23 avril 2019

Sylvio Floreal - Ronde de minuit (2/23)

Le vertige en marche
« Physionomie d’un quartier »

Le Brás, de jour, est un véritable poème homérique d’activité et de travail. C’est l’aspiration en marche, désabusée et audacieuse. C’est la lutte dans la fébrile apparition d’un assaut indompté, pénétrant, dominant toutes les sphères de la vie. L’effort aguerri par la furie d’enrichissement se multiplie de mille manières, prend des aspects et des proportions stupéfiantes, créant les initiatives, tramant les expédients, ourdissant les inventions, inventant les moyens qui le conduiront au triomphe monétaire.
Il se manifeste, paradoxalement, une aspiration titanesque, sous toutes les latitudes, à gagner de l’argent ! Ce sont l’inertie et l’oisiveté, d’après certains moralistes extravagants de Chine, qui rapprochent l’homme de la perfection et de Dieu. Assurément ce dispositif philosophique ne rencontre dans le Brás aucun adepte fervent — là, tout le monde conspire contre la stagnation et la paresse, en travaillant ardemment, en s’éloignant de Dieu et de la perfection et en se rapprochant de l’Homme. L’exagération et l’absurdité, dans ce quartier, agissent et prospèrent dans une alliance admirable d’entendement tacite. À côté de guenilleux et de mendiants qui quémandent une fugitive aumône, passent des industriels arrogants et distingués. Défilent, dans des directions opposées, des matrones « mamelues » et de lestes silhouettes de petites couturières. Et la vie tourbillonne dans un mélange grisâtre.
Si la sueur était le symbole de l’honnêteté, le Brás serait, dans le concert des quartiers, le plus honnête de tous. Tous ceux qui vivent là, saisis par le désir d’accumuler une fortune, s’éreintent, s’écorchent presque animalement, dans le dessein de s’enrichir le plus vite possible. Et tout pullule dans une agitation délirante, névrotique, produite par des milliers et des milliers d’individus dominés par le désir de devenir quelque chose par l’argent. Au milieu de ceux qui ont ici fixé définitivement leur destin, il y a aussi ceux qui travaillent de leurs bras, mais en pensant toujours à leur patrie lointaine. Chez ceux-là, le fond du cerveau est coupé et traversé par des locomotives et des navires en plein tourbillon de locomotion. Heureusement, ceux-là sont la minorité. La majorité travaille avec la ferme intention de ne plus partir d’ici.
Scruté dans sa moelle, ce quartier offre un aspect fort curieux : c’est un véritable échiquier de races et de peuples, les plus étrangers par leurs sentiments et les plus différents par leurs origines, où tous, immergés dans une relative harmonie, portés par de merveilleux appétits, jouent et disputent entre eux, agressifs et astucieux, affables et calculateurs, la partie fatale pour emporter le roi argent et la tour millions !
À côté de ce spectacle d’une énorme agitation, nous surprenons, fréquemment, ceux qui sont venus ici et se sont mis dans le crâne l’idée inamovible de faire l’Amérique, d’une manière ou d’une autre. En-dehors de ces petites anomalies, nous voyons alors la plèbe qui trime dans les usines, à gaspiller sa santé, concourant ainsi à la grandeur du quartier. Et les emplois les plus contradictoires et les métiers les plus inégaux et choquants s’y confondent et entrelacent, formant un tissu exceptionnel et résistant de multiples activités qui cherchent à envahir et à dominer toutes les sphères de la lutte pour la vie.
Il y a deux grandes artères qui, centralisant le gros du commerce, coupent stupidement, en un parallélisme irritant, ce quartier : l’avenue Rangel Pestana et la rue du Gazomètre. Vers elles convergent une infinité de petites et grandes rues, ruelles, impasses, traverses, et autres monstruosités de cet acabit, impraticables, certaines encore en formation. Et toutes, comme de grosses bouches impudentes, déversent sur les deux grandes voies leur formidable populace anonyme et ambulante. Et les jours de travail, à la cadence tourbillonnante de l’agitation qui gronde, retombe, danse, se retient et bondit, passent, fendant le bruit, fouettant l’air, des hurlements, des cris, des voix, des sifflements, dans une débandade stridente qui chloroformise les oreilles et vrille les nerfs.
À chaque coin de rue de ce quartier, l’on parle une langue étrangère et l’on arbore des coutumes délirantes. Dans chaque rue, un peuple différent exhibe ses traditions. Sur chaque place, s’amusent des paquets de gamins espiègles et malpolis, produits de cette foire des peuples. Et les jours de congés scolaires, alors, le Brás, dans un grand désir patriotique de manifester son extraordinaire prolifération, en bon colonisateur du sol, exhibe sur les places et dans les rues son infatigable effort génésique, représenté par des tas et des tas d’enfants de tous les aspects et de toutes les tailles.
Brutalité ! Dans cet extraordinaire fourneau du travail, où les bras forgent le progrès, où les volontés ourdissent la civilisation et les égoïsmes hululants thésaurisent les capitaux, se fond et s’athlétise audacieusement, pour des occupations variées et des métiers différents, une génération d’hommes et de femmes, floraison splendide de semblables intégrés dans cette zone de lutte et d’activité, tous originaires de cette exotique végétation de peuples qui, une fois installés ici, compensent le mal matériel qu’ils font, en délocalisant nos capitaux vers leurs propres terres, par le bien moral qui consiste à laisser ici leurs enfants, qui constitueront sur le sol américain la famille brésilienne de demain. Toutes les races de ce quartier ont très bien déployé leurs efforts. Mais, si l’on ne dit pas que les Italiens ont fait le Brás, ceux-ci, logiquement, mourront de rage ! Faisons-les mourir de vanité, en disant que ce quartier est le produit presque exclusif de leurs efforts. C’est à eux, et seulement à eux, que l’on doit, peut-être, la prospérité de celui-ci. Et le Brás est bel et bien une possession italienne incrustée dans le flanc de São Paulo. Là, on respire une atmosphère éminemment italienne, en général, d’excellente faconde et d’enthousiasme ; et dans certaines particularités, également, nous percevons quelques brises napolitaines. On boit un vin fait de tout, sauf de raisin ; on a coutume de faire vite cuire d’avantageux plats de pâtes, et l’on joue aussi à la mora en criant, tandis que les pimpinellas et les guagliôs se promènent tout sourire, s’amourachant, comme s’ils se trouvaient sur la voie de Chiaia de la ville du Vésuve. Il y a d’autres nationalités, c’est vrai, crustacisées sur l’organisme du quartier, mais en nombres inférieurs et dispersés, disséminées ici et là, dans tous les recoins du grand bassin. On ne peut, néanmoins, nier qu’au sein de cette vaste agglomération, les Italiens, propriétaires du quartier, dans une franche camaraderie, forment la règle ; les autres, l’exception : et, même s’ils sont bien vus, ils ne sont que locataires.
Le Brás, sur la toile panoramique de la ville, vu d’en-haut à la lumière du jour, est une touche criarde de minium, où les trompes insolentes des cheminées d’usine rejettent, en une éjaculation insistante vers le haut, masquant de noir la physionomie du ciel, des rouleaux de fumée désordonnés ! Il a l’aspect d’un amphithéâtre en combustion, bouillonnant, engendrant en son sein un monstre apocalyptique !
Il est tout entier le Progrès en une fantastique escalade vers le Futur !

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