9 avril 2011

Rareté à l'écoute

Trois poèmes d’Oswald de Andrade
mis en français & en musique
par Villa-Lobos

O artista
Cabeleira de chantage
Celebridade por hora e por taxi
Parlapatatão
Bombardino de barbeiro
Desafinação
No teu fundo fundo
A maroteira dos primeiros mestiços
Repousa como um índio
Sob a árvore nacional da confiança
Pires técnico
Da paulificação

Ce poème-portrait de Heitor Villa-Lobos par Oswald de Andrade a paru dans la revue Novíssima (São Paulo) au cœur des années 1920. Il ne fut pas repris en volume, mais sans doute eût-il pu figurer dans le recueil Pau Brasil, en bonne place, à côté du poème « Atelier » consacré à la peintre Tarsila do Amaral. Il nous rappelle que celui qui allait devenir le compositeur brésilien mondialement connu, fut d’abord le principal représentant du courant moderniste local dans le domaine musical, et l’ami des nouveaux poètes de São Paulo et Rio de Janeiro, auxquels il se joignit dès la Semaine d'Art Moderne de février 1922. Avec eux, il eut plusieurs projets, comme ce « ballet brésilien » destiné au public parisien, dont Oswald laissa une ébauche d’argument et Tarsila des croquis de costumes. Il leur emprunta aussi de nombreux textes.

Au-delà des proximités biographiques et des idées partagées sur la question de la nationalisation culturelle et artistique, si l’on cherche, en ce qui concerne le compagnonnage Oswald de Andrade / Villa-Lobos, quelque trace concrète de collaboration réussie, il faut bizarrement aller chercher parmi les pièces mineures ou peu connues du pléthorique catalogue de Villa-Lobos, où figure une œuvre étrange à divers titres : la Suite suggestive (Cinémas), partition d’une petite vingtaine de minutes composée ou datée du moins de 1929, pour soprano, baryton et ensemble, l'accompagnement ayant été transposé également pour deux pianos (pièces W242 et W243 dans le classement Appleby). Le compositeur a laissé, dans un propos radiophonique, un témoignage succinct mais précieux sur la genèse de cette œuvre :

J’ai inauguré le premier cinéma muet à Rio de Janeiro, vous savez, c’était Os Parisienses [?], le premier. Je jouais par-dessus la pellicule… jour et nuit. Remarquez que je fus tellement imprégné par cette musique qui était tous les jours la même, [inaudible], que je composai la Suite suggestive, qui est très connue en Europe, et qui s’appelle Cinémas. C’est l’impression horrible que je reçus de cette vie. J’ai joué cette musique pendant plus de dix ans.

D’après le catalogue « Heitor Villa-Lobos » de l’éditeur Durant-Salabert-Eschig, la première eut lieu le 26 juin 1929 au Teatro Lírico de Rio de Janeiro, avec la soprano Elsie Houston, le baryton Adauto Filho et un ensemble dirigé par le compositeur en personne. Le catalogue raisonné de l’œuvre élaboré et mis à jour par le Museu Villa-Lobos indique toutefois qu’à cette occasion l’œuvre ne fut donnée que dans sa version réduite à deux pianos (avec Lucilia Villa-Lobos et Brutos Pedreira), et relève, pour la version avec ensemble, une création posthume le 18 novembre 1989 à Rio de Janeiro, salle Cecília Mereiles, par Lucia Dittert, Marcelo Coutinho et l’Orchestra Pró Música de Rio do Janeiro sous la direction de Armando Prazeres.
Plus certainement, lœuvre fut donnée le 3 avril 1930 à Paris, salle Gaveau, dans le cadre du deuxième « Festival Villa-Lobos » et sous la direction du compositeur. À cette occasion, elle fut commentée en ces termes par Paul Bertrand dans Le Ménestrel du 11 avril (p.170) :

La Première Suite Suggestive [il n’y en eut pas d’autres], donnée également en première audition [en France, du moins], est particulièrement suggestive de la manière de M. Villa-Lobos. C’est une succession de courtes évocations pour cinéma, qui témoignent d’une force incisive et où le comique et le tragique alternent en contrastes violents et avec un égal bonheur, créant une ambiance toute actuelle sans cesser de s’appuyer sur la base ethnique du système musical qui caractérise, dans son ensemble, l’œuvre de l’auteur. À signaler l’emploi assez nouveau de trois métronomes, dont un avec sonnerie, qui accusent la préoccupation constante du rythme, et les divertissantes prouesses d’une contrebasse transformée en instrument d’agilité. Les parties vocales furent tenues avec habileté par Mme Croiza et M. Botelho, celle de piano par Mlle Line Stiévenard.

L’amusant, entre autres curiosités, est que sans le savoir vraiment, le public parisien put alors entendre les toutes premières traductions du recueil Pau Brasil d’Oswald de Andrade (imprimé en 1925 à Paris). En effet, après l’« Ouverture de l’homme tel… » (transcrite pour orchestre, seule, en 1952) et pour des raisons qui nous échappent encore (l’œuvre fut-elle destinée, dès le début, à être jouée en France essentiellement ?), Villa-Lobos employait là non pas les textes originaux, mais des versions françaises de trois poèmes de notre auteur (ainsi que de Manuel Bandeira, à côté de René Chalupt, avec un texte chacun), lequel n’avait rien tant rêvé, lors de ses nombreux séjours parisiens des années précédentes, que se voir traduit en français...
La partition ne porte que l’indication « Poésies de… », sans mention de traducteur : on peut supposer que ces quelques transpositions du portugais sont dues au compositeur, mais il serait pour le moins précieux de connaître la part qu’y prit éventuellement Oswald lui-même, qui maîtrisait parfaitement le français (ses premiers textes littéraires, dans les années 1910, furent même rédigés en français). Quoi qu’il en soit, la relation de quasi-contemporanéité de ces traductions avec les poèmes originaux (et bien sûr l’usage musical et quasiment théâtral qui en est fait) nous donne quelque idée, approximative mais peut-être plus authentique, de l’esprit de ces poèmes brefs et allusifs dont il n’est paradoxalement pas si facile de rendre en français toute la suggestivité, aujourd’hui…
Prétextes à trois saynètes successives, fort brèves (entre 30'' et 1'30''), à peine chantées, mais récitées ou dialoguées sur un accompagnement instrumental plaisamment minimaliste, sombre ou facétieux, voici donc les poèmes « Procissão de enterro » (Procession d’enterrement), « O capoeira » (Le capoeira) et « O medroso » (Le froussard), dans une traduction anonyme, avec de nouveaux titres et des sous-titres génériques qui les inscrivent dans le déroulement d'une séance de cinématographe :

Prélude, choral et funèbre
(ciné-journal)
[tempo « animé » ; « Parlé : (sans emphase) »]

               Véronique étend les bras
               Pour roucouler
               Le dais stoppe
               Le peuple en bave
               De cette voix dans la nuit
               Aux pavés luisants
               De cette voix dans la nuit
               Aux pavés luisants
               Aux pavés luisants


Croche-pied au flic
(comœdia)
[tempo « modéré »]

               (sopr.) Tu veux un beignet Salaud ?
               (baryt.) De quoi ?
               (sopr.) Tu veux un beignet ?
               Guibolles et têtes sur le trottoir


Le récit du peureux
(drame)
[tempo « lent » ; « Récit »]

               Le spectre souffla la bougie
               Puis dans la noire nuit la main sur lui
               Pour voir si son cœur battait encore
               Pour voir si son cœur battait encore


De l’existence et de la teneur de ces traductions confidentielles, dissimulées dans une œuvre musicale elle-même méconnue, il fut rendu compte pour la première fois, brièvement, dans l’appareil critique de la récente édition française de Bois Brésil, sur consultation de la partition (voix et piano) par ailleurs quasiment introuvable.

Plus introuvable encore, pour le traducteur et annotateur, était alors l’enregistrement de cette pièce, le seul édité à ce jour, car cette Suite suggestive fut gravée sur disque compact par Gudrun Pelker, Jörg Westerkamp et les solistes de la Philharmonia Hungarica sous la direction de Helmut Imig, pour le label Discant (Bünde) en 1994.
Le disque n’étant plus lui-même dans le commerce (sauf erreur), et la curiosité des amateurs n’ayant pas de bornes, le blog Bois Brésil & Cie met à la disposition de tous ces trois extraits, tel qu’ils se succèdent sur la partition.


N.B.: Voir aussi, sur lesthétique de la Suite suggestive : Simon J. Wright, « Villa-Lobos and the Cinema : A Note », Luso-Brazilian Review, vol. XIX, n°2, hiver 1982, p.243-244.


Post revu et augmenté en février 2015.

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