De Pagu, de Jorge Amado, qui a écrit un véritable « roman
prolétaire » ? Comme en réponse à Murilo Mendes, un dernier article pour
mettre tout le monde d’accord. Encore un effort pour être prolétaire !
Encore sur Cacao de Jorge Amado
par Eneida
Il y a dans le livre Cacao de Jorge Amado une question qui
mérite une réponse :
— Est-ce un roman
prolétaire ?
Il n’y a qu’une réponse : Non. M. Jorge Amado n’a pas fait un livre prolétaire.
* * *
Toute la nouveauté,
actuellement au Brésil, consiste dans la préoccupation qu’on a d’intituler
comme prolétaire une littérature pornographique et fausse. Et apparaissent
alors les monstrueux livres de Pagu, Oswald de Andrade, etc., etc. Gros mots.
Pornographie. Dissolution. Livres typiquement fin de régime, bien faits pour
les délires sexuels des demi-vierges. Mais le terme prolétaire se répand telle
une épidémie.
La littérature
prolétaire est irréconciliable avec le pessimisme, le scepticisme et toutes les
autres espèces de prostration intellectuelle. Elle est concrète, vivante,
imprégnée de collectivisme réel, et elle nourrit avec conviction une croyance
illimitée dans l’avenir.
D’après les
pseudo-écrivains « prolétaires » du Brésil, faire de la littérature
prolétaire c’est écrire de manière fautive, employer mal tous les mots et envisager
avec une profonde naïveté les choses de la vie.
Cacao est ainsi.
* * *
Ceux qui connaissent par
le fait de quoi se compose un prolétaire et un révolutionnaire, en lisant Cacao, sauront que Jorge Amado ne peut
être tout au plus qu’un révolté et un petit-bourgeois, avec tous les défauts
typiques de sa classe.
Le livre, en prenant un
caractère autobiographique, travail individualiste de petit-bourgeois désespéré
parce que sa position d’infériorité économique ne lui permet pas d’épouser
(civilement et religieusement) la fille du maître d’esclaves : le patron.
Rien chez lui n’est
révolutionnaire. Son ascendance : des parents aisés. Son enfance heureuse,
et lorsque, adolescent, il rompt avec son oncle, c’est en raison d’une question
de femmes.
Le livre tout entier
reflète un individualisme égoïste. Il n’y a pas de vie. Il n’y a pas de
concrétisation des fins. Il ne parvient pas à révolter. Il ne parle pas à la
collectivité. Son auteur nie l’axiome du matérialisme dialectique : la vie
détermine la conscience.
À la lecture des 197
pages, nous apprenons que le père (du narrateur ?), bien que… « aimant
beaucoup la musique » et possédant une usine où les conditions de travail
et de vie ne sont pas (ne peuvent être) différentes, dans ce régime
capitaliste, des autres usines, n’exploite pas trop ses ouvriers. Ensuite vient la « gloire » d’être de bonne famille, ce que l’auteur souligne
au long des 197 pages, comme si les travailleurs étaient de mauvaise famille…
Quel écrivain prolétaire
(au sens véritable du terme) peut ignorer la lutte des classes ?
D’après Jorge Amado, les
travailleurs du cacao, et tous les travailleurs du Nord et du Nord-Est, vivent
une vie de débauche, d’ivrognerie, de prostituées et de démonstrations de
bravoure. Rien, absolument rien dans ce livre n’éclaire, ne met à nu la
tragédie économique des travailleurs de la campagne, la tragédie économique
qui, ici plus aiguë, là moins, est toujours et partout la même tragédie de l’exploitation
de l’homme par l’homme. Des ouvriers qui apparaissent dans Cacao, aucun n’a une conscience de classe, et pourtant nous autres
ressentons que le travailleur du Brésil est déjà en train de se réveiller et de
comprendre la seule vraie ligne à suivre. Mais le livre de Jorge Amado est une
débauche constante. Les femmes, toutes, remarquez bien, toutes les ouvrières
dans Cacao sont, ont été ou seront
prostituées. Pourtant, la fille du patron, l’enfant mondaine, la poétesse
crétine, celle-là mérite presque son adoration, et apparaît avec une sympathie
toute spéciale. N’est-ce pas là une solidarité de classe ?
Dans Cacao, nous n’avons aucun contact avec
la masse. Nous connaissons deux ou trois ouvriers : l’un parce qu’il tue des
gens, l’autre parce qu’il fait le fier chez les prostituées, et seulement un
parce qu’il sait qu’« il y a quelque chose ». Mais (crainte ? ignorance ?)
l’auteur se refuse à nous expliquer ce qu’est ce « quelque chose »,
se refuse à nous dire ce que ressent cet ouvrier, ce qu’il pense, et, avec un
sentiment de lâcheté qui accompagne chaque ligne du livre (et à tel point qu’elle
en arrive même à faire en sorte que ne soit écrit qu’une seule fois le mot :
bourgeoisie), il fait de ce personnage une petit-bourgeois confus (comme l’auteur)
davantage qu’un ouvrier.
* * *
Pour Jorge Amado, la
question sociale n’existe pas. Il n’est préoccupé et absorbé que par une
question : la question sexuelle. Et de décrire des cuisses rondes, des
ventres généreux et d’autres petites choses excitantes, bien faites pour la
joie et l’amusement de la petite bourgeoisie.
* * *
Dans Cacao, toutes les questions s’emmêlent. Rien
n’est clair. Tout se confond. La lâcheté politique, la lâcheté intellectuelle,
la lâcheté religieuse (dieu prend encore un grand d), et il ne sait même pas
pourquoi les prostituées sont des croyantes convaincues, ni la raison pour
laquelle il y a des petits saints près des lits, dans les bordels. Jorge Amado
pense également que la révolution prolétarienne sera faite avec les prostituées…
Là-dessus son livre garantit qu’un jour « les rues de la prostitution se
lèveront »… Jorge Amado ne sait même pas que la prostitution est un
produit du régime lui-même, que la prostitution résulte de toute la tragédie
économique créée par ce régime et qu’elle ne disparaîtra qu’avec le développement
de la société socialiste en marche vers le communisme.
* * *
Les travailleurs, dans Cacao, ne pensent pas un seul instant à
s’organiser. Ils ne discutent pas des possibles améliorations sociales dont
jouiront leurs frères de classe en ville. Ils ne disent rien de la révolte d’une
classe opprimée et forte qui coule dans leurs veines. Enfin, rien qui nous
donne une idée de collectivisme.
La littérature
prolétaire a pour finalité non seulement de transmettre le point de vue
collectif, mais également d’orienter la conscience du prolétariat dans le sens
de ses objectifs finaux.
Jorge Amado sait-il
quels sont les objectifs finaux du prolétariat ? Non. Il pense que la
lutte des classes ça n’est que « quelques mots plus beaux que la
générosité », il pense également que la solidarité de classe c’est… ne pas
épouser la fille du patron.
* * *
La littérature
prolétaire n’est possible qu’au sein du régime prolétaire.
La littérature
révolutionnaire est celle qui, au sein du régime capitaliste, parle de près des
intérêts économico-politiques du prolétariat et des couches appauvries de la
société.
* * *
Au moment critique de la
lutte des classes que nous vivons, dans le heurt des antagonismes
irréconciliables de la bourgeoise, à l’heure héroïque où les masses opprimées
des campagnes et des villes attendent le signal pour se réunir et ensuite
avancer, ce ne seront pas ces œuvres mystificatrices étiquetées comme
prolétaires et révolutionnaires qui détourneront le prolétariat brésilien et
international de son assaut décisif, pas plus qu’elles ne détourneront le cours
du processus révolutionnaire tracé par le matérialisme historique.
* * *
Et aux entreprises
inavouables d’éléments anarchiques et fauteurs de division comme l’œuvre de
Jorge Amado, le prolétariat brésilien répondra que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Rio, novembre 1933.
(Eneida, « Ainda sobre Cacau
de Jorge Amado »,
O Homem Livre, São Paulo, rédacteur en
chef : Geraldo Ferraz,
1e
année, n°21, 3 janvier 1934,
p. 4.)
N. B. :
Eneida, nom sous lequel se faisait
appeler Eneida de Villas Boas Costa de Moraes (1904-1971), écrivain et
journaliste, fut une militante éphémère au PCB dont elle fut écartée, en tant qu’intellectuelle, en même temps que son
compagnon José Vilar (secrétaire-général du Parti de janvier à novembre 1932),
tous deux étant trahis par la camarade Patrícia
Galvão obéissant aveuglément aux ordres de l’appareil prolétarisé. Emprisonnée
elle aussi sous l’Estado Novo, elle connaît en détention Olga Benario, la
compagne de Prestes, et le romancier Graciliano Ramos, qui l’évoque dans ses Memórias
do Cárcere (éd. posthume, 1953 ; Mémoires
de prison, éd. et trad. Antoine Seel et Jorge Coli,
Gallimard, « Du monde entier », 1988).
Patrícia Galvão (Pagu)
Parc industriel
(roman prolétaire)
Inédit en français
Prologue de Liliane
Giraudon
Le Temps des Cerises
mars 2015
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