Le
super-cosmopolitisme de mon ami
(S. Delmar)
Un
jour il se trouva par surprise sur le boulevard Montmartre à côté de Joseph
Delteil dans le meeting de protestation organisé par les ouvriers des usines de
Paris contre l’abus du parlement qui visait à mettre en esclavage la liberté de
l’homme marocain et quand les anarchistes en profitèrent pour lancer des bombes
sur le palais et jeter des pierres sur le président
Prosper
né de cette foule échauffée regardait de ses yeux de feu le va-et-vient des
autos — en tapant dans le dos des omnibus, il faisait danser ses doigts
sur la tête des impériales et découvrit le crâne d’un jeune Sud-Américain qui
fumait tout le crépuscule de Jamaïque
Prosper
— j’ignorais comment il s’appelait — était comme l’un de ces bolides
qui se présentent au hasard — citoyen du monde — enfant de putain — qui
sait !
Sa
voix s’éveilla à vingt ans, né au même âge il crachait des insultes contre le
siècle tout entier et giflait les entrailles de la vieille Europe qui a peur de
l’Amérique qui tend ses bras de poulpe vers l’Univers
Il
est aujourd’hui le seul homme libre sans origine, dans l’absolue ignorance de
la vie, mais il croit que c’est un film cinématographique tourné en Allemagne
pendant la guerre et avec le concours des Zeppelins
Un
après-midi d’hiver alors que la neige poudrait le visage de la ville et que le
brouillard parfumait ses lèvres paresseuses où se suicident les cris d’effroi
que sifflent les canalisations de la misère — il fit une grande découverte,
en tirant de l’un de ses cubes cérébraux un poème qui chauffa les pôles et
enthousiasma l’équateur — Tous les ateliers crièrent comme pressés par une
sonnette tandis qu’ondoyait la fumée de leurs drapeaux
Ce
jeune homme à la chevelure provinciale était un poète — sans aucun doute
un homme complet — Il embarqua ses inquiétudes dans quelque port pour
l’Amérique à la légende dorée, aux espoirs de pomme et aux rires de perroquets sous
le soleil du tropique, portant des valises remplies d’illusions et un rare
cinétisme de projets. Dans sa mallette il y en avait un intéressant qui
piaillait comme un oiseau : La théorie relativiste selon laquelle l’homme
fait ce qu’il peut et non ce qu’il veut
__________
Combien
de rires il emmagasina sur son visage quand à bord il écrivit sur la mer ses
meilleurs poèmes qu’il effaça avec les vagues vertes et mousseuses du temps,
mais il lui reste encore le souvenir de l’émotion qui lui remplissait les
poches de tous les hymnes que l’horizon offre aux marins — Oui — celui-là
venait tel un timonier lâchant les filets de ses yeux sur la face bleue du
panorama où il avait bu plus d’une fois le cognac de l’audace
Il
navigua 30 jours sur son navire marchand plein de sauces et de fromages
pour New York — là — sur l’avenue Broadway où le plus cosmopolite des
voyageurs se voit piétiné par tous les moteurs, où le plus yankee fait crier
ses cinq sens pour passer à travers le gélatineux quartier de têtes humaines
avec des haut-parleurs et des yeux ruisselants d’essence — Là Prosper noyé
sous les gratte-ciel et asphyxié par les réclames courut avec les chevaux Ford
à la recherche de Carl Sandburg, avec qui il avait correspondu antérieurement,
mais le poète à la pipe éternelle (on dit qu’il est né avec) était au lit occupé
à mettre au monde un petit poème de Whitman avec l’assistance de
l’obstétricienne miss Amy Lowell — Prosper ne savait pas parler anglais et
pensait dans son langage inventé par l’homme qui naît à vingt ans — le
plus beau et le plus synthétique que les humains ne sont pas parvenus à
comprendre jusqu’à l’apostropher timidement : « Monsieur
l’Ambassadeur de Mars »
Cet
étrange voleur de métaphores poursuivi par toute la police de l’Académie passa
par le pays des Aztèques en tentant d’échapper à la manifestation que lui
préparaient une légion de pirates ; parmi eux Maples Arce, Kyn Taniya,
Cardoza y Aragón, jusqu’à arriver à Panama — nombril du monde — le
canal qu’il avait vu il y a 205 ans en même temps que les submersibles et
les automobiles qui volaient
Lui,
qui depuis les écluses avait vu se dresser un pont de fer aux frontières
d’Europe pour que passent les fils électriques — avait vu aussi les hommes
d’aujourd’hui de la taille de la Tour Eiffel, mais les hommes sont
3 centimètres plus petits que lui
Entre
ses mains passaient toutes les lignes radiotélégraphiques de la planète — à
travers son cerveau — station réceptrice des pensées, vociféraient les journaux
les plus importants, ses yeux étaient l’écran des rapides et il arriva avec les
portes ouvertes de son âme au Pérou
__________
Le
crépuscule teinté semblait soutenir le quai surveillé par la police. La mer
— c’était une mer d’oiseaux et de poissons où flottaient les cadavres
gonflés
Des
nuées de sang s’échappaient du port qui sentait la matrice pourrie — Les
chiens aux langues enflammées traînaient les viscères des ouvriers à travers
les rues asphaltées de feu — Les cadavres gonflés comme des navires en
cale sèche embarquaient les oiseaux affamés comme les femmes qui se mangeaient
les coudes dans les recoins aigus et profonds de la nuit où le gémissement des
balles perfora la tempe du silence
Les
soldats en patrouille sentaient le cimetière à découvert avec leur habit et
leurs chaussures collés au corps, mais crachant la mort sur tous les
anarchistes de la Révolution sociale
Le
vent traînait des vagues de putréfaction et les enfants disaient adieu à leurs
parents sur le pas des portes blessées par la faim — Juste une larme dans
les yeux de ces braves enfants
Les
patrouilles fantômes scintillaient de leurs baïonnettes, marquant des pas
macabres qui résonnaient plus fort dans le creux de la nuit
Par
les gorges de quelques rues se hissaient des vivats à la révolution — les
tirs s’égrenaient comme d’un enfer et des drapeaux de poudre asphyxiaient la
lumière des étoiles
De
toute part on voyait des hommes traînés et étranglés, courageusement dignes
— les intestins emmêlés dans les pattes des chevaux que montaient les
esclaves
Trois
jours et la ville sentait la chair humaine en putréfaction — un vent jaune
et violet sortait des cadavres étendus
Cinq
jours — moururent les chevaux, les chiens et les oiseaux qui picoraient les
yeux des corps empoisonnés — Les soldats tombaient en crachant du sang,
avec des yeux qui semblaient des lanternes rouges
Deux
mois — trois mois — Les squelettes dans les rues servaient de tranchées
— Des meutes de chiens étranges et enragés hurlaient désespérément dans la
campagne — Depuis les montagnes descendaient les oiseaux carnivores avec
leurs becs sanguinolents — Des caravanes de microbes chevauchaient les
nuages qui se réfugiaient dans la peste qui visitait un village après l’autre
Les
hospices fermèrent leurs portes — La peste envahit les maisons — La
ville se squelettifiait dans une couleur vert pâle — Les usines furent paralysées
par manque d’hommes — On construisait de nouveaux cimetières
Dans
ce terrible désespoir de sang, de sang, de sang, triompha la révolution et le
drapeau rouge fut hissé sur les Andes
Des
brouettes où tintaient des os passaient dans les rues en direction de la mer — Ce
fut la seule fois que mon ami ressentit de la joie dans la vie — et il
embrassa le peuple péruvien comme il avait embrassé le peuple russe. En
abandonnant un bout de son âme il s’en fut errer comme tous ceux qui n’ont ni
patrie ni foyer parmi les peuples d’Amérique, rêvant éveillé à travers les yeux
de la LIBERTÉ.
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