24 octobre 2017

Petite chronique du mouvement international des livres & des idées

— & des coïncidences bio-bibliographiques...


Voici que reparaît, et c’est très bien, Ékoué-Yamba-Ó, premier roman du Cubain Alejo Carpentier (dans la traduction de René L.-F. Durand publiée initialement chez Gallimard en 1988)*, et je reviens, inévitablement, à l’une de mes idées fixes du moment.

Récemment, je tombais par hasard sur un long fragment inédit de ce roman (dont l’édition originale en volume fut publiée à Madrid en 1933) dans l’étonnante revue Imán (n°1, avril 1931), un périodique aux prétentions trimestrielles mais qui n’eut qu’un numéro, fondé et dirigé à Paris par Elvira de Alvear (1907-1959), une écrivaine argentine proche de Borges, et dont Carpentier, justement, fut le secrétaire de rédaction.

Au sommaire de ce numéro unique, un beau mélange de modernisme cosmopolite, introduit par une déclaration d’intention de la directrice : une prose de Léon-Paul Fargue, en version bilingue et dans la traduction du Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias ; un long récit de Jean Giono, traduit par Félix Pita Rodriguez ; un récit de l’impayable Argentin (de Paris) Visconde Lascano-Tegui ; un poème en prose de l’Argentin Xul Solar ; des fragments de l’Italin Bruno Barilli, traduits par Juan R. Brea ; des poèmes en vers et en prose du Chilien Vicente Huidobro (du livre à paraître El Ciudadano del Olvido) ; Henri Michaux, avec « La nuit des Bulgares » dans une traduction de M. C. A. (i. e. ?) ; un récit du Mexicain Jaime Torres Bodet ; un texte de l’Espagnol Eugenio d’Ors ; un essai de Robert Desnos sur Lautréamont, traduit par A. Carpentier ; Franz Kafka, rien moins que « Le Verdict », dans une traduction du Guatémaltéco-Mexicain Arqueles Vela ; un récit d’Asturias ; un récit d’Eugène Jolas traduit par l’Espagnol Manuel Altolaguirre ; des poèmes de Benjamin Fondane traduits par Elvira de Alvear ; des fragments de l’Argentin Sixto C. Martelli ; un extrait, donc, de Écue-Yamba-ó de Carpentier ; des poèmes de Hans Arp traduits par L. Vargas ; un récit de Boris Pilniak, traduit par Asturias ; des réponses à une enquête sur la connaissance de l’Amérique latine, par Georges Ribemont-Dessaignes, Desnos, Georges Bataille, Michel Leiris, Philippe Soupault, Walter Mehring, Alfred Kreymborg (avec des poèmes en anglais), Zdenko Reich, Roger Vitrac (avec un texte de théâtre) et Nino Frank ; un essai de John Dos Passos sur le théâtre, traduit par Carlos Enriquez ; un récit du Vénézuélien Arturo Uslar Pietri.
Avec ça, imaginez ce qu’on aurait pu lire encore, si la revue n’avait cessé de paraître.

Eh bien, justement, j’étais allé consulter cette revue par acquit de conscience, sachant que mon poète guatémaltèque, Luis Cardoza y Aragón (1901-1992), qui connut Carpentier à Paris, avait remis à la rédaction d’Imán, pour son n°2 resté inédit (mais dont il existe au moins les épreuves), un texte important, « Martirio de San Donisio », publié finalement à Mexico, dans le 3e (et dernier) numéro de Examen (novembre 1932) — et il s’agissait, somme toute, d’un fragment de l’un de ses plus grands textes à venir : Pequeña sinfonía del Nuevo Mundo, une prose datée de New York et Londres en 1929-1932, mais qui ne serait publiée dans son intégralité, en volume, qu’en 1948 au Guatemala.

Au moment de cette collaboration manquée, Cardoza y Aragón se trouvait lui-même en plein va-et-vient (dans une vie marquée par l’exil), entre son départ de Paris à l’été 1929 et sa première installation au Mexique fin 1932, pour une durée indéterminée (et, de fait, il vécut bien peu au Guatemala). Soit dit en passant, c’est l’époque où son nom apparaît parmi plus de 300 signataires de la pétition lancée par les surréalistes, L’affaire Aragon, contre l’inculpation de Louis Aragon pour son poème « Front rouge » (la liste des signataires est transcrite par André Breton au début de sa brochure Misère de la poésie : « L’affaire Aragon » devant l’opinion publique, Éditions surréalistes, mars 1932). Alors entre Paris et Londres, passé par New York (où il retrouva Asturias), il revenait lui-même de Cuba où il avait été nommé consul général, renonçant à ses fonctions diplomatiques début 1931 lors de la prise de pouvoir de Jorge Ubico au Guatemala.
Et à La Havane, justement, il s’était lié avec le groupe de la très importante Revista de Avance, dont Carpentier fut l'un des fondateurs et à laquelle il collabora jusqu'en 1927 (année de rédaction de Ékoué-Yamba-Ó), avant son exil parisien. C’est d’ailleurs aux éditions de cette revue que Cardoza y Aragón publia, en 1930, son troisième texte poétique (en prose), Torre de Babel, un magnifique volume illustré par neuf dessins au trait et un portrait de l’auteur en frontispice par le peintre mexicain Agustín Lazo — un texte méconnu, jamais réédité et même écarté de ses poésies complètes par l’auteur même, mais qui, daté de Paris en 1928 (et entrepris semble-t-il dès 1926, au moins), correspond de fait, avec d’autres textes épars et quelques projets restés inédits, à une étape créatrice immédiatement postérieure à Maelstrom (1926), son deuxième ouvrage après la plaquette Luna-Park (1924) ; il s’agit du dernier résultat poétique majeur (et tangible) de ses années parisiennes.
C’est aussi à La Havane que Cardoza y Aragón avait noué une amitié spontanée avec Federico García Lorca, débarqué là en mars 1930, depuis New York, et pas n’importe quel Lorca : le poète espagnol venait d’engager, dans une large mesure, la composition de Poeta en Nueva York (éd. posthume, Mexico, 1940), un projet dont il donna lecture à ses amis cubains, et dont un poème annexe, « Pequeña canción china » (daté de janvier 1930 ; retitré ensuite « Pequeño poema infinito ») est dédié à Cardoza y Aragón. Et là, tenez-vous bien, à la faveur d’une relation brève mais intense, Lorca et Cardoza conçurent ensemble une œuvre pour la scène dont le seul titre fait rêver : Adaptación del Génesis para Music-hall ; ils en écrivirent ensemble les premières scènes et l’ouvrage fut même donné comme à paraître « prochainement » (en ouverture de Torre de Babel, sans mention de García Lorca), mais le projet resta inachevé et l’on n’en sait guère plus aujourd’hui que ce que Cardoza y Aragón nous en dit (pas grand-chose) dans ses mémoires.

L’œuvre du poète guatémaltèque, d’ailleurs, reste encore à découvrir en France, à commencer par les textes de sa période parisienne, d’un bel avant-gardisme juvénile et azimuté, et qui n’ont rien à voir avec un quelconque indigénisme américain. Il faut dire aussi que, contrairement à Alejo Carpentier, contrairement à son compatriote Asturias, prix Nobel de littérature 1967, Cardoza y Aragón n’a jamais écrit aucun roman. Mauvaise idée. Le « boom » latino-américain, à l’évidence, ce ne fut pas pour lui, et aucun (strictement aucun) de ses ouvrages n’a été traduit à ce jour en français.

Enfin, tout cela et bien d’autres choses encore, vous pensez bien, je n’aurai vraisemblablement pas la liberté de le raconter par le menu dans la postface en cours de rédaction pour le volume Maelström précédé de Luna-Park — parce que les traducteurs qui écrivent des postfaces, vous savez ce qu’on en fait : on sort les ciseaux —, mais quant à lire les textes, vous n’y couperez pas. On s’en occupe.


* Paris, Ypsilon éditeur, 232 p., 22€. En librairie le 24 octobre.

7 octobre 2017



Une illustration méconnue, signée Odelli [Castello Branco], pour un texte de Patrícia Galvão (alias Pagu) — quoiqu’il s’agisse d’un chapitre du roman Parque industrial (1933) paru quant à lui sous le pseudonyme Mara Lobo — reproduit dans le supplément littéraire du Diário de Notícias de Rio de Janeiro, le dimanche 19 février 1933.

Et bientôt, du nouveau de et sur Pagu dans l’édition brésilienne…