28 mai 2012

Propagande transatlantique 5, 6 et 7

Lectures espagnoles de Luís Aranha 

Alors qu’en 2010 la traduction française de Cocktails est passée presque inaperçue, la toute récente version espagnole du même recueil fait l’objet de quelques échos enthousiastes dans la péninsule.
En attendant une éventuelle recension du volume sur ce blog (quant aux apports de lappareil critique, dû à Juan Manuel Bonet et à la traductrice), nous donnons la traduction de trois notes critiques, un article de presse et deux billets d’écrivains-blogueurs…

Trépidation du nouveau
Manuel Gregorio González
Diario de Sevilla (23 mai 2012)
[Traduit de l’espagnol.]

Le grand oublié Ramón Gómez de la Serna, dans son fondamental Ismos, définit  le Klaxisme de Mário de Andrade comme une « synthèse de l’espace de la rue, comme le bruit de ses grands gosiers, comme le souffle de son larynx enruellé parmi d’autres maisons ». Avant cela, Andrade avait postulé l’Hallucinisme, « l’école de l’hallucination libre », mais c’est dans le Klaxisme et dans la revue Klaxon que se trouvent quelques-uns des poèmes qui forment ce livre, trépidant et inconnu, de Luís Aranha, intitulé Cocktails.
Avec une traduction de Marie-Christine del Castillo et un prologue érudit de Juan Manuel Bonet, cette édition bilingue vient combler une double lacune dans la faible connaissance que l’on a, en Espagne, des avant-gardes brésiliennes : d’un côté, la revendication mentionnée du Klaxisme, qui eut son zénith dans les années vingt du siècle passé ; de l’autre, la récupération, la découverte de la personnalité de Luís Aranha, diplomate de carrière, comme tant d’autres écrivains d’outremer (Neruda, Paz, le malheureux Fuentes), et dont l’unique livre, Cocktails, écrit en 1921-1922, ne verra néanmoins le jour qu’en 1984.
Qu’y a-t-il dans ces Cocktails d’Aranha qui mérite notre attention, presque un siècle plus tard ? Sans aucun doute, la trépidation de la modernité, la brusque respiration du monde, un orgue mécanique, augural, futuriste, une fois passée la barbarie de la Grande Guerre. Il y a chez Aranha, comme dans tout le mouvement avant-gardiste, le croisement bruyant de l’irrationalité et de la technique, et par conséquent, la célébration de la ville comme un nouveau labyrinthe et un colossal mécano. Mais il y a aussi la consécration d’un je intrépide, optimiste, pressé par l’électricité, mû par létonnement. « Je brûle dans l’exaltation qui guide mes pas/ Et je ne sens pas mon poids sur la terre / Car mon corps est un jet de lumière !… » écrit Aranha dans la São Paulo de 1921. Deux décennies plus tard — l’éclat des machines, les foule en ordre de bataille — le monde allait s’enfoncer dans les ombres.


 Cocktails
Álvaro Valverde
Blog homonyme (25 mai 2012)
[Traduit de l’espagnol.]

Quelle bonne idée que de publier ce livre ! Le mélange, pour se référer au titre, a été parfait. Un éditeur sagace, Javier Sánchez Menéndez (de La Isla de Siltolá) ; un bon typographe comme Abel Feu ; le directeur de la collection « Urbi et Orbi », Juan Bonilla (« infatigable passant de la rue latino-américaine des livres ») [1] ; l’auteur du prologue (un autre excellent cocktail en soi), Juan Manuel Bonet, et la traductrice et responsable des notes exhaustives, Marie-Christine del Castillo.
Luis Aranha (années 20).
Luís Aranha, son auteur, fut un jeune homme de São Paulo, né en 1901 […], qui écrivit Cocktails au début des années vingt du siècle passé, même si la petite œuvre fut publiée pour la première fois soixante ans plus tard, en 1984 (avec une couverture d’Aranha lui-même), trois ans avant sa mort. Elle est considérée comme l’une des œuvres de référence du modernisme brésilien, ou, ce qui revient au même, des avant-gardes de ce pays américain (et, par extension, de toute l’Amérique). Cela et bien d’autres choses — l’érudition de cet homme enchante — est ce que raconte Bonet avec un luxe de détails ; ce qui, ne serait-ce que pour un moment, m’a fait envier la vie de ceux qui, comme lui (et il y en a peu), se consacrent à la recherche de livres, de vers et d’auteurs perdus dans les étagères poussiéreuses des rayonnages des librairies d’ancien. Passionnantes, ces premières pages de Cocktails ! Un roman !
Formé chez les frères maristes, Aranha, « poète presque sans biographie », dit Bonet, acheva son Droit à vingt ans et quelques et se consacra, le reste de sa vie, à la diplomatie, qui, comme je l’ai dit plus d’une fois, n’est pas autre chose qu’une branche de la littérature en ces lointaines terres d’outremer. Cela signifie également qu’il abandonna la poésie pour toujours et, sans explication apparente, ces rêves suggestifs qu’il parvint à composer, et de quelle manière, dans les vingt-six poèmes de son unique livre.
Il faut dire aussi que les traductions de M.-C. del Castillo permettent de déguster ces savoureux cocktails […], et démontrent à l’envi qu’en poésie tout est déjà inventé depuis longtemps, quand bien même certains se font passer aujourd’hui pour des modernes, ce qui n’est rien de plus, le plus souvent, qu’une imposture obsolète. Le futurisme et d’autres ismes sont, eux, des expérimentations d’un autre siècle qui, par bonheur, n’ont pas nécessairement mal vieilli. Pour preuve, ce délicieux cocktail.

[1] Juan Bonilla est aussi l’auteur d’une belle anthologie de poésie latino-américaine d’avant-garde : Aviones plateados : 15 poetas futuristas latinoamericanos [1993], 2e éd. revue et corrigée, Málaga, Centro de ediciones de la Diputación de Málaga, « Puerta del Mar », 2009 — où il redonnait déjà à lire dans loriginal (depuis le volume brésilien de 1984) huit poèmes de Luís Aranha. [N.d.T.]

 [Sur Cocktails]
José Manuel Benítez Ariza
Blog Columna de humo (21 mai 2012)
Extrait du message « Abardela »

[…] J’ai lu Cocktails, le livre de l’avant-gardiste brésilien Luís Aranha […]. Et il m’a plu, même si je n’ai pu échapper tout à fait à cette impression qui m’assaille à chaque fois que je lis un poète de langue portugaise contemporain de Pessoa : la sensation d’être en train de lire l’œuvre de quelque autre hétéronyme du Lisboète ; dans le cas présent, une copie des plus réussie du quasi-futuriste et simultanéiste Álvaro de Campos… D’Álvaro de Campos me semblent être, ou presque, les trois poèmes longs qui ouvrent le livre, en particulier le premier, « Drogaria de éter y de sombra », qui pourrait fort bien être une companion piece du fameux « Tabacaria » de l’alter ego pessoïen.
Même si le poème qui m’émeut véritablement, et qui me fait noter le nom de ce très fugace poète d’un seul livre, est celui qui s’intitule « Poema giratorio », une évocation visionnaire d’un état fiévreux, durant lequel passe dans la tête du poète une espèce de vertigineux carrousel d’actualités. M’intéresse beaucoup à présent cette manière d’écrire, qui essaie de contredire ou de corriger la tendance naturelle du langage au raisonnement discursif, et tente d’exploiter d’autres potentialités parfois anciennes ou oubliées, quoique jamais tout à fait absentes de la véritable poésie, comme la libre association d’images et d’idées. […] 

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