Pour faire écho à
certaine visite d’État au Brésil, annoncée cette semaine dans les gazettes, le
traducteur en chef de L’oncle d’Amérique a bien voulu extraire pour nous, d’un
manuscrit peut-être en préparation, une chronique idoine signée par António de Alcântara
Machado en 1926.
Plutôt cocasse, la chronique, irrévérencieuse pour qui de
droit et d’un chauvinisme garanti d’époque. Diplomatie d’antan. Modeste
contribution à la diplomatie d’aujourd’hui. De rien.
Relations extérieures
António de Alcântara Machado
Le Brésilien a la
susceptibilité à fleur de peau d’une fille de quinze ans. La moindre broutille
le blesse. À la moindre raison il boude et va s’enfermer dans sa chambre en
claquant la porte et en avalant ses sanglots.
Susceptibilité d’un peuple
adolescent. Manque de pratique internationale. Esprit de plouc. Il voit partout
un affront. Il vit dans la méfiance. Les oreilles dressées, pour savoir si on
dit du mal de lui.
Et puis vaniteux comme pas
un. Il mendie l’éloge de l’étranger (comme s’il en avait besoin pour vivre). Il
fait un pas et aussitôt regarde l’Europe pour voir si l’Europe applaudit. Tel
un artiste de café-concert.
Gauche et timide, il est
extraordinairement sensible à la moindre égratignure comme à la moindre
caresse. Il suffit qu’un imbécile quelconque en Italie ou en France écrive des
choses agréables ou désagréables au sujet du Brésil pour que nos journaux
reproduisent l’article de l’imbécile et le commentent des jours durant. Si le
bonhomme est offensant, c’est un ingrat et un vendu. S’il est élogieux, il est
impartial et illustre.
De l’amour propre, oui.
Fort naturel et même nécessaire si vous voulez. Mais exagéré et nocif. Parfois
même ridicule. Qu’importe ce qu’on peut penser de nous ? Qui s’incommode de
l’opinion d’autrui est un malheureux dans ce monde. Je ne cite pas la fable de
La Fontaine pour ne pas faire montre d’une érudition de professeur de l’École
normale. Dieu m’en garde.
⁂
Un amour propre de cette
sorte finit par être un signe d’infériorité. Ce sont les faibles qui ont
horreur de la critique et ont besoin d’encouragement. Ils méconnaissent leur
valeur. Ils n’avancent que si on les pousse. Sinon ils sont coincés. Ils ont
peur de se tromper. C’est pourquoi ils n’essaient pas. Et les forts leur
passent devant en riant des benêts.
Le Brésil ressemble à un
élève qui n’étudie que pour gagner les prix de fin d’année. En présence de ses
parents, amis et connaissances. Sous le regard fâché des envieux. Et les
applaudissements du public impartial.
Innocence d’enfant blond.
Brun d’ailleurs.
⁂
C’est cette soif de
récompense qui conduit le Brésilien à recevoir dans le creux de ses mains (et
ce qui est encore plus triste, avec beaucoup d’argent dans les mains) le
premier étranger venu. Il a une peur folle que le bonhomme dise quelque chose
qui déshonore le pays. Alors il fait comme la maîtresse de maison qui reçoit
une visite importante. Elle envoie les enfants jouer à la cave. Frotte les
meubles. Donne un coup de balai dévastateur sur les toiles d’araignée. Fait
répéter la domestique qui doit servir le café. Met des fleurs dans les vases. Nettoie
les crachoirs. Et laisse un livre français bien en vue dans la salle de
réception. Le bonhomme arrive et se voit aussitôt invité à faire le tour de la
maison pour apprécier l’ordre et la propreté.
Eh bien c’est de cette
même façon ni plus ni moins que le Brésilien accueille le monsieur qui débarque
ici. Il le reçoit dans le jardin. Le jardin c’est Rio de Janeiro. Naturellement
le visiteur éclate en interjections admiratives. Et le Brésilien enregistre
satisfait toutes ces interjections. Puis c’est la visite de l’intérieur.
L’intérieur c’est São Paulo. La fille aînée joue du piano et récite une poésie.
L’homme est bien obligé d’apprécier la perfection des installations sanitaires
et va jusqu’à la cuisine où l’on travaille sans répit à la préparation de la
nourriture pour les gens de la nation, c’est-à-dire de la maison. Il visite
l’office copieusement approvisionné. Dans la salle à manger il se gave de
friandises. Enfin il descend dans le jardin. Le jardin c’est Ribeirão Preto et
parfois le Mato Grosso. Il fait une inspection du potager et du verger. Vérifie
la fertilité du sol. Trébuche dans un trou. Un ver de terre l’effraie. Il s’en tire
avec des tiques. Alors les gosses à travers les grilles de la cave presque
toujours soumettent le bonhomme à une huée de tous les diables.
Le bonhomme s’en tire tout fâché après le compétent coup de couteau du maître
de la maison. Et de retour à ses pénates c’est tout vu : il attrape sa
plume et éreinte l’idiote famille qui l’a reçu bras et bourse ouverts.
Le
plus extraordinaire c’est que celle-ci finit toujours par s’étonner de
l’ingratitude de l’individu.
⁂
Notre cher ancêtre aimoré
était bien plus intelligent et plus pratique. Plus patriote aussi. Il recevait
des plus aimablement l’étranger qui se présentait à lui. Par des danses et des
fêtes. Et son amabilité finissait par devenir incommodante. La meilleure oca
était pour le bonhomme. Les meilleures vierges également. Et la chasse la plus
savoureuse. L’imbécile engraissait et aimait, c’était bien beau à voir. Il
menait une vie des plus délectable. Mais quand il commençait à prendre de ces
airs et de ces attitudes d’heureux pacha, notre ancêtre aimoré lui
flanquait un coup de massue sur le sommet du crâne et le croquait rôti sur la
broche. Encore disait-il du mal du pauvre homme si la viande était de mauvaise
qualité. Et que quelqu’un fasse donc l’ânerie de venir à la taba
protester au nom de la civilisation. S’il était gras il allait tout droit sur
le feu. Sur le champ. Pour ne pas être bête.
Je ne dis pas qu’il faut
faire de même aujourd’hui. Mais quelque chose de ressemblant, ça ne serait pas
mauvais. Par exemple : au lieu d’emmener le bonhomme visiter la Caserne
de la Luz, le conduire dans une caserne de la Légion pauliste. Et l’y laisser
une demi-heure tout seul. Plus jamais le bonhomme ne se sentirait en sécurité
dans la vie. Promis.
Mais le plus avisé est de
ne prêter aucune attention à l’opinion de l’étranger. Ou alors le payer avec la
même monnaie. Car ça ne s’arrangera jamais. La manie de l’Européen est de dire
du mal de l’Américain. Que celle de l’Américain soit de dire pis que pendre de
l’Européen.
Fini le temps où le
Brésilien avait besoin de l’étranger pour quoi que ce soit. Tout ce qui était
bon venait d’ailleurs. Et seul était bon ce qui venait d’ailleurs même quand
c’était mauvais. Aujourd’hui c’est une autre chanson.
C’est surtout l’Europe qui a besoin de l’Amérique. C’est nous qui faisons
cocorico. Que l’Européen vienne ici travailler s’il le souhaite. Travailler
seulement. En se taisant surtout. Dans le cas contraire qu’il retourne là d’où
il est venu. Et qu’il ne se plaigne pas s’il meurt de faim.
Ce
qui est déjà arrivé. Voici pour preuve les pêcheurs lusitaniens de Póvoa de
Varzim. Ils regimbèrent avec la nationalisation de la pêche. Ils firent leurs
baluchons et s’en allèrent. Mais ils ne s’en trouvèrent pas mieux, non. à quelque temps de là ils revenaient en
sourdine. Ils se trouvent presque tous ici à nouveau. Sans dire un mot.
Eh bien c’est ainsi qu’il
doit être. Pas question de vouloir capter à toute force les sympathies
internationales. C’est sans résultat. Que celui qui n’est pas content vide les
lieux. Et s’il commence à dire du mal du Brésil qu’il aille se faire voir. Nous
avons autre chose à faire. Nous n’avons pas le temps de discuter avec des
indésirables.
Maintenant s’il veut
collaborer utilement avec nous c’est autre chose. Il en sera royalement
récompensé. Comme un domestique de nouveau riche. Le pays est reconnaissant de
tout ce qu’on fait pour lui. Il sera millionnaire en deux temps. Avec hôtels
particuliers, plantations et usines. Il pourra s’acheter des blasons à volonté.
Avoir une descendance noble. Jusqu’à décrocher des positions politiques et
gouvernementales.
C’est fou ce que le pays
est généreux.
⁂
Et qu’un Brésilien aille
écrire une demi-douzaine de petites vérités à propos de gens d’autres coins.
Dieu du Ciel. Le monde lui tombe dessus. Il a touché à l’intangible. Un pauvre
ignorant, un âne, un sauvage.
Le plus irritant c’est
qu’elles sont brésiliennes les protestations qui s’élèvent avec la plus grande
véhémence. La presse nationale vient aussitôt aux petits soins pour donner
toutes les satisfactions possibles aux offensés. Une chose ridicule et
humiliante.
Le contraire oui.
L’Européen par exemple peut chez lui dire du mal du Brésil (y compris en
contrariant les intérêts de son pays) et personne ne se présente pour élever la
plus timide protestation. Même les compatriotes du plaisantin qui résident ici
n’en sont pas incommodés. Au fond tout étranger de quelque nationalité que ce
soit pense que c’est à lui, et uniquement à lui, que nous devons ce que nous
sommes. Ce qui est une énorme injure et un énorme mensonge.
Pour ce qui concerne
surtout São Paulo il reste à vérifier en quoi a consisté de fait la
collaboration étrangère. Une collaboration efficace, sans nul doute, mais
d’ordre matériel tout au plus. La main d’œuvre est en partie étrangère. Mais
l’initiative a toujours été pauliste. Dans tous les champs de notre croissance épatante.
Il faut que cette vérité
soit connue de tous. Les as c’est nous les Paulistes. Il suffit d’observer
notre formidable pouvoir d’absorption. Rien ne lui résiste. Ni préjugés, ni
traditions. De race ou de sang. Ici l’étranger se transforme. Il agit et pense
en fonction du milieu. Il y a des exceptions, bien entendu. Mais fournies par
les gens qui débarquent ici l’esprit méfiant. Disposés à ne pas se
brésilianiser. Prêts à réagir contre toutes les pressions physiques ou morales
de l’environnement. Des gens qui nous sont inutiles, par conséquent. Ils ne
pourront jamais faire alliage avec nous. Il vaut bien mieux qu’ils se tiennent
à l’écart.
⁂
Il y a un moyen très
simple et très sûr de savoir ce qu’on vaut. Pas question de vouloir mesurer sa
valeur selon une moyenne idéale que personne n’a jamais atteinte. Rien de tel. La
mesure les autres la fournissent. Il nous suffit (comme ce curé perspicace de
la Révolution française) de regarder autour de nous. C’est en se comparant que
l’on parviendra à un résultat exact. Surtout en regardant dessous. Pas
au-dessus.
C’est ce que doit faire le
Brésilien. Pour son orgueil et son profit.
On se moque beaucoup parmi
nous des Brésiliens qui découvrent le Brésil en Europe. Eh bien c’est une
moquerie fort idiote. Car ce n’est vraiment que là-bas que l’on peut se faire
une juste idée du colosse que c’est. En voyant ces hommes épuisés. Ces champs desséchés.
Ces traditions asphyxiantes. Les millions de vagabonds forcés. Ce
découragement. Le cérébralisme maladif des mentors. La terrible révolte des
dirigés. La lutte sanglante pour la vie. L’indécision du présent. La crainte du
lendemain. Et la faim. Le désespoir. La stérilité.
Alors on se rappelle qu’on
a laissé un pays où tout est encore à faire. Et l’on mesure bien le bonheur que
cela représente. Un pays vierge qui attend sa fécondation. Sans le poids mort
du passé. Sans présent y compris. Qui vit entièrement pour l’avenir. Un pays
délicieux par ses possibilités ignorées. Un pays délicieux par ses défauts
visibles. Si fort et si pittoresque. Si grand et si innocent. Si beau et si
drôle. Un pays gamin. Un gamin prodige. Debout et petit doigt dans le
nez.
Juste un peu
nigaud. Penaud. Renfrogné. Il lui faudra gagner en aisance. Devenir plus malin.
Ne pas se laisser voler au petit jeu du tir d’adresse. Et surtout briser les
vitres des voisins à coups de pierre. Tous les jours. Et aussi apprendre à
huer. Bien fort. Avec deux doigts dans la bouche. Siffler le reste du monde.
(Jornal do Comércio, São Paulo, 16 octobre 1926. Trad. A. C.)