9 juin 2019

Serafín Delmar & Magda Portal - Le droit de tuer (3/15)

Le vent
(M. Portal)

Il était une fois le xxe siècle.
Les aéroplanes, les automobiles, les rayons X, la radio, la divination de pensée, déconcertant le sens de la Vie, créaient une nouvelle logique, sur l’illogique. Apparaissaient Einstein, Spengler, Curie, Voronoff
Le Christ observait depuis sa retraite spirituelle. Les papyrus de la vieille Égypte, les plongeurs de ses yeux n’y fouillaient plus. Les hommes, ces pygmées, en savaient plus que Prométhée le voleur du lumineux secret
Il faisait tourner la boule du monde entre ses doigts de misanthrope céleste, comme une nouvelle fois la conscience des hommes-enfants, pour pétrir la première révolution d’amour. Et il se brûlait les mains sur la guerre européenne
Soudain, sur la tache blanche de la Russie, coulaient des fleuves de larmes, comme pour faire fondre la Sibérie. Et du globe tout entier s’élevaient les vapeurs de l’angoisse, provoquant en lui le vertige des abîmes
Le Christ se fit enfant et descendit
Mais il descendit dans le ventre d’une belle bourgeoise qui ne connaissait rien d’autre que les devoirs de la femme — l’obéissance et la reproduction de l’espèce — et dont l’époux portait les signes distinctifs des assassins impunis : les galons militaires. Et il descendit sans mémoire. Grande vertu des créateurs
Ce fut un bel enfant, bien soigné, et il aida même son père à cracher au visage d’un homme du peuple après avoir bafoué sa dignité. Mais soudain dans les yeux de l’homme s’allumèrent deux lames de poignard pour crier : militaires ! vous finirez par tomber
Et dans le cœur du Christ de huit ans s’éveilla sachka jégouliov.
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« Les frères de la forêt », étrange confrérie de jeunes gens, fils de notables familles du pays. Les crasseux, les haillonneux dont le nom faisait trembler les bourgeois et qui avaient pour habitude de décorer hebdomadairement l’horizon de rouge, quand les crépuscules étaient déjà morts. Les frères de la forêt, qui avaient les arbres pour maisons, et qui concluaient leurs fêtes, après s’être juré d’en finir avec les exploiteurs du peuple, en pleurant au son des balalaïkas naïves comme des enfants
Aurore des révolutions.
Les appels de Dostoïevski, Andreïev, Gorki, se répercutaient jusque dans l’âme des loups des steppes sibériennes, et plus loin, en Chine. Et plus loin encore, en AMÉRIQUE.
L’enfant pâle et dépenaillé, dont la vie avait été semée de cadavres comme d’énormes iris rouges, et dont la réputation sanguinaire se répandait à travers le monde, fut conduit à l’échafaud comme un monstre enragé, par son père. Mais Sachka Jégouliov poussa depuis les racines de la terre, se multipliant jusque là où les chiffres n’arrivent plus. Sachka n’était pas mort ; dans toutes les confréries vengeresses son nom ondoyait en un cri rouge
Les despotismes d’Europe commencèrent à hurler comme des chiens devant les visions d’outre-vie. Sachka Jégouliov tel un fantôme aux dimensions incommensurables s’interposait devant le soleil, et plongeait les hommes dans l’obscurité
Devenu vent il secouait de son onde révolutionnaire les cheveux des étudiants qui dès lors sacrifiaient leur vie, leurs aspirations, leur jeunesse, pour s’offrir à la cause libertaire. Devenu moelle, il parcourait l’épine dorsale des hommes ployée sous l’humiliation, et la redressait jusqu’à la stature de la dignité
Sachka Jégouliov chemina parmi tous les hommes de la Russie de la Liberté. Et il souffla son haleine chaude. Comme un bain électrique, les Hommes se mirent en mouvement. Dans l’air du monde s’insinuait une marseillaise de joie
Mais comme tous les Sachka étaient morts dans les millions de cadavres de la guerre européenne et de la révolution russe, le Christ s’incarna en LÉNINE
Sa compagne, pâle et agitée de grands pressentiments, le poussait à la lutte avec plus d’ardeur. Durant des nuits entières d’insomnies destructrices et constructrices, ils saisissaient les piques de la liberté et démolissaient les palais, où l’on commençait à ériger les ciments de la Conscience libre. Et comme dans l’appel d’Andreïev ou dans les voix de Jeanne d’Arc, il sentait la nouveauté merveilleuse d’un visage nouveau sur le corps du monde. Et il souriait, comme une mère devant l’enfant qui vient de naître.
Le Christ dans la cène sans Judas distribuait à tous les ouvriers du Progrès le pain de la Liberté et le vin de la joie. Les commissaires du travail lui serraient la main. Leurs têtes étaient couvertes, mais dans leurs yeux souriaient les larmes
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À Leningrad se trouve la tombe du Christ. Depuis les plates-formes les vents peuvent entendre les voix des prédicateurs libertaires
La tête du Christ sourit car le rêve qu’il a fait il y a de cela vingt siècles connaît depuis peu sa brûlante et merveilleuse culmination
Mais ce sont les HOMMES qui lui préparèrent le chemin.

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