16 février 2015

Le Carnaval d’avant-hier soir / Lancement Pagu (14)

Pagu Face B
l’égérie oubliée du Carnaval de 1930 !

Pour l’ami Augusto Massi,
éditeur scrupuleux
de Poesia completa de Raul Bopp.

Février 1932. Otávia, la prolétaire militante, quitte la Colonie de prisonniers politiques de Dois Rios, après six mois de déportation pour agitation syndicale. « La deuxième classe du train de nuit qui la reconduit à São Paulo apporte aussi les derniers sambas de Rio de Janeiro. Les préoccupations de la lutte sociale ont déjà envahi la chanson populaire./ — Tournons !/ — Tournons !/ Ce samba/ Va finir en prison. » Et pourtant, en cette saison où le Carnaval de Rio a été officialisé, « il y a eu du champagne à gogo au [Théâtre] Municipal » mais « bien des gens sont tombés dans la rue, de faim ». En dénonçant une liesse nationale qui « étouffe et trompe la révolte des exploités », dans Parque industrial (1933), Patrícia Galvão fait aussi le procès de qui elle fut : un produit, somme toute, de l’industrie du divertissement. C’est Mara Lobo, qui signe, et qui se retourne contre Pagu, laquelle avait été non seulement « l’annonce lumineuse de l’Anthropophagie », côté avant-garde mondaine, mais aussi, côté culture de masse, un thème éphémère de la chanson populaire… C’est ce qu’il convient d’établir.

« Pagu » naît à la lettre en 1928, femme-concept inventée par des hommes, figure de cette élite culturelle qui assure le spectacle, photos à l’appui, dans les pages des magazines, lorsque Raul Bopp, membre du groupe de la Revista de Antropofagia, publie en forme d’hommage le poème « Coco de Pagu » dans la revue grand public Para Todos (Rio de Janeiro, n°515, 27 octobre 1928), avec un portrait (supposément) de l’intéressée par Di Cavalcanti (dédicataire du poème). Sensation et notoriété soudaine : « Bopp a fait un poème pour elle. Et le Brésil a connu Pagu. […] Quand on voit Pagu, on se répète pour soi ce que Bopp a écrit », notait Clovis de Gusmão (Para Todos, n°555, 3 août 1929). En se donnant des airs folkloriques, par référence au coco (une danse traditionnelle du Nordeste, ou bien le chant qui s’en détache), le texte célébrait rien de moins quune beauté fatale — ici dans une version française sans grâce particulière :

Pagu a des yeux doux
Para Todos (27 oct. 1928)
Des yeux de je-ne-sais-quoi
Quand on est près d’eux
L’âme se met à souffrir.

Aïe Pagu eh
On souffre parce que c’est
[bon de faire souffrir

Pagu ! Pagu !
Je ne sais pas ce que tu as.
Qu’on le veuille ou non,
On te veut du bien.

Eh Pagu eh
On souffre parce que c’est
[bon de faire souffrir

Tu as un corps de serpent
Indolent et tout ondulé,
D’un petit venin délicieux
Qui nous fait souffrir la bouche.

Aïe Pagu eh
On souffre parce que c’est
[bon de faire souffrir

Je te veux pour moi.
Je ne sais pas si tu veux de moi.
Si tu veux aller bien loin
J’irai là où tu veux.

Eh Pagu eh
On souffre parce que c’est bon de faire souffrir

Mais si tu veux être tout près
Vraiment tout près d’ici
Alors… tu peux venir
Aïe… ti ti ti, ri ri ri… ih…

Eh Pagu eh
On souffre parce que c’est bon de faire souffrir

Le poème fit son petit bout de chemin, comme une réclame, avant d’être recueilli par Bopp dans Urucungo (poemas negros) (1932), plus tard remanié et retitré simplement « Coco ». D’abord repris dans Maracajá (suppl. littéraire de O Povo de Fortaleza, 7 avril 1929), puis dans A Manhã de Rio de Janeiro (11 août 1929), il fut aussi porté sur la scène par sa muse même. Car la belle et jeune Pagu, en effet, tout juste sortie de l’École Normale d’institutrices, et non sans s’être classée dans un « Concurso Fotogênico de Beleza Feminina e Varonil » promu par la Fox en 1927, se faisait alors connaître dans le sillage du groupe anthropophage comme déclamatrice de poésie moderniste, donnant des pièces de sa composition, des poèmes de son amant et prochain époux, l’anthropophage en chef Oswald de Andrade, et de Raul Bopp, dont ce « Coco de Pagu », donc, qu’elle interpréta notamment lors d’une réception au Teatro Municipal de São Paulo le 5 juin 1929, à la faveur d’une prestation devant une audience houleuse, et remarquée par la presse — « révélant, rapporte un journaliste, des beautés cachées dans le poème de Raul Bopp », ce dernier se souvenant (en 1966) d’une Pagu « ajoutant aux vers qu’elle disait de légères doses de malice »…

Tout cela est connu, depuis que l’histoire du mouvement moderniste est écrite par le menu (ou presque), et depuis que l’on s’est penché de près sur la biographie de Pagu. Mais ce nest pas tout. Ce que l’on sait moins, c’est que par le truchement du poème de Bopp, Pagu devait atteindre jusqu’à la chanson populaire, et ce dans le contexte carnavalesque. Une autre beauté du moment, Laura Suarez (1909-1990), Miss Ipanema 1929, compositrice et interprète, actrice au théâtre, bientôt au cinéma et plus tard à la télévision, se trouva composer, dans le genre toada, une chanson sur le poème de Bopp, qu’elle donna par exemple lors d’un récital au Teatro Lyrico de Rio le 19 juillet 1929. Elle lança bientôt, début 1930, son premier 78t. (disque Brunswick n°10.015) : des deux toadas qu’elle y chantait, accompagnée par les guitares du Conjunto Típico Brasileiro Bomfiglio, l’une, en face B, n’était autre que sa mise en musique de « Coco de Pagu ». Le titre fut diffusé les 15 et 22 janvier et 12 février 1930, au soir, sur les ondes de la Radio Sociedade Record (São Paulo), dans le programme « Hora Brunswick ». L’enregistrement fut salué dans les colonnes dO Malho (Rio, 8 février 1930), dans celles du Correio da Manhã (Rio, 9 février), avant quoi la revue Phono-Arte du 30 janvier 1930 (ci-contre) avait donné la transcription du texte « sur écoute du disque » (Bopp n’y étant semble-t-il pas crédité), en classant la chanson (peut-être pas la mieux indiquée) parmi les possibles succès du Carnaval de 1930

(Autant que l’on sache, il n’en fut rien. Cette année-là, les succès du Carnaval furent plutôt deux marchinhas devenues autrement des standards : celle qu’enregistra la grande débutante Carmen Miranda, Pra você gostar de mim, une composition de Joubert de Carvalho arrangée par Pixinguinha ; et celle d’Ary Barroso, Dá nela, triste incitation à l’agression phallocrate, qui résonne à ce titre dans le premier roman de Jorge Amado, O País do Carnaval (1931), où elle se trouve mise en application — comme dans celui de Pagu, Parque industrial (1933), mais pour y être retournée en un geste d’émancipation féminine par l’égérie frustrée de 1930, devenue Mara Lobo…)

De coco en toada, et en plein Carnaval 2015, redécouvrons donc cette archive confidentielle, ici révélée en exclusivité :




N. B. : « Coco de Pagu » fut également interprété, dans leurs propres compositions, vers 1935 par une certaine Leticia de Figueiredo (encore à découvrir), et bien plus récemment par Beatriz Azevedo (sur le CD Alegria, en écoute ici.)

(L’identité entre le poème de Bopp et la composition de Laura Suarez n’aurait pu être confirmée sans le matériel sonore généreusement communiqué -et ici mal reporté- par le journaliste Marcelo Bonavides, auteur du blog Estrelas que nunca se apagam. Qu’il en soit chaleureusement remercié. A. C.)

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