toujours réjouissant pour le traducteur, mais surtout stimulant, intellectuellement, de voir — sans sy attendre — un critique suivre ainsi un auteur dont l’introduction en France n’a rien d’évident, mais qui vaut le détour. Frédérique Guétat-Liviani avait déjà remis le couvert, et de belle manière, sur Sitaudis.fr. D’Odile Hunoult, rappelons donc la sublimissime recension du roman Parc industriel, en pleine page de La Quinzaine littéraire en septembre 2015...)

9 juin 2019

Serafín Delmar & Magda Portal - Le droit de tuer (3/15)

Le vent
(M. Portal)

Il était une fois le xxe siècle.
Les aéroplanes, les automobiles, les rayons X, la radio, la divination de pensée, déconcertant le sens de la Vie, créaient une nouvelle logique, sur l’illogique. Apparaissaient Einstein, Spengler, Curie, Voronoff
Le Christ observait depuis sa retraite spirituelle. Les papyrus de la vieille Égypte, les plongeurs de ses yeux n’y fouillaient plus. Les hommes, ces pygmées, en savaient plus que Prométhée le voleur du lumineux secret
Il faisait tourner la boule du monde entre ses doigts de misanthrope céleste, comme une nouvelle fois la conscience des hommes-enfants, pour pétrir la première révolution d’amour. Et il se brûlait les mains sur la guerre européenne
Soudain, sur la tache blanche de la Russie, coulaient des fleuves de larmes, comme pour faire fondre la Sibérie. Et du globe tout entier s’élevaient les vapeurs de l’angoisse, provoquant en lui le vertige des abîmes
Le Christ se fit enfant et descendit
Mais il descendit dans le ventre d’une belle bourgeoise qui ne connaissait rien d’autre que les devoirs de la femme — l’obéissance et la reproduction de l’espèce — et dont l’époux portait les signes distinctifs des assassins impunis : les galons militaires. Et il descendit sans mémoire. Grande vertu des créateurs
Ce fut un bel enfant, bien soigné, et il aida même son père à cracher au visage d’un homme du peuple après avoir bafoué sa dignité. Mais soudain dans les yeux de l’homme s’allumèrent deux lames de poignard pour crier : militaires ! vous finirez par tomber
Et dans le cœur du Christ de huit ans s’éveilla sachka jégouliov.
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« Les frères de la forêt », étrange confrérie de jeunes gens, fils de notables familles du pays. Les crasseux, les haillonneux dont le nom faisait trembler les bourgeois et qui avaient pour habitude de décorer hebdomadairement l’horizon de rouge, quand les crépuscules étaient déjà morts. Les frères de la forêt, qui avaient les arbres pour maisons, et qui concluaient leurs fêtes, après s’être juré d’en finir avec les exploiteurs du peuple, en pleurant au son des balalaïkas naïves comme des enfants
Aurore des révolutions.
Les appels de Dostoïevski, Andreïev, Gorki, se répercutaient jusque dans l’âme des loups des steppes sibériennes, et plus loin, en Chine. Et plus loin encore, en AMÉRIQUE.
L’enfant pâle et dépenaillé, dont la vie avait été semée de cadavres comme d’énormes iris rouges, et dont la réputation sanguinaire se répandait à travers le monde, fut conduit à l’échafaud comme un monstre enragé, par son père. Mais Sachka Jégouliov poussa depuis les racines de la terre, se multipliant jusque là où les chiffres n’arrivent plus. Sachka n’était pas mort ; dans toutes les confréries vengeresses son nom ondoyait en un cri rouge
Les despotismes d’Europe commencèrent à hurler comme des chiens devant les visions d’outre-vie. Sachka Jégouliov tel un fantôme aux dimensions incommensurables s’interposait devant le soleil, et plongeait les hommes dans l’obscurité
Devenu vent il secouait de son onde révolutionnaire les cheveux des étudiants qui dès lors sacrifiaient leur vie, leurs aspirations, leur jeunesse, pour s’offrir à la cause libertaire. Devenu moelle, il parcourait l’épine dorsale des hommes ployée sous l’humiliation, et la redressait jusqu’à la stature de la dignité
Sachka Jégouliov chemina parmi tous les hommes de la Russie de la Liberté. Et il souffla son haleine chaude. Comme un bain électrique, les Hommes se mirent en mouvement. Dans l’air du monde s’insinuait une marseillaise de joie
Mais comme tous les Sachka étaient morts dans les millions de cadavres de la guerre européenne et de la révolution russe, le Christ s’incarna en LÉNINE
Sa compagne, pâle et agitée de grands pressentiments, le poussait à la lutte avec plus d’ardeur. Durant des nuits entières d’insomnies destructrices et constructrices, ils saisissaient les piques de la liberté et démolissaient les palais, où l’on commençait à ériger les ciments de la Conscience libre. Et comme dans l’appel d’Andreïev ou dans les voix de Jeanne d’Arc, il sentait la nouveauté merveilleuse d’un visage nouveau sur le corps du monde. Et il souriait, comme une mère devant l’enfant qui vient de naître.
Le Christ dans la cène sans Judas distribuait à tous les ouvriers du Progrès le pain de la Liberté et le vin de la joie. Les commissaires du travail lui serraient la main. Leurs têtes étaient couvertes, mais dans leurs yeux souriaient les larmes
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À Leningrad se trouve la tombe du Christ. Depuis les plates-formes les vents peuvent entendre les voix des prédicateurs libertaires
La tête du Christ sourit car le rêve qu’il a fait il y a de cela vingt siècles connaît depuis peu sa brûlante et merveilleuse culmination
Mais ce sont les HOMMES qui lui préparèrent le chemin.

Serafín Delmar & Magda Portal - Le droit de tuer (2/15)

Le super-cosmopolitisme de mon ami
(S. Delmar)

Un jour il se trouva par surprise sur le boulevard Montmartre à côté de Joseph Delteil dans le meeting de protestation organisé par les ouvriers des usines de Paris contre l’abus du parlement qui visait à mettre en esclavage la liberté de l’homme marocain et quand les anarchistes en profitèrent pour lancer des bombes sur le palais et jeter des pierres sur le président
Prosper né de cette foule échauffée regardait de ses yeux de feu le va-et-vient des autos — en tapant dans le dos des omnibus, il faisait danser ses doigts sur la tête des impériales et découvrit le crâne d’un jeune Sud-Américain qui fumait tout le crépuscule de Jamaïque
Prosper — j’ignorais comment il s’appelait — était comme l’un de ces bolides qui se présentent au hasard — citoyen du monde — enfant de putain — qui sait !
Sa voix s’éveilla à vingt ans, né au même âge il crachait des insultes contre le siècle tout entier et giflait les entrailles de la vieille Europe qui a peur de l’Amérique qui tend ses bras de poulpe vers l’Univers
Il est aujourd’hui le seul homme libre sans origine, dans l’absolue ignorance de la vie, mais il croit que c’est un film cinématographique tourné en Allemagne pendant la guerre et avec le concours des Zeppelins
Un après-midi d’hiver alors que la neige poudrait le visage de la ville et que le brouillard parfumait ses lèvres paresseuses où se suicident les cris d’effroi que sifflent les canalisations de la misère — il fit une grande découverte, en tirant de l’un de ses cubes cérébraux un poème qui chauffa les pôles et enthousiasma l’équateur — Tous les ateliers crièrent comme pressés par une sonnette tandis qu’ondoyait la fumée de leurs drapeaux
Ce jeune homme à la chevelure provinciale était un poète — sans aucun doute un homme complet — Il embarqua ses inquiétudes dans quelque port pour l’Amérique à la légende dorée, aux espoirs de pomme et aux rires de perroquets sous le soleil du tropique, portant des valises remplies d’illusions et un rare cinétisme de projets. Dans sa mallette il y en avait un intéressant qui piaillait comme un oiseau : La théorie relativiste selon laquelle l’homme fait ce qu’il peut et non ce qu’il veut
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Combien de rires il emmagasina sur son visage quand à bord il écrivit sur la mer ses meilleurs poèmes qu’il effaça avec les vagues vertes et mousseuses du temps, mais il lui reste encore le souvenir de l’émotion qui lui remplissait les poches de tous les hymnes que l’horizon offre aux marins — Oui — celui-là venait tel un timonier lâchant les filets de ses yeux sur la face bleue du panorama où il avait bu plus d’une fois le cognac de l’audace
Il navigua 30 jours sur son navire marchand plein de sauces et de fromages pour New York — là — sur l’avenue Broadway où le plus cosmopolite des voyageurs se voit piétiné par tous les moteurs, où le plus yankee fait crier ses cinq sens pour passer à travers le gélatineux quartier de têtes humaines avec des haut-parleurs et des yeux ruisselants d’essence — Là Prosper noyé sous les gratte-ciel et asphyxié par les réclames courut avec les chevaux Ford à la recherche de Carl Sandburg, avec qui il avait correspondu antérieurement, mais le poète à la pipe éternelle (on dit qu’il est né avec) était au lit occupé à mettre au monde un petit poème de Whitman avec l’assistance de l’obstétricienne miss Amy Lowell — Prosper ne savait pas parler anglais et pensait dans son langage inventé par l’homme qui naît à vingt ans — le plus beau et le plus synthétique que les humains ne sont pas parvenus à comprendre jusqu’à l’apostropher timidement : « Monsieur l’Ambassadeur de Mars »
Cet étrange voleur de métaphores poursuivi par toute la police de l’Académie passa par le pays des Aztèques en tentant d’échapper à la manifestation que lui préparaient une légion de pirates ; parmi eux Maples Arce, Kyn Taniya, Cardoza y Aragón, jusqu’à arriver à Panama — nombril du monde — le canal qu’il avait vu il y a 205 ans en même temps que les submersibles et les automobiles qui volaient
Lui, qui depuis les écluses avait vu se dresser un pont de fer aux frontières d’Europe pour que passent les fils électriques — avait vu aussi les hommes d’aujourd’hui de la taille de la Tour Eiffel, mais les hommes sont 3 centimètres plus petits que lui
Entre ses mains passaient toutes les lignes radiotélégraphiques de la planète — à travers son cerveau — station réceptrice des pensées, vociféraient les journaux les plus importants, ses yeux étaient l’écran des rapides et il arriva avec les portes ouvertes de son âme au Pérou
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Le crépuscule teinté semblait soutenir le quai surveillé par la police. La mer — c’était une mer d’oiseaux et de poissons où flottaient les cadavres gonflés
Des nuées de sang s’échappaient du port qui sentait la matrice pourrie — Les chiens aux langues enflammées traînaient les viscères des ouvriers à travers les rues asphaltées de feu — Les cadavres gonflés comme des navires en cale sèche embarquaient les oiseaux affamés comme les femmes qui se mangeaient les coudes dans les recoins aigus et profonds de la nuit où le gémissement des balles perfora la tempe du silence
Les soldats en patrouille sentaient le cimetière à découvert avec leur habit et leurs chaussures collés au corps, mais crachant la mort sur tous les anarchistes de la Révolution sociale
Le vent traînait des vagues de putréfaction et les enfants disaient adieu à leurs parents sur le pas des portes blessées par la faim — Juste une larme dans les yeux de ces braves enfants
Les patrouilles fantômes scintillaient de leurs baïonnettes, marquant des pas macabres qui résonnaient plus fort dans le creux de la nuit
Par les gorges de quelques rues se hissaient des vivats à la révolution — les tirs s’égrenaient comme d’un enfer et des drapeaux de poudre asphyxiaient la lumière des étoiles
De toute part on voyait des hommes traînés et étranglés, courageusement dignes — les intestins emmêlés dans les pattes des chevaux que montaient les esclaves
Trois jours et la ville sentait la chair humaine en putréfaction — un vent jaune et violet sortait des cadavres étendus
Cinq jours — moururent les chevaux, les chiens et les oiseaux qui picoraient les yeux des corps empoisonnés — Les soldats tombaient en crachant du sang, avec des yeux qui semblaient des lanternes rouges
Deux mois — trois mois — Les squelettes dans les rues servaient de tranchées — Des meutes de chiens étranges et enragés hurlaient désespérément dans la campagne — Depuis les montagnes descendaient les oiseaux carnivores avec leurs becs sanguinolents — Des caravanes de microbes chevauchaient les nuages qui se réfugiaient dans la peste qui visitait un village après l’autre
Les hospices fermèrent leurs portes — La peste envahit les maisons — La ville se squelettifiait dans une couleur vert pâle — Les usines furent paralysées par manque d’hommes — On construisait de nouveaux cimetières
Dans ce terrible désespoir de sang, de sang, de sang, triompha la révolution et le drapeau rouge fut hissé sur les Andes
Des brouettes où tintaient des os passaient dans les rues en direction de la mer — Ce fut la seule fois que mon ami ressentit de la joie dans la vie — et il embrassa le peuple péruvien comme il avait embrassé le peuple russe. En abandonnant un bout de son âme il s’en fut errer comme tous ceux qui n’ont ni patrie ni foyer parmi les peuples d’Amérique, rêvant éveillé à travers les yeux de la LIBERTÉ.

Serafín Delmar & Magda Portal - Le droit de tuer (1/15)

Les hommes de la mer
(S. Delmar)

Tous les marins hurlaient à la nuit comme s’ils avaient des chiens déchirés dans l’âme —
Le sifflement du vent fouillait la proue, où j’abandonnai mes yeux — là se tordirent les ombres du jour pendues par l’horizon — De funéraires sentinelles passaient sur le pont guidées par le froid de l’Est.
La mer dormait comme le vieux capitaine, rêvant aux collines de la côte où les gamins pressent les seins de l’aube pour s’accrocher comme des poulpes affamés et sucer le venin de la misère
Le transatlantique avançait à 16 milles dans une fatigue de continents et une torpeur d’océan
Les travailleurs poitrines découvertes attisaient les fours ardents — les moteurs — comme un cerveau — se désespéraient cinétisés dans la sueur des hommes couverts de bitume — Là, les forts ! — Les hommes ! avec un sourire jaune et les bras cosmiques dynamisaient les hélices
Ah, les forts — ils défilaient à minuit comme des spectres vivants dans les coursives indécises vers leurs cabines abandonnées où la mort veille dans des hymnes de fièvre — simulant la joie dans le whisky de contrebande.
Le capitaine dormait — Dans l’ivresse tous les marins avec leur sauvage exigence sexuelle changeaient de sexe en maudissant la vie, jusqu’à mordre les bouteilles dans des crispations de fauves et mâcher le verre dans une colère que protégeaient leurs larmes
Dans le hall ceux de Wall Street s’amusaient avec le champagne et les serpentins se faisaient des sourires colorés
La joie du dancing se donnait la mort devant les portes avant de sortir — les rires éclataient dans les verres de cristal comme des bulles de savon —
La musique expirait sa dernière note tandis que les couples défilaient vers leurs cabines avec des éclairs d’amour dans le corps —
— La musique décorait le spectacle
Dehors le froid caressait les marins jusqu’au sang. Les mâts se lamentaient dans un silence qui réclamait le bleu —
La NUIT dormait dans les sentines en incrustant des idées chez les marins pleins de solitude, de douleur, de misère, de vice
__________

Dans le salon les privilégiés, les bourgeois, balançaient leur enthousiasme dans les bras des femmes dont les poitrines dressées invitaient à retomber en enfance — Les hommes blonds aux yeux de fer et à l’intelligence de dollar chassaient de leurs arcs ivres tous les regards
__________

La nuit frémissait entre les mains des marins qui brandissaient des poings serrés devant leurs faces noircies — De là naquit la haine et la vengeance culbutée par l’angoisse
Une seule voix s’éveilla et dressés comme les mâts il coula de leurs yeux des étincelles rouges qui leur incendièrent le cerveau — De leurs cavernes les hommes sortaient à demi nus la poitrine battant comme un ressort
__________

— Les hommes se regardaient en s’avalant les uns les autres
Les hommes comme mus par une force électrique — éructant des blasphèmes qui faisaient rougir la brise — se précipitèrent tous dans le salon, la bouche rouge avec les éclats de verre incrustés dans la mâchoire
Se balançait, dans la dépression de leurs yeux qui brillaient jusqu’à produire le frisson, la peste
Comme une bande de mendiants ils regardaient vieillis par la rage le salon pulvérisé de lumière et de rires
Certains demandaient de la liqueur — Soudain la musique se suicida
Les femmes couraient désespérément vers leurs cabines — Un marin aux mains mates tranchait le cou d’un grand gentleman en frac avec un bout de verre difforme qui grinçait dans la gorge
L’homme se débattait entre les jambes comme une vague — Le sang gicla comme d’un jet d’eau à la bouche du marin qui le savoura plein de rage
Les cris coupaient la nuit — à peine sortaient-ils qu’ils allaient s’enterrer dans la mer
Les hommes faces désormais grimaçantes traînaient au bout de leurs cordes, sur le sol ciré comme un miroir cynique qui nous fait voir l’âme inversée, les têtes tranchées sur les fers — et les hommes criaient comme une meute de loups sur la scène délicatement décorée par les mains ensanglantées qui appelaient à l’aide
Plus loin — les femmes se noyaient dans leurs larmes, protégeant leurs enfants contre leurs seins effrayés, mais les hommes, ces hommes aux yeux dilatés et aux mains ensanglantées s’agenouillèrent devant les mères qui se tordaient comme une pelote, s’arrachant les cheveux qui volaient comme des serpents —
Les enfants regardaient d’un air étrange, accrochés aux seins, les marins qui riaient la mâchoire étranglée et enfoncée dans la face
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L’aube épiait craintivement par les vitres — Au lever du jour le capitaine était mort

17 mai 2019

Du nouveau sur Pagu

Une chose doit être dite : quarante ans après les premières recherches sur le sujet, et alors même que les travaux de nature biographique nont pas manqué de s’accumuler, on n’en finit pas d’explorer les archives de presse et de mettre la main sur de nouveaux faits relatifs à la vie stupéfiante de Pagu (Patrícia Galvão, 1910-1962), de réviser, d’augmenter la chronologie de péripéties de toutes sortes, entre menues anecdotes et événements plus ou moins majeurs… Les récentes éditions critiques du roman Parc industriel (française en 2015 et brésilienne en 2018), puis l’édition française de son autobiographie (Matérialisme & zones érogènes, Le Temps des Cerises, 2019), ont pu établir des éléments jusqu’alors inconnus — et vous pensez bien qu’on ne peut pas tout retenir, encore, dans les appareils critiques. Ces apports ne sont jamais vains puisqu’ils permettent à la fois de sortir de l’ornière des clichés approximatifs qui finiraient presque par galvauder une figure trop mythique, et de compléter considérablement notre connaissance et notre compréhension d’une « vie-œuvre » autrefois défrichée par Augusto de Campos, ce pionnier.

L’internationale des amis de Pagu fait son œuvre (tandis que sétoffent les bibliothèques numériques), et pour cette fois c’est la chercheuse et écrivaine brésilienne Adriana Armony, qui enquête actuellement sur le séjour parisien de Pagu de l’été 1934 à l’été 1935 (période peu ou prou connue, mais encore très imprécisément documentée, mal balisée), qui vient de nous dégoter ces petites nouvelles parues dans le n°265 de La Défense (Organe de la Section française du Secours Rouge International) (Paris, 8e année), en date du vendredi 7 septembre 1934.


Une arrestation de plus, dans le parcours erratique de la jeune militante communiste qui était partie seule, à 23 ans, faire le tour du monde, et déjà une menace d’expulsion alors qu’elle venait juste de débarquer à Paris, expulsion qui ne devait intervenir, dans d’autres circonstances, qu’un an plus tard.

En page 3 de cette livraison de La Défense, une notule insérée dans la « Quinzaine de la répression (du 16 au 31 août) / Contre les immigrés » donnait ainsi l’alerte, coquille comprise : « Galvao Pagne [sic] est arrêtée sans motif et expulsée de France. »

   

Absconse information développée en page 4, dans « La page de nos correspondants : la vie de nos comités et les petites nouvelles des villes & villages », rubrique « De la région parisienne » :

Une scandaleuse expulsion dans le 17e
     
Notre camarade Patricia Galvao, de nationalité brésilienne, a été arrêtée samedi 26 août, sous prétexte de distribution de tracts. Elle se trouvait dans le square des Batignolles où avait lieu effectivement une distribution de tracts contre les manœuvres aériennes, mais elle n’y participait pas, étant au bras de son compagnon. Le gardien du square la désigna aux agents parce qu’elle portait une cravate rouge.
Patricia Galvao ne fut relâchée que lundi soir, après être restée plus de 24 heures sans nourriture, après avoir été insultée grossièrement, et on lui signifia alors un arrêté d’expulsion.
Contre cet acte d’arbitraire, les travailleurs du 17e doivent protester, signer par milliers des listes de pétition pour obtenir le retrait de cette mesure inique.
    

  

Voilà donc en partie éclaircies, et ce n’est pas rien, la date et les circonstances de l’une des arrestations de Pagu durant son étape parisienne, qui furent, croit-on savoir, au nombre de trois. L’écho nous dit quelque chose, en outre, de l’intégration de la « camarade » Pagu dans les réseaux militants, communistes ou antifascistes, alors actifs dans la capitale française. Il faudrait aussi identifier, un jour, peut-être, quel fut ce « compagnon » de la belle Pagu (déjà séparée d’Oswald de Andrade) ; pour sûr quelque descendant aurait des souvenirs à divulguer, qui sait quelques papiers et documents oubliés dans un grenier ? Affaire à suivre, naturellement.

Source des images : gallica.bnf.fr / BnF

11 mai 2019

Matérialisme & zones érogènes : rencontre autour de la Brésilienne Pagu


La librairie Texture et les éditions Le Temps des Cerises, dans le cadre de la Semaine de l’Amérique latine et des Caraïbes, vous invitent à une rencontre autour de Pagu (Patrícia Galvão, 1910-1962), écrivaine et militante révolutionnaire brésilienne, auteure du roman prolétarien Parc industriel et de l’autobiographie Matérialisme & zones érogènes, tous deux traduits par Antoine Chareyre.

Présentation, lecture et discussion en présence du traducteur, avec la participation d’Élodie Dupau et de Juliette Combes.

Jeudi 23 mai, 19h30
Librairie Texture
94 av. Jean Jaurès, Paris 19e