23 avril 2011

A la lettre - En français dans le texte


Sur un prétendu « haïku japonais » introduit au Brésil en 1924


À l’occasion de la récente traduction et édition critique du recueil Bois Brésil d’Oswald de Andrade (pour mémoire : http://www.boisbresilcie.com/2010/11/paris-relance-la-poesie-bois-bresil.html), une note désignait la source d’un curieux « haïku japonais » transcrit en français par Paulo Prado (1869-1943), le très parisien et érudit mécène du Modernisme de São Paulo, dans sa fameuse préface aux poèmes de son ami pour qui, également, l’Orient fut surtout européen. 

Paulo Prado au milieu du groupe de la
Semana de Arte Moderna (Teatro
Municipal, SP), février 1922.
L’on pensait qu’il se fût agi là d’une révélation (mais en effet la révélation était à refaire, comme on va le voir). Dans l’abondante littérature critique aujourd’hui accumulée sur l’œuvre d’Oswald de Andrade, jamais le fait n’avait semblé attirer la curiosité des chercheurs, au Brésil pas plus qu’en France ; du moins, faute d’explication, ne s’attardait-on pas sur l’origine de cette citation — faite tout de même en français dans le texte… —, en même temps qu’on ne se privait pas de la citer derechef. À tel point que le haïku en question, devenu une référence facile et obligée, acquit une renommée certaine dans les commentaires proliférants de la poétique oswaldienne.
Le défi philologique demeurait, ne gênant apparemment personne mais accusant sans doute le manque d’échanges entre chercheurs français et brésiliens, quand l’œuvre d’Oswald comme la majeure partie du corpus du Modernisme brésilien, en raison de l’intertextualité qui les constitue, appellent précisément à la collaboration et au partage international des savoirs. Qu’il n’y ait pas eu à ce jour, au Brésil, d’édition critique annotée du recueil Pau Brasil (cela devrait venir), ajoute certainement à cette difficulté de recoupement de connaissances forcément dispersées, et au bilan du savoir collectif sur le texte. L’une des meilleures preuves de cet état de fait se trouve peut-être dans ce qui suit.

Au moment où cette source ignorée était consignée dans l’édition française de Bois Brésil, la même découverte avait été faite en réalité par un chercheur brésilien, et il importe à présent de l’authentifier : Paulo Franchetti, professeur à l’université de Campinas, publia la relation de sa précieuse trouvaille le 16 juillet 1988 (!), sous le titre « Um certo poeta japonês », dans le quotidien O Estado de São Paulo, supplément « Cultura », n°417, p.7. La chose passa semble-t-il inaperçue, ce qui poussa l’heureux chercheur à reprendre son texte tout récemment dans un recueil d’essais, Estudos de literatura brasileira e portuguesa (Cotia, Ateliê Editorial, 2007, p.215-217). L’aura-t-on enfin lu ?

Si cela avait échappé, de plus loin, au traducteur, c’est que l’auteur de cet article, notons-le, n’est un spécialiste ni d’Oswald de Andrade ni de la poésie française, mais un connaisseur entre autres choses du haïku brésilien, cette forme japonaise ayant connu au Brésil, tout au long du XXe siècle, une fortune et une fécondité aussi riche, sinon plus, qu’en France (où la mode en perdure pour le meilleur et pour le pire…) — et c’est aussi ce qui nous intéresse dans cette histoire et son dévoilement, car précisément cette référence inattendue au haïku, dans la préface d’un ouvrage fondateur pour la poésie brésilienne moderne, fut de fait médiatisée par l’impétrante pratique francophone en la matière. Le même P. Franchetti, dans un article de 2008 sur « Le haïku au Brésil », repart de cette surprenante conjonction franco-brésilienne :

Nous savons aujourd’hui que l’anonyme haïku japonais brandi comme étendard moderniste n’était pas plus un haïku qu’il n’était japonais. Il fut pourtant lu comme tel pendant plus de 60 ans. L’histoire du nom et de l’image du haïku qui permit à Paulo Prado d’insérer ce tercet dans sa préface au livre d’Oswald est aussi l’histoire du premier moment d’assimilation du haïku japonais par la littérature brésilienne.
[...]
La première apparition significative du haïku dans les lettres brésiliennes intervint, donc, par voie européenne, en consonance avec l’intérêt qu’y trouvèrent les avant-gardes du premier après-guerre.

D’un côté comme de l’autre, on voit là qu’il n’y a rien d’anecdotique à cette grande petite affaire d’éruditon. Elle intéresse tout le monde, parce qu'elle ouvre bien des portes. Et c’est aussi pour saluer la propriété de Paulo Franchetti avec toute la solennité qui sied à ce genre de situation, qu’avec son aimable autorisation nous traduisons ci-après son article précurseur, sans en partager nécessairement toutes les affirmations :


Un certain poète japonais
par Paulo Franchetti
(1988)

En 1924, présentant le livre de poèmes Pau Brasil d’Oswald de Andrade [1], Paulo Prado introduisait dans notre littérature un haïku appelé à voyager et à connaître une certaine fortune critique. Faisant l’éloge de la nouvelle poésie novatrice et combative, le préfacier écrivait alors :

Espérons aussi que la poésie « Bois Brésil » exterminera une fois pour toutes l’un des grands maux de la race — le mal de l’éloquence bouffie et traînante. En cette époque avide de réalisations rapides la tendance est toute à l’expression rude et nue de la sensation et du sentiment, dans une sincérité totale et synthétique.
               « Le poète japonais
               Essuie son couteau :
               Cette fois l’éloquence est morte.* »
dit le haïku japonais dans sa concision lapidaire. Grand jour que celui-là pour les lettres brésiliennes.

La relation qui s’établissait ainsi entre la poétique « Bois Brésil » et l’art du haïku produisit différents résultats au long des années et Haroldo de Campos reprend expressément ce haïku de Paulo Prado au moins deux fois : dans un travail sur la poésie japonaise, en 1958, et dans la présentation des Poesias completas d’Oswald, en 1972, où je le lus pour la première fois [2].

À mesure que j’en appris un peu plus en matière de littérature japonaise, j’acquis la conviction de ce qu’il s’agissait là d’un haïku fort singulier, et même étonnant. En premier lieu, il ne s’y trouvait pas même un peu de cette saveur rurale, champêtre, qui caractérise la majeure partie des haïkus japonais. Un haïku est composé usuellement de façon à ce qu’il indique sa position dans le cadre plus large de la révolution des saisons, du cycle naturel. En japonais, on appelle kigo le mot-clé qui permet l’encadrement du petit texte dans le flux de la saison. Ce haïku n’avait pas de kigo. Là n’était pas encore, toutefois, la principale source d’étonnement, mais bien dans le fait qu’il s’agissait d’un haïku excessivement conceptuel, détaché de toute expérience sensorielle. J’avais peine à accepter la mise à distance que se permettait ce poète japonais qui faisait référence à lui-même comme « poète japonais ». « Poète » constituait déjà une désignation inattendue, mais compréhensible dans une traduction. Mais pourquoi « japonais » ? Pourquoi un poète japonais jugerait-il que le fait d’être japonais l’a mieux préparé à lutter contre l’éloquence ? Si « japonais » avait été ici en opposition à français ou italien, tout s’emboîterait parfaitement, car il nous paraît évident qu’un poète japonais est plus qualifié, du fait de sa propre tradition, pour vaincre la tentation ou le défi de l’éloquence. Alors le haïku ferait sens : cette fois, confrontée à un poète japonais, l’éloquence a perdu, contrairement à ce qui s’est passé lors des précédentes confrontations, en Occident. Mais nous devons convenir qu’en évoquant son origine nationale un poète japonais se comparerait difficilement à des collègues aussi éloignés, d’un monde aussi différent et méconnu que l’est l’anglais ou l’allemand. Dans la bouche d’un Nippon, l’affirmation de sa nationalité signifie, au moins jusqu’au début du XXe siècle, opposition à la culture étrangère qui lui est la plus proche et qui a sur la sienne la plus grande influence. Depuis le commencement de la poésie japonaise, le nom Wa (poésie du pays de Wa) signifie concrètement une poésie qui n’est pas imitée de la chinoise, autrement dit le national se définit par opposition à ce qui dérive sensiblement de la culture-mère, de la tradition chinoise. Dans ce contexte, serions-nous disposés à accepter que le poète japonais se vante de posséder, dans le combat contre l’éloquence, quelque avantage sur le poète chinois ? N’est-il pas vrai que le haïku ne fait dès lors pleinement sens que si nous comprenons que « japonais » signifie ici « non occidental » ? C’est ce que je pensai, et je jugeai que la traduction avait été, pour le moins, assez libre.

Le concept même d’éloquence, quant à lui, est étranger à la tradition japonaise. Nous nous accordons fréquemment, aujourd’hui, sur le fait que l’éloquence est l’ennemie de la poésie. Depuis fort peu de temps — environ un siècle et demi — la poésie peut être comprise comme une conquête ardue sur le terrain marécageux de l’éloquence. Cela est dû, toutefois, au fait que nous ayons eu jusqu’à récemment une grande et brillante tradition d’éloquence. Mais au Japon, où l’éloquence n’a jamais mérité la même attention que celle qu’elle a connue chez nous pendant des siècles et des siècles, où elle n’a jamais eu le même développement que chez nous, comment comprendre qu’un poète ait trouvé une image si éloquente pour condamner l’éloquence ?

J’en étais depuis un bon moment déjà à ce point mort de ma désolation et de ma méfiance, cherchant ici et là des informations sur la source de Paulo Prado, sur le nom de l’étrange poète japonais qui avait si bien exprimé l’un de nos idéaux modernes, quand la solution du problème apparut soudain de la main d’un collègue qui apportait de France un dossier avec tous les textes dans lesquels je pensais pouvoir trouver la réponse à la charade qui durait déjà depuis tant d’années. Et là se trouvait notre poète japonais, un auteur aux mérites mineurs, pratiquant du haïku à la française, un disciple de [Paul-Louis] Couchoud [1879-1959] nommé Joseph Seguin (1878-1954), à propos duquel je ne parvins pas à savoir grand-chose.

Son maître, Couchoud, avait fait une visite au Japon vers 1900 et au retour, après avoir lu de nombreuses traductions anglaises, introduisit en France le goût pour la libre imitation des traductions de haïkus. L’un des premiers résultats de la nouvelle mode fut le récit d’une promenade que Couchoud, Seguin et un autre ami avaient faite dans une petite barque : un ensemble de « haïkus » intitulé Au fil de l’eau, publié en 1905.
Pendant la guerre, en 1916, Joseph Seguin, qui avait adopté le pseudonyme de Julien Vocance, publia un recueil de tercets en vers libres et non rimés, c’est-à-dire des haïkus, qui fit sensation : Cent visions de guerre.
Encouragé par son succès, et persuadé que le haïku libre était la meilleure des formes poétiques, Vocance composa un « Art poétique », saturé de Rimbaud et de Verlaine, qui commence justement par le tercet reproduit par Paulo Prado.
Écrit par un Japonais, il serait un mystère. Écrit par un Français, avec le titre qui est le sien, c’est une pauvre contrefaçon exotique du vers de Verlaine que nous connaissons tant : « Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! »

Paulo Prado l’aurait-il donc lu dans La Connaissance de juin 1921, où il fut publié ? [3] Ou a-t-il été informé par d’autres ? Il est probable que nous ne sachions jamais comment est arrivé entre ses mains le haïku japonais — et cela n’a pas vraiment d’importance. Comme n’en a peut-être pas non plus ce que nous savons désormais de plus sur l’effigie nippone qui donna sa bénédiction à la poésie « Bois Brésil » d’Oswald.

* * *
[1] Le recueil d’Oswald fut publié en 1925, mais la préface de P. Prado, datée de mai 1924, avait d’abord parue en octobre 1924 dans le n°106 de la Revista do Brasil (São Paulo). (NdT)
[2] L’essai de H. de Campos, toutefois, ouvrait déjà la 1re mouture de cette édition posthume des poésies d’Oswald, d’abord intitulée Poesias reunidas O. Andrade, en 1966. Rappelons la récente traduction française de cette étude fondamentale pour la réception posthume de l’œuvre oswaldienne au Brésil :
[3] Il faut donc corriger ou préciser la référence retenue par le traducteur : ce tercet de l’« Art poétique » n'a pas été publié pour la première fois, mais seulement repris en 1923 dans Le Pampre (Reims), n°10-11. Nous croyons qu’il ne serait pas absolument inintéressant de savoir quelle fut, de ces deux sources, celle que P. Prado utilisa en effet. Ce genre d’investigation, par contrecoups, donne souvent plus de résultats que l’on veut bien en attendre : n’est-ce pas par exemple, et de manière significative, dans L’Esprit Nouveau que Prado a relevé le fameux vers de Chénier, pour le citer également en français et sans référence dans la même préface à Pau Brasil ? Il serait aussi porteur de déterminer si Prado fut alors, parmi les modernistes de São Paulo, le seul lecteur de Julien Vocance et des revues où celui-ci publia. (NdT)
* * *

Pour en savoir un peu plus sur ce haïjin français que fut Julien Vocance, et mieux situer son œuvre dans l’histoire du haïku à la française, on pourra commencer par l’article du grand défricheur Eric Dussert paru dans la chronique « Les égarés / Les oubliés » du Matricule des Anges, n°53, mai 2004.
(Texte archivé en ligne, ici : http://lmda.net/lmda/din2/n_egar.php?Eg=MAT05357.)

De Julien Vocance lui-même : Le Livre des haï-kaï [1937], Le Héron Huppé : poèmes, Annonay, Les Compagnons du livre, 1983.

Les lusophones intéressés par l’histoire du haïku au Brésil pourront lire le panorama proposé par P. Franchetti, cité ci-avant en préambule : « O haicai no Brasil », Alea : Estudos neolatinos (Rio de Janeiro), vol.X, n°2, juillet-déc. 2008, p.256-269. (En ligne :

Ou encore l’introduction de Rodolfo Witzig Guttilla à l’anthologie Haicai, São Paulo, Companhia das Letras, « Boa Companhia », 2009 — volume où l’on put récemment retrouver deux haïkus d’un autre moderniste brésilien, le grand méconnu Luís Aranha, désormais traduit en français.

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