21 avril 2019

Sylvio Floreal - Ronde de minuit (1/23)

Rien de tel, pour se familiariser avec la São Paulo du début du XXe siècle qui inspira tant poètes et prosateurs modernistes, que de faire un pas de côté et d’aller fréquenter parfois une production littéraire d’apparence plus légère, au rayon de ces chroniques bon marché qui ont leurs facilités, leurs conventions rhétoriques et stylistiques, sans doute, mais leurs charmes aussi bien, et une indéniable valeur documentaire. C’est aussi l’occasion, pourquoi pas, d’exhumer quelques curiosités, et de réhabiliter certaines figures oubliées de singuliers plumitifs qui, ni installés ni d’avant-garde, ne laissèrent pas forcément leur nom dans le bottin mondain et durent évoluer parfois en-dehors du système littéraire établi ou en passe de l’être, en marge des instances officielles de légitimation.
Or voilà un gars d’humble origine, Domingos Paes Alexandre (?-1928), qui sous le pseudonyme Sylvio Floreal en arriva à publier quatre ou cinq ouvrages : les chroniques de Atitudes (couv. de J. Prado, São Paulo, Casa Duprat, 1922, 108 p.) et de Ronda da meia-noite (1925, voir ci-après), le roman A coragem de amar (São Paulo, Rossetti e Rocco, 1924 ; 2e éd., couv. de Paim, Empresa editora Nova Era, 1925), le reportage O Brasil trágico (Impressões, visões e mistérios do Mato-Grosso) (ill. J. G. Villin, São Paulo, Empresa Gráfica Rossetti, 1928, 282 p.), paru quelques jours à peine après sa mort, et supposément O rei dos caça-dotes (s. d.).
Ce chroniqueur et romancier originaire de Santos fut d’abord un travailleur manuel. Jeune maçon, il reçut une instruction grâce aux cours du soir dispensés par la Fédération ouvrière de Santos, qui mettait également à la disposition des travailleurs une salle de lecture pourvue d’une bibliothèque dont on imagine aisément la composition. À la même époque, on le vit aussi rédiger des manifestes pour la même organisation syndicale. Il fut ensuite employé des postes, où il ne se signala pas, semble-t-il, par sa ponctualité. Il se lança enfin dans le journalisme, publiant ses premiers travaux littéraires, à partir de la fin des années 1910, dans la presse locale de Santos puis dans celle de São Paulo où il vint s’établir, fit paraître quelques livres parfois remarqués, acquit dans le milieu une petite réputation de dilettante, d’esprit bohème et indépendant, et de fin observateur des mœurs urbaines, et put rêver de s’enrichir par la plume et les grands tirages. Si l’on ignore la date de sa naissance, on sait qu’il mourut à São Paulo le 15 septembre 1928, à un âge semble-t-il point trop avancé, victime d’une crise cardiaque à son domicile (une modeste pension au n°18 de la rue Senador Feijó). « Écrivain, journaliste, indigent », titra-t-on alors une notice nécrologique dans A Tribuna de Santos (le 18 sept.), en reprenant les mots d’une simple feuille de papier qui fut déposée sur son cadavre, pendant le transport du cercueil, lors d’une cérémonie marquée par l’abandon et le plus grand dénuement.
Ronda da meia-noite sortit des presses de la Typografia Cupolo, à São Paulo en 1925, sous une couverture signée Paim (Antonio Paim Vieira, 1895-1988). L’ouvrage a bénéficié sur le tard de deux rééditions : l’une illustrée, préfacée et annotée par Nelson Schapochnik, São Paulo, Boitempo Editorial, coll. « Paulicéia », 2002, 189 p. ; l’autre chez Paz e Terra, coll. « São Paulo », 2003, 198 p. C’est le texte établi pour l’édition de 2002 qui a servi pour la présente ébauche de traduction.
Voici donc, dans une traduction feuilletonnée, pour l’heure inédite et forcément provisoire, cette chronique spirituelle et ironique d’une métropole brésilienne en pleine effervescence, mais saisie à travers sa vie nocturne, sa bohème, ses bas-fonds, sa population cosmopolite et bigarrée, ses marges pittoresques. Une trouble modernité, un envers.

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Ronde de minuit
Vices, misères et splendeurs de la ville de São Paulo
par Sylvio Floreal


Symphonie cosmopolite

São Paulo ! Tu es la Ville-Espérance, la convergence des audaces, la victoire miraculeuse des improvisations ! — là où les batailles furieuses des intérêts, dans la volupté des efforts, édifient peu à peu, dans une lutte solide et indivisible, la civilisation-dernière heure ! En toi s’amalgament, en cet instant de travaux hallucinants, toutes les puissantes convoitises bâtardes, attirées par le mirage interrogateur de la fortune. En toi, l’énergie efficiente et souveraine chante, polyphonique et continue, le poème des ambitions américaines, au milieu du conflit démocratique du vaste environnement que sillonnent des aspirations indéfinies. Le progrès transfigurateur, comme descendu de l’Express des besoins absorbants, avec l’intuition tacite de la jouissance des faveurs des triomphes, s’étend avec confiance, dans la soif dominatrice des affirmations décisives.
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São Paulo ! Foire des désirs insolents, aurore cosmopolite, surgie comme une apparition inattendue, sur les horizons de l’espérance brute des envies de conquête de tous les individus forts — amants de l’imprévu —, colonisateurs simples et bons, passionnés par le hasard. Kermesse de peuples et de races aux passés curieux et aux tendances étranges, qui, venus naviguer en ton sein, où le marâtrisme amer et humiliant de l’exil, conjugué aux vertus de l’action, ne fait prospérer pour personne les possibilités généreuses de l’environnement prêt pour l’ambition, t’ont érigée jusqu’aux cimes de ce prestige qui a résisté à tous les désastres, y compris au désastre des mauvais gouvernements !
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Brutale, stupéfiante, tu grossis et resplendis dans un dynamisme menaçant et audacieux, en te dressant sur l’anonyme ferment actif des volontés de tous les itinérants qui sont venus mêler ici l’obstination avec les rêves irrépressibles de richesse.
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Il y a au plus profond de ta vie inquiète, où les réserves de générations fleurissent en pleine confusion, une résurrection de fibres violentes, héritières d’audaces migratoires qui se transmuent en chairs brésiliennes, confondues dans les stratifications vertigineuses de la ville nouvelle qui tente de discipliner une civilisation de greffe.
Sur tes places, dans tes rues et tes quartiers, la vie s’agite, en un perpétuel dégorgement de sèves insolentes et fertiles, débordant de cette plénitude envahissante qui dévore l’inertie et fait fuir la routine, déflagrant en légitimes désirs de suprématies. C’est la race nouvelle qui cherche, ainsi, à se développer, galvanisée par de téméraires aspirations et travaillée par le désir ardent de vouloir fixer dans le temps et dans l’espace, avec le minimum d’effort, au plus haut degré compensateur que la tentative, bien qu’obstinée, des ancêtres, n’est pas parvenue à réaliser !
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São Paulo, irrégulière et insatiable, suspendue au-dessus de la prodigalité unanime de multiples énergies, tu roules précipitamment dans le flot des derniers tramways, des flux et reflux des développements, et tu assistes, du haut du destin fait d’orgueils transformés en valeurs, à la symphonie de cet intime enthousiasme qui résonne dans une rengaine permanente, maintenant latent le spectacle des assauts prometteurs, dans d’avides veilles.
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Tu délires dans l’insomnie déréglée de la victoire qui court au flanc du futur !
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Et dans la conquête du Marathon de la gloire, orientée intrépidement vers toutes les initiatives, à la veille de posséder un million d’âmes, tu es bien une ruche libérale qui, mettant à profit les actions de valeur, ne méprise pas le concours des abeilles égarées et anonymes qui, portées par les vents divers du hasard, en une permanence féconde, ne cessent de voleter, avides et turbulentes, autour de ta floraison hallucinée !
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Salut ! Ville-Espérance ! Fortuné désespoir des improvisations.

S. Paulo, mars 1925
S. F.

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