Les
hommes de la mer
(S. Delmar)
Tous
les marins hurlaient à la nuit comme s’ils avaient des chiens déchirés dans
l’âme —
Le
sifflement du vent fouillait la proue, où j’abandonnai mes yeux — là se
tordirent les ombres du jour pendues par l’horizon — De funéraires
sentinelles passaient sur le pont guidées par le froid de l’Est.
La
mer dormait comme le vieux capitaine, rêvant aux collines de la côte où les
gamins pressent les seins de l’aube pour s’accrocher comme des poulpes affamés
et sucer le venin de la misère
Le
transatlantique avançait à 16 milles dans une fatigue de continents et une
torpeur d’océan
Les
travailleurs poitrines découvertes attisaient les fours ardents — les
moteurs — comme un cerveau — se désespéraient cinétisés dans la sueur
des hommes couverts de bitume — Là, les forts ! — Les
hommes ! avec un sourire jaune et les bras cosmiques dynamisaient les
hélices
Ah,
les forts — ils défilaient à minuit comme des spectres vivants dans les
coursives indécises vers leurs cabines abandonnées où la mort veille dans des
hymnes de fièvre — simulant la joie dans le whisky de contrebande.
Le
capitaine dormait — Dans l’ivresse tous les marins avec leur sauvage
exigence sexuelle changeaient de sexe en maudissant la vie, jusqu’à mordre les
bouteilles dans des crispations de fauves et mâcher le verre dans une colère que
protégeaient leurs larmes
Dans
le hall ceux de Wall Street s’amusaient avec le champagne et les serpentins se
faisaient des sourires colorés
La
joie du dancing se donnait la mort devant les portes avant de sortir — les
rires éclataient dans les verres de cristal comme des bulles de savon —
La
musique expirait sa dernière note tandis que les couples défilaient vers leurs
cabines avec des éclairs d’amour dans le corps —
— La
musique décorait le spectacle
Dehors
le froid caressait les marins jusqu’au sang. Les mâts se lamentaient dans un
silence qui réclamait le bleu —
La
NUIT dormait dans les sentines en incrustant des idées chez les marins pleins
de solitude, de douleur, de misère, de vice
__________
Dans
le salon les privilégiés, les bourgeois, balançaient leur enthousiasme dans les
bras des femmes dont les poitrines dressées invitaient à retomber en enfance
— Les hommes blonds aux yeux de fer et à l’intelligence de dollar
chassaient de leurs arcs ivres tous les regards
__________
La
nuit frémissait entre les mains des marins qui brandissaient des poings serrés
devant leurs faces noircies — De là naquit la haine et la vengeance culbutée
par l’angoisse
Une
seule voix s’éveilla et dressés comme les mâts il coula de leurs yeux des
étincelles rouges qui leur incendièrent le cerveau — De leurs cavernes les
hommes sortaient à demi nus la poitrine battant comme un ressort
__________
— Les
hommes se regardaient en s’avalant les uns les autres
Les
hommes comme mus par une force électrique — éructant des blasphèmes qui
faisaient rougir la brise — se précipitèrent tous dans le salon, la bouche
rouge avec les éclats de verre incrustés dans la mâchoire
Se
balançait, dans la dépression de leurs yeux qui brillaient jusqu’à produire le
frisson, la peste
Comme
une bande de mendiants ils regardaient vieillis par la rage le salon pulvérisé
de lumière et de rires
Certains
demandaient de la liqueur — Soudain la musique se suicida
Les
femmes couraient désespérément vers leurs cabines — Un marin aux mains
mates tranchait le cou d’un grand gentleman en frac avec un bout de verre
difforme qui grinçait dans la gorge
L’homme
se débattait entre les jambes comme une vague — Le sang gicla comme d’un
jet d’eau à la bouche du marin qui le savoura plein de rage
Les
cris coupaient la nuit — à peine sortaient-ils qu’ils allaient s’enterrer
dans la mer
Les
hommes faces désormais grimaçantes traînaient au bout de leurs cordes, sur le
sol ciré comme un miroir cynique qui nous fait voir l’âme inversée, les têtes
tranchées sur les fers — et les hommes criaient comme une meute de loups
sur la scène délicatement décorée par les mains ensanglantées qui appelaient à
l’aide
Plus
loin — les femmes se noyaient dans leurs larmes, protégeant leurs enfants
contre leurs seins effrayés, mais les hommes, ces hommes aux yeux dilatés et
aux mains ensanglantées s’agenouillèrent devant les mères qui se tordaient
comme une pelote, s’arrachant les cheveux qui volaient comme des serpents —
Les
enfants regardaient d’un air étrange, accrochés aux seins, les marins qui
riaient la mâchoire étranglée et enfoncée dans la face
__________
L’aube
épiait craintivement par les vitres — Au lever du jour le capitaine était
mort
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