24 février 2015

La critique d’avant-hier soir / Lancement Pagu (22)

De Pagu, de Jorge Amado, qui a écrit un véritable « roman prolétaire » ? Comme en réponse à Murilo Mendes, un dernier article pour mettre tout le monde d’accord. Encore un effort pour être prolétaire !

Encore sur Cacao de Jorge Amado
par Eneida

Il y a dans le livre Cacao de Jorge Amado une question qui mérite une réponse :
— Est-ce un roman prolétaire ?
Il n’y a qu’une réponse : Non. M. Jorge Amado n’a pas fait un livre prolétaire.
* * *
Toute la nouveauté, actuellement au Brésil, consiste dans la préoccupation qu’on a d’intituler comme prolétaire une littérature pornographique et fausse. Et apparaissent alors les monstrueux livres de Pagu, Oswald de Andrade, etc., etc. Gros mots. Pornographie. Dissolution. Livres typiquement fin de régime, bien faits pour les délires sexuels des demi-vierges. Mais le terme prolétaire se répand telle une épidémie.
La littérature prolétaire est irréconciliable avec le pessimisme, le scepticisme et toutes les autres espèces de prostration intellectuelle. Elle est concrète, vivante, imprégnée de collectivisme réel, et elle nourrit avec conviction une croyance illimitée dans l’avenir.
D’après les pseudo-écrivains « prolétaires » du Brésil, faire de la littérature prolétaire c’est écrire de manière fautive, employer mal tous les mots et envisager avec une profonde naïveté les choses de la vie.
Cacao est ainsi.
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Ceux qui connaissent par le fait de quoi se compose un prolétaire et un révolutionnaire, en lisant Cacao, sauront que Jorge Amado ne peut être tout au plus qu’un révolté et un petit-bourgeois, avec tous les défauts typiques de sa classe.
Le livre, en prenant un caractère autobiographique, travail individualiste de petit-bourgeois désespéré parce que sa position d’infériorité économique ne lui permet pas d’épouser (civilement et religieusement) la fille du maître d’esclaves : le patron.
Rien chez lui n’est révolutionnaire. Son ascendance : des parents aisés. Son enfance heureuse, et lorsque, adolescent, il rompt avec son oncle, c’est en raison d’une question de femmes.
Le livre tout entier reflète un individualisme égoïste. Il n’y a pas de vie. Il n’y a pas de concrétisation des fins. Il ne parvient pas à révolter. Il ne parle pas à la collectivité. Son auteur nie l’axiome du matérialisme dialectique : la vie détermine la conscience.
À la lecture des 197 pages, nous apprenons que le père (du narrateur ?), bien que… « aimant beaucoup la musique » et possédant une usine où les conditions de travail et de vie ne sont pas (ne peuvent être) différentes, dans ce régime capitaliste, des autres usines, n’exploite pas trop ses ouvriers. Ensuite vient la « gloire » d’être de bonne famille, ce que l’auteur souligne au long des 197 pages, comme si les travailleurs étaient de mauvaise famille
Quel écrivain prolétaire (au sens véritable du terme) peut ignorer la lutte des classes ?
D’après Jorge Amado, les travailleurs du cacao, et tous les travailleurs du Nord et du Nord-Est, vivent une vie de débauche, d’ivrognerie, de prostituées et de démonstrations de bravoure. Rien, absolument rien dans ce livre n’éclaire, ne met à nu la tragédie économique des travailleurs de la campagne, la tragédie économique qui, ici plus aiguë, là moins, est toujours et partout la même tragédie de l’exploitation de l’homme par l’homme. Des ouvriers qui apparaissent dans Cacao, aucun n’a une conscience de classe, et pourtant nous autres ressentons que le travailleur du Brésil est déjà en train de se réveiller et de comprendre la seule vraie ligne à suivre. Mais le livre de Jorge Amado est une débauche constante. Les femmes, toutes, remarquez bien, toutes les ouvrières dans Cacao sont, ont été ou seront prostituées. Pourtant, la fille du patron, l’enfant mondaine, la poétesse crétine, celle-là mérite presque son adoration, et apparaît avec une sympathie toute spéciale. N’est-ce pas là une solidarité de classe ?
Dans Cacao, nous n’avons aucun contact avec la masse. Nous connaissons deux ou trois ouvriers : l’un parce qu’il tue des gens, l’autre parce qu’il fait le fier chez les prostituées, et seulement un parce qu’il sait qu« il y a quelque chose ». Mais (crainte ? ignorance ?) l’auteur se refuse à nous expliquer ce qu’est ce « quelque chose », se refuse à nous dire ce que ressent cet ouvrier, ce qu’il pense, et, avec un sentiment de lâcheté qui accompagne chaque ligne du livre (et à tel point qu’elle en arrive même à faire en sorte que ne soit écrit qu’une seule fois le mot : bourgeoisie), il fait de ce personnage une petit-bourgeois confus (comme l’auteur) davantage qu’un ouvrier.
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Pour Jorge Amado, la question sociale n’existe pas. Il n’est préoccupé et absorbé que par une question : la question sexuelle. Et de décrire des cuisses rondes, des ventres généreux et d’autres petites choses excitantes, bien faites pour la joie et l’amusement de la petite bourgeoisie.
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Dans Cacao, toutes les questions s’emmêlent. Rien n’est clair. Tout se confond. La lâcheté politique, la lâcheté intellectuelle, la lâcheté religieuse (dieu prend encore un grand d), et il ne sait même pas pourquoi les prostituées sont des croyantes convaincues, ni la raison pour laquelle il y a des petits saints près des lits, dans les bordels. Jorge Amado pense également que la révolution prolétarienne sera faite avec les prostituées… Là-dessus son livre garantit qu’un jour « les rues de la prostitution se lèveront »… Jorge Amado ne sait même pas que la prostitution est un produit du régime lui-même, que la prostitution résulte de toute la tragédie économique créée par ce régime et qu’elle ne disparaîtra qu’avec le développement de la société socialiste en marche vers le communisme.
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Les travailleurs, dans Cacao, ne pensent pas un seul instant à s’organiser. Ils ne discutent pas des possibles améliorations sociales dont jouiront leurs frères de classe en ville. Ils ne disent rien de la révolte d’une classe opprimée et forte qui coule dans leurs veines. Enfin, rien qui nous donne une idée de collectivisme.
La littérature prolétaire a pour finalité non seulement de transmettre le point de vue collectif, mais également d’orienter la conscience du prolétariat dans le sens de ses objectifs finaux.
Jorge Amado sait-il quels sont les objectifs finaux du prolétariat ? Non. Il pense que la lutte des classes ça n’est que « quelques mots plus beaux que la générosité », il pense également que la solidarité de classe c’est… ne pas épouser la fille du patron.
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La littérature prolétaire n’est possible qu’au sein du régime prolétaire.
La littérature révolutionnaire est celle qui, au sein du régime capitaliste, parle de près des intérêts économico-politiques du prolétariat et des couches appauvries de la société.
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Au moment critique de la lutte des classes que nous vivons, dans le heurt des antagonismes irréconciliables de la bourgeoise, à l’heure héroïque où les masses opprimées des campagnes et des villes attendent le signal pour se réunir et ensuite avancer, ce ne seront pas ces œuvres mystificatrices étiquetées comme prolétaires et révolutionnaires qui détourneront le prolétariat brésilien et international de son assaut décisif, pas plus qu’elles ne détourneront le cours du processus révolutionnaire tracé par le matérialisme historique.
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Et aux entreprises inavouables d’éléments anarchiques et fauteurs de division comme l’œuvre de Jorge Amado, le prolétariat brésilien répondra que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Rio, novembre 1933.

(Eneida, « Ainda sobre Cacau de Jorge Amado »,
O Homem Livre, São Paulo, rédacteur en chef : Geraldo Ferraz,
1e année, n°21, 3 janvier 1934, p. 4.)

N. B. : Eneida, nom sous lequel se faisait appeler Eneida de Villas Boas Costa de Moraes (1904-1971), écrivain et journaliste, fut une militante éphémère au PCB dont elle fut écartéeen tant qu’intellectuelle, en même temps que son compagnon José Vilar (secrétaire-général du Parti de janvier à novembre 1932), tous deux étant trahis par la camarade Patrícia Galvão obéissant aveuglément aux ordres de l’appareil prolétarisé. Emprisonnée elle aussi sous l’Estado Novo, elle connaît en détention Olga Benario, la compagne de Prestes, et le romancier Graciliano Ramos, qui l’évoque dans ses Memórias do Cárcere (éd. posthume, 1953 ; Mémoires de prison, éd. et trad. Antoine Seel et Jorge Coli, Gallimard, « Du monde entier », 1988).



À paraître :
Patrícia Galvão (Pagu)
Parc industriel
(roman prolétaire)
Inédit en français
Prologue de Liliane Giraudon
Le Temps des Cerises
mars 2015

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