10 avril 2019

Haroldo de Campos, politiquement concret

C’est à Luiz Carlos de Brito Rezende que nous devons la première traduction française d’un volume poétique dHaroldo de Campos : L’éducation des cinq sens (Bassac, Plein Chant, 1989, « L’enjambée », 88 p.). En quoi il fut suivi, avec la fortune que l’on sait, par Inês Oseki-Dépré, traductrice de Galaxies et de Yugen (Cahier japonais) (à La Main Courante en 1998 et 2000), d'Une anthologie (Al Dante, 2005), mais aussi des essais rassemblés sous le titre De la raison anthropophage (Nous, 2018), et incidemment par l’animateur de ce blog avec Une poétique de la radicalité (Les Presses du Réel, 2010), une copieuse étude sur Oswald de Andrade, comme de juste. Or tout arrive, car voilà que Luiz Carlos de Brito Rezende vient de mettre au point, depuis le Brésil, le manuscrit dun volume présentant en français les recueils les plus récents de l’auteur.
Pendant que les éditeurs se tâteront, on n’est pas mécontent, chez Bois Brésil & Cie, de pouvoir donner la primeur de « Senatus Populusque Brasiliensis », un poème composé et publié en 2001, recueilli dans le volume posthume Entremilênios (2009). Pour n’en pas dire plus, on renverra à l’avertissement rédigé pour la circonstance par le traducteur lui-même ; ses notes sur le texte sont rassemblées sur une page annexe (en lien).
À propos dHaroldo de Campos (1929-2003), avec les préfaces aux ouvrages précédemment mentionnés, le lecteur français trouvera tout d’abord quelques repères bio-bibliographiques dans le petit dossier préparé par Jean-René Lassalle, mis en ligne en 2018 dans l’« Anthologie permanente » de Poezibao. Pour une vue d’ensemble sur les multiples textes de l’auteur parus en français de manière éparse, la notice fournie en 2015 par la librairie Compagnie. Noter que les éditions Nous republient le mois prochain Galaxies, dans la traduction d’Inês Oseki-Dépré avec la préface de Jacques Roubaud.
Voici donc, pourquoi pas, du nouveau.
Avis aux éditeurs, ces amis.
A. C.


« Senatus Populusque Brasiliensis »
dHaroldo de Campos

traduction inédite & notes
de Luiz Carlos de Brito Rezende


Avertissement

Autour de l’année 2001, le Brésil se trouvait — encore une fois, comme de coutume — plongé dans une série de scandales de corruption politique. L’image de la « mer de boue » sous laquelle étaient noyées les institutions revenait régulièrement dans la presse. Le phénomène, cyclique au Brésil, aboutit à l’élection de Lula, l’année d’après... Les choses n’ont pas changé, en dépit de l’immense espoir suscité. Lula et son gouvernement ont préféré ne pas bousculer le complexe réseau de pots-de-vin et d’enrichissement personnel sur lequel est bâti le système économico-politique du pays... Le résultat, après la débâcle du Parti des Travailleurs (PT) qui culmina avec la destitution de la présidente Dilma Roussef, qui avait succédé à Lula, fut la victoire électorale du gouvernement proto-fasciste de Jair Bolsonaro, qui risque, quant à lui, de ne pas durer bien longtemps...
Haroldo de Campos avait déjà un demi-siècle de poésie à son actif quand il écrivit ce poème, dont la formule-titre est issue du SPQR romain. Accusé par ses nombreux détracteurs d’un hermétisme stérile, d’un formalisme de tour d’ivoire, déconnecté des « problèmes réels », il portait en fait, dans son ultra-baroquisme, une vision imprégnée d’un marxisme humaniste et messianique, laquelle n’avait certes aucun lien direct avec les forces politiques en présence, mais qui servait (et sert encore) de miroir critique : une manière de « poésie engagée » peut-être plus efficace que les œuvres « militantes » qui se pratiquaient alors. Haroldo de Campos donnait là une image proprement homérico-dantesque, apocalyptique, de la capitale Brasília... une image qui se rapproche de plus en plus de ce que nous vivons.
Ce n’est d’ailleurs pas dans un supplément littéraire que le poème parut d’abord, mais au beau milieu des pages politiques du quotidien Folha de S. Paulo, en date du 4 mai 2001. Haroldo est mort avant de le voir publié en volume, au sein d’une section intitulée « La muse militante » dans le recueil posthume Entremilênios (São Paulo, Perspectiva, « Signos », 2009).
L. C. B. R.


Senatus Populusque Brasiliensis

1.
il pleut
de la boue sur le
plan-pilote de
brasília
(d. f.) [1] – là où le pied-
-de-valse juscelino (le fondateur)
kubitschek un libéral-pas-
-néo mais capable
de s’extra-vertir vers le
peuple (la « société ») tranquille
adepte de l’art convivial de la tolérance :
capable de discerner – flèche dans le blanc –
le génie singulier de niemeyer
(oscar)
communiste convaincu et cohérent

oscar (niemeyer)
un architecte à la vision constructiviste
(depuis son église de pampulha) mais capable de
courbes : de l’incurvé / des spires / du sinueux – du baroque
équilibre de syntagmes : voir l’amphithéâtre de congonhas [2]
port aérien de lisse pierre-savon où se met en scène
une causerie gesticulante de prophètes
contre le bleu du ciel
ou la rond’albissime chapelle ovale de l’ó
tout en ors et rouges de macao ? [3] une
(peut-être) colombe-derviche virevoltant ses jupons de
blanche dentelle de cambrai tournoyant livide sur
elle-même (la colombe)
naissant dé-naissant dé-mourant (le phénix)
juscelino (le fondateur) aussi capable
de voir dans l’esprit lucide de lúcio
costa l’engendrement de diagrammes quasi-
-icônes d’épures épurées de traits droits
à la pointe sèche de rubis tracés au crayon-rayon-laser
dans un gracieux rythme d’oiseau-mondrian
déchevelant à pic son vol
exact

2.
j. k. le président aérien             chair-man des options
impossibles (dont brasília)
que son ferm voler (sa ferme volonté) [4]
convertissait en de soudaines « utopies concrètes » (ernst-
bloch midrashiste-
-marxiste [5] avec ses « énigmes rouges »
turbinées au « principe-espérance ») –
« envole-toi, nonô [6] » – le saluait la vox populi
épatée par le jamais-capitulant
thaumaturge de la praxis
le magnanime homme d’état sans rancune
capable de pardonner aux abrutis-ptérodactyles
de la mutinerie d’aragarças qui jamais
de leur côté ne lui pardonneraient [7]
juscelino dont le grand-père avait é
poëte bissextile (loué par les étudiants)
pendant qu’il faisait son droit
le planteur de villes polyphytoteucté qui entreprit
de bâtir (acier verre béton) le rêve
visionnaire de don bosco [8]

3.
il pleut sur la capitale fédérale
de la brousse
sur la cartésienne-bureaucratique-
-spermatique-néobaroque capitale zénithale des hautes landes [9]
cité radieuse sous les tropiques entropiques
(ainsi l’a vue max bense [10]         dont le cicerone
dans une tournée-exploration fut le poète-
-ingénieur joão cabral [11]         bense écrivit
alors – sans superbe tudesque – brasilianisches
intelligenz)

la bruine se change en averse
les gouttes dégouttent en gomme en grumeaux
scorie des égouts
vidoir des entrailles
des lunaires palais disco-formes
parmi lesquels se dresse un gros épis d’argent
cou de girafe-gratte-ciel

il pleut
trombe
barbotte
gicle
éternue
agace [12]
la cascade déverse-morve répand de la
boue verdâtre (« de par ma chandelle verte
merdre [13] » – ricane le père ubu
pendant qu’il se soulage) coule mollement la
pâte marron-potiron-jaune-
-excrémentielle amarantoïde-diarrhée en bouillie
fétide

sur la ville sur la cité
sur le senatus brasiliensis
sur les édifices transgalactiques de
niemeyer et le trait de lúcio
sur les cosmonefs de béton
où s’installa un parloir
un (parlement) avant-gardiste
la tempête gicle ébouriffée
trempe les structures lévitantes
entre par leurs conduits et tubes
souterrains où les légi-
fères – d’austères probivires [14] (en
principe) – circulent en transit le long
du labyrinthe formiculaire
des trames chuchotées dans les cabinets dodus
à la pleine lumière de la cour plénière

4.
il pleut de la boue orageuse
sur la capitale
fédérale
une trombe lymphatique boursouflée
comme une « sangsue violacée [15] »
(l’œil météorologique dans l’œil
du typhon          camoëns           poète-marin
la dépeint avec une précision scientifique –
humboldt
baron alexander von – lecteur des lusiades
entre sage et poète
l’atteste)
telle une bête suceuse nourrie
« de la grande charge quelle prit »
dans le colossal fumier de paludes et marais
comme un formidable serpent fluide
ruminant
adossé aux nuages

5.
quand les garants de la loi
ne garantissent rien
quand les pères-de-la-patrie
conspirent sous le masque des apatrides
quand le panneau électronique
– champ détoiles civique –
n’est qu’une vestale violée par l’épée
du gardien qui en a la charge
et se tord et ramollit
telle la montre visqueuse de dalí

quand l’inculpé se déconfesse pour
se confesser à nouveau                   crocodilarmeux
quand le critère de vérité
est celui de la mi-vérité
et que le coupable se dé-culpabilise
à son gré
alors la voix du peuple parle
le chœur des indignés se
soulève : dans l’assemblée plénière un gros écran lumineux
exhibe un vidéogramme incongru peuplé de
spectres :

6.
tiradentes équarri (voir le tableau
gicle-sang de pedro américo [16]
où la passion du lieutenant est re-mise en scène
en forme d’effigie telle un corpus christi)            la tête
sur une pique (pour mieux châtier)
la terre de sa demeure rendue infertile par l’emploi de gros sel
– le conjuré [17] rebelle envoyé à l’échafaud
par le juge venu du royaume
fait sonner avec la corde du pendu un tocsin funèbre
et donne l’alarme
portant à ses mains cadavériques
des lanternes couleur de chair vive-morte

frère caneca [18] – joaquim de l’amour divin – armé
d’obstination et de rhétorique – typhis
/ stupeur / du pernambouc
la feuille où il escrimait sa parole
tendue de figures en révolte –
voyant s’écrouler une autre fois la « confédération de l’équateur »
ré-affronte défroqué (chemise et pantalon en denim
jaune) le peloton qui le fusille
peu avant il avait écrit une
« dissertation sur ce qui doit s’entendre par
patrie »

zumbi [19]
coincé dans son réduit de palmares
par le majeur-des-champs [20]
domingos jorge velho
alias mercenaire chasse-bougres
(pour d’autres un géant bandeirante [21] « ouvre-forêt »)
qui commande en nheengatou [22] / il parlait à peine
le portugais / ses troupes d’indiens esclaves
zumbi neveu de ganga zumba roi nagô [23]
en voyant s’effondrer la palissade
se prépare à répéter
le saut-dans-le-vide
indomptable domptant dans le temps néfaste
la sagaie-mort

et plus proches de nous          nos prochains
les morts d’eldorado-dos-carajás [24]
émaciés comme des bougres
adorateurs de bochique le dieu-soleil [25]
en procession les zombis vers l’au-delà-
-du-sacrifice
voguant dans le radeau tout-or
sur la surface bleu-funeste de l’étang sacré
hantés par le prince du mal fomagatá
prédateur d’hommes aux ongles scorpionesques
et se préparent à répéter le rite carnassier
en soulevant dans leurs mains à nouveau
des cœurs/tournesols arrachés au thorax ouvert
saignés au fil d’obsidienne et
livrés au hasard du dieu

7.
quand ce chœur de fantômes
étranglés            se dé-tait [26]
enfin                   et parle enfin
l’œil agonique
l’archange essoufflé de la réforme
agraire
repoussé en arrière par des prétoriens aux mains sales
à la solde de la gloutonnerie multiséculaire
du pit-bull plantation [27] (tandis qu’aboie
le cerbère tricéphale et que jubile géryon [28]
– que dante pound ernesto
cardenal appellent
usure)

une sirupeuse giclée
explose :
de la boue vert-cannabis
(et au-dessous brasília qui se gondole)
mais éclate
s’échauffe
caustique
la voix du peuple
(tandis que s’insinue un ricanant
refrain qui dé-console)

petrus sapientissimo imperator plus-que-quinquagénaire
redressant son plastron
de toucan-roi [29] / se laisse entourer de
pimpbrokers et de stockjobbers répond
à leurs questions en sept langues vivantes
et cinq langues mortes // sousândrade
dans un des cercles de l’enfer de wall street
asticote l’ogre fini-ricin
et vocifère : – « la fraude est la clameur de la nation ! » // capistrano
de abreu (lélocuteur du refrain qui dé-
console) laissant de côté sa
grammaire de la langue rã-txa hu-ni-ku-in
des caxinaüas [30]
dicte au microphone de la vox populi son :
avant-projet de
constitution de la république fédérative
des états-unis du brésil

article (sans rien y enlever ou ajouter)
premier et unique :
« tout brésilien est tenu d’en avoir honte »


*




Nous donnons ci-après, à titre documentaire, la traduction de la note introduisant le poème dans la Folha de S. Paulo du 4 mai 2001 (ci-contre).

Lisez l’inédit du poète Haroldo de Campos sur la crise au Sénat
Le scandale inspire un poème politique

Par la rédaction

Son indignation face à la crise au Sénat a conduit le poète Haroldo de Campos à écrire un poème que Folha publie en exclusivité (lire ci-dessous). Il s’agit d’un long libelle contre ce qui se passe à Brasília, ville dont la fondation est aussi un thème du poème.
Le titre, « Senatus Populusque Brasiliensis » (en latin, « Le Sénat et le Peuple du Brésil »), évoque le SPQR (Senatus Populusque Romanus) et l’idée de civilité de la Rome antique. Le poème est écrit en minuscules afin d’indiquer l’avilissement de la situation.
Ce n’est pas la première fois quHaroldo de Campos conjugue l’engagement dans la vie publique et l’expérimentation radicale du langage, qu’il a toujours défendue. En juillet 1994, quand il décida de soutenir Lula aux élections présidentielles, il écrivit « Pour un Brésil citoyen », une production qu’il inscrit dans « le genre des poèmes d’agitation de l’écrivain soviétique Vladimir Maïakovski (1893-1930) ».
Haroldo Eurico Browne de Campos est né le 19 août 1929, à São Paulo. Avec Augusto de Campos et Décio Pignatari, il a fait partie du groupe fondateur de la poésie concrète, dans les années 1950 — époque du développementalisme de Juscelino Kubitschek.
La poésie dHaroldo est rassemblée dans des livres comme Xadrez de estrelas (1976), A educação dos cinco sentidos (1985) et Crisantempo (1998). Auteur de plusieurs livres d’essais, il travaille actuellement sur la traduction de l’Iliade d’Homère.

(légende de la photo : « Haroldo de Campos recouvre l’image de ACM [Antônio Carlos Magalhães (1927-2007), alors sénateur, qui dut démissionner le 30 mai] durant la séance de confrontation »)
(illustration du poème : dessins d’Oscar Niemeyer)

(trad. A. C.)

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