9 juin 2019

Serafín Delmar & Magda Portal - Le droit de tuer (2/15)

Le super-cosmopolitisme de mon ami
(S. Delmar)

Un jour il se trouva par surprise sur le boulevard Montmartre à côté de Joseph Delteil dans le meeting de protestation organisé par les ouvriers des usines de Paris contre l’abus du parlement qui visait à mettre en esclavage la liberté de l’homme marocain et quand les anarchistes en profitèrent pour lancer des bombes sur le palais et jeter des pierres sur le président
Prosper né de cette foule échauffée regardait de ses yeux de feu le va-et-vient des autos — en tapant dans le dos des omnibus, il faisait danser ses doigts sur la tête des impériales et découvrit le crâne d’un jeune Sud-Américain qui fumait tout le crépuscule de Jamaïque
Prosper — j’ignorais comment il s’appelait — était comme l’un de ces bolides qui se présentent au hasard — citoyen du monde — enfant de putain — qui sait !
Sa voix s’éveilla à vingt ans, né au même âge il crachait des insultes contre le siècle tout entier et giflait les entrailles de la vieille Europe qui a peur de l’Amérique qui tend ses bras de poulpe vers l’Univers
Il est aujourd’hui le seul homme libre sans origine, dans l’absolue ignorance de la vie, mais il croit que c’est un film cinématographique tourné en Allemagne pendant la guerre et avec le concours des Zeppelins
Un après-midi d’hiver alors que la neige poudrait le visage de la ville et que le brouillard parfumait ses lèvres paresseuses où se suicident les cris d’effroi que sifflent les canalisations de la misère — il fit une grande découverte, en tirant de l’un de ses cubes cérébraux un poème qui chauffa les pôles et enthousiasma l’équateur — Tous les ateliers crièrent comme pressés par une sonnette tandis qu’ondoyait la fumée de leurs drapeaux
Ce jeune homme à la chevelure provinciale était un poète — sans aucun doute un homme complet — Il embarqua ses inquiétudes dans quelque port pour l’Amérique à la légende dorée, aux espoirs de pomme et aux rires de perroquets sous le soleil du tropique, portant des valises remplies d’illusions et un rare cinétisme de projets. Dans sa mallette il y en avait un intéressant qui piaillait comme un oiseau : La théorie relativiste selon laquelle l’homme fait ce qu’il peut et non ce qu’il veut
__________

Combien de rires il emmagasina sur son visage quand à bord il écrivit sur la mer ses meilleurs poèmes qu’il effaça avec les vagues vertes et mousseuses du temps, mais il lui reste encore le souvenir de l’émotion qui lui remplissait les poches de tous les hymnes que l’horizon offre aux marins — Oui — celui-là venait tel un timonier lâchant les filets de ses yeux sur la face bleue du panorama où il avait bu plus d’une fois le cognac de l’audace
Il navigua 30 jours sur son navire marchand plein de sauces et de fromages pour New York — là — sur l’avenue Broadway où le plus cosmopolite des voyageurs se voit piétiné par tous les moteurs, où le plus yankee fait crier ses cinq sens pour passer à travers le gélatineux quartier de têtes humaines avec des haut-parleurs et des yeux ruisselants d’essence — Là Prosper noyé sous les gratte-ciel et asphyxié par les réclames courut avec les chevaux Ford à la recherche de Carl Sandburg, avec qui il avait correspondu antérieurement, mais le poète à la pipe éternelle (on dit qu’il est né avec) était au lit occupé à mettre au monde un petit poème de Whitman avec l’assistance de l’obstétricienne miss Amy Lowell — Prosper ne savait pas parler anglais et pensait dans son langage inventé par l’homme qui naît à vingt ans — le plus beau et le plus synthétique que les humains ne sont pas parvenus à comprendre jusqu’à l’apostropher timidement : « Monsieur l’Ambassadeur de Mars »
Cet étrange voleur de métaphores poursuivi par toute la police de l’Académie passa par le pays des Aztèques en tentant d’échapper à la manifestation que lui préparaient une légion de pirates ; parmi eux Maples Arce, Kyn Taniya, Cardoza y Aragón, jusqu’à arriver à Panama — nombril du monde — le canal qu’il avait vu il y a 205 ans en même temps que les submersibles et les automobiles qui volaient
Lui, qui depuis les écluses avait vu se dresser un pont de fer aux frontières d’Europe pour que passent les fils électriques — avait vu aussi les hommes d’aujourd’hui de la taille de la Tour Eiffel, mais les hommes sont 3 centimètres plus petits que lui
Entre ses mains passaient toutes les lignes radiotélégraphiques de la planète — à travers son cerveau — station réceptrice des pensées, vociféraient les journaux les plus importants, ses yeux étaient l’écran des rapides et il arriva avec les portes ouvertes de son âme au Pérou
__________

Le crépuscule teinté semblait soutenir le quai surveillé par la police. La mer — c’était une mer d’oiseaux et de poissons où flottaient les cadavres gonflés
Des nuées de sang s’échappaient du port qui sentait la matrice pourrie — Les chiens aux langues enflammées traînaient les viscères des ouvriers à travers les rues asphaltées de feu — Les cadavres gonflés comme des navires en cale sèche embarquaient les oiseaux affamés comme les femmes qui se mangeaient les coudes dans les recoins aigus et profonds de la nuit où le gémissement des balles perfora la tempe du silence
Les soldats en patrouille sentaient le cimetière à découvert avec leur habit et leurs chaussures collés au corps, mais crachant la mort sur tous les anarchistes de la Révolution sociale
Le vent traînait des vagues de putréfaction et les enfants disaient adieu à leurs parents sur le pas des portes blessées par la faim — Juste une larme dans les yeux de ces braves enfants
Les patrouilles fantômes scintillaient de leurs baïonnettes, marquant des pas macabres qui résonnaient plus fort dans le creux de la nuit
Par les gorges de quelques rues se hissaient des vivats à la révolution — les tirs s’égrenaient comme d’un enfer et des drapeaux de poudre asphyxiaient la lumière des étoiles
De toute part on voyait des hommes traînés et étranglés, courageusement dignes — les intestins emmêlés dans les pattes des chevaux que montaient les esclaves
Trois jours et la ville sentait la chair humaine en putréfaction — un vent jaune et violet sortait des cadavres étendus
Cinq jours — moururent les chevaux, les chiens et les oiseaux qui picoraient les yeux des corps empoisonnés — Les soldats tombaient en crachant du sang, avec des yeux qui semblaient des lanternes rouges
Deux mois — trois mois — Les squelettes dans les rues servaient de tranchées — Des meutes de chiens étranges et enragés hurlaient désespérément dans la campagne — Depuis les montagnes descendaient les oiseaux carnivores avec leurs becs sanguinolents — Des caravanes de microbes chevauchaient les nuages qui se réfugiaient dans la peste qui visitait un village après l’autre
Les hospices fermèrent leurs portes — La peste envahit les maisons — La ville se squelettifiait dans une couleur vert pâle — Les usines furent paralysées par manque d’hommes — On construisait de nouveaux cimetières
Dans ce terrible désespoir de sang, de sang, de sang, triompha la révolution et le drapeau rouge fut hissé sur les Andes
Des brouettes où tintaient des os passaient dans les rues en direction de la mer — Ce fut la seule fois que mon ami ressentit de la joie dans la vie — et il embrassa le peuple péruvien comme il avait embrassé le peuple russe. En abandonnant un bout de son âme il s’en fut errer comme tous ceux qui n’ont ni patrie ni foyer parmi les peuples d’Amérique, rêvant éveillé à travers les yeux de la LIBERTÉ.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire