30 août 2013

Là où il faut être

Tarsila (et Oswald) à Paris


Dans le cadre de « Nouvelles vagues », jusqu’au 8 septembre au Palais de Tokyo, le « curateur » (sic, mais oui) Shanay Jhaveri rassemble dans l’exposition « Companionable silences » « des artistes [femmes] » qui, « dans un Paris cosmopolite au milieu des années 1920 », « mettent en avant une identité plurielle, mouvante, et interrogent l’autorité occidentale » (argumentaire complet ici).

Place y est donc faite à la moderniste brésilienne Tarsila do Amaral (1886-1973), mais sur un mode essentiellement documentaire, avec quelques pièces d’archives témoignant de sa vie et de sa créativité transatlantiques de l’époque : l’original de la photographie bien connue, prise à la Foire du Trône un 14 juillet (1923 ? 1926 ?), où elle pose dans un décor de barque avec son compagnon et futur époux Oswald de Andrade, l’amie Yvette Farkou, Fernand Léger, Brancusi et le critique d’art Maximilien Gauthier (MNAM-CCI) ; l’un des très rares, sinon le seul exemplaire conservé en France (à l’Université de Toulouse-Le Mirail) de l’édition originale de Pau Brasil (Paris, Au Sans Pareil, 1925) d’Oswald de Andrade, dont elle réalisa la couverture et les illustrations intérieures (avis aux fétichistes : en dépit de l’étiquetage, l’autre exemplaire exposé dans la même vitrine n’est que l’édition pseudo fac-similé d’une traduction espagnole publiée en 2009 !) ; carton d’invitation et catalogues des deux premières expositions individuelles de l’artiste, lesquelles eurent lieu à Paris, à la Galerie Percier, en 1926 et 1928 (avec, pour la première, des poèmes inédits de Blaise Cendrars), puis celui de la rétrospective de 1950 au Museu de Arte Moderna de São Paulo avec un texte de présentation de Sérgio Milliet, ouvert sur la fameuse toile A Negra (1923), un petit carnet de travail (toutes pièces prêtées par la Pinacoteca do Estado de São Paulo)… — mais pas l’unique toile de l’artiste conservée en France, A Cuca (1924), acquise en 1926 par l’actuel Fonds National d’Art Contemporain, et déposée en 1928 au Musée de Grenoble, dans les caves duquel elle demeure.

Un timide retour à Paris pour Tarsila, mais qui indique peut-être, au sein d’une exposition collective de ce type, que sa notoriété tend à être acquise, dans les institutions et circuits culturels internationaux.

25 août 2013

Dans la presse française 11


Belle et précise recension du volume Pathé-Baby dAntónio de Alcântara Machado, par le critique et universitaire brésilien Augusto Massi dans les « Notes de lecture » de la revue Europen°1012-1013 d’août-septembre (p.349-351) : « avec cette excellente traduction, Antoine Chareyre fait un pas de plus pour permettre au lecteur français d’entrer en contact avec un ensemble représentatif d’œuvres de notre modernisme ».

13 août 2013

Luís Aranha – Prière d’insérer

Deux ans après la première quoique très tardive édition, fin 1984, du recueil Cocktails par Nelson Ascher et Rui Moreira Leite, et quelques mois avant sa mort, Eduardo Kac et Antônio Fernando Borges avaient l’heur d’aller interroger l’ex-poète moderniste Luís Aranha (1901-1987), et de publier cette entrevue, intitulée « A teia do desconhecido »dans le supplément Folhetim de la Folha de São Paulo du 30 janvier 1987 (p.B6-B7).
Étrange exemple de l’Auteur, tôt retraité de l’écriture, qui ne se renie ni ne revendique. Figure presque parfaite de l’inédit et du posthume, longtemps fuyante et mutique, et ici presque déjà perdue à peine retrouvée, pour ainsi dire asymptotique. Le document laisse ainsi beaucoup à désirer, mais, unique et méconnu qu’il est, peut aider à la compréhension de l’une des personnalités les plus frappantes de l’avant-garde brésilienne historique.
Remerciements à l’ami Júlio Machinski, qui s’efforce de mener à terme une thèse de doctorat sur la poésie de Luís Aranha (toujours pas rééditée au Brésil depuis 1984) et qui a mis la main sur le document ici traduit, trois ans après l’édition française de Cocktails

Luís Aranha : la toile de l’inconnu
Le plus jeune des modernistes parle, pour la première fois, de sa carrière et des raisons pour lesquelles il a abandonné la poésie

Propos recueillis par Eduardo Kac et Antônio Fernando Borges

[Traduit du portugais par A. C.]

Il ne fut pas le plus scandaleux des modernistes (en matière d’irrévérence, personne ne dépassait l’endiablé Oswald de Andrade), mais il fut sans aucun doute le plus original et le plus mal jugé — ce qui ne laisse pas d’être une sorte de « scandale ». Luís Aranha est passé par le Modernisme brésilien de manière discrète, comme une comète à la lumière intense mais que bien peu remarquent. Brillant mais timide, il fut étouffé par des « étoiles » brillant plus puissamment, comme Oswald et Mário de Andrade, les représentants du mouvement. Il finit par participer des plus discrètement à la fameuse Semaine d’Art Moderne, organisée en février 1922 au Théâtre Municipal de São Paulo. Un événement qui, en vérité, n’est devenu fameux que plus tard, grâce aux conséquences qu’il a eues pour la littérature et les arts plastiques brésiliens. Mais là — dans les annales officielles, du moins — le nom d’Aranha n’apparaît pas.
Luís Aranha Pereira est né en mai 1901. Il avait, donc, 20 ans lorsque a eu lieu la Semaine d’Art Moderne. Mais il disposait, en contraste avec son jeune âge, d’une vaste culture acquise dans la grande bibliothèque de son père, sans compter une poésie révolutionnaire, antérieure au Pau Brasil [Bois Brésil] d’Oswald de Andrade, informée par les nouvelles conquêtes des technosciences, douée d’une expression futuriste dans ses aspects graphiques, sonores et surtout syntaxiques. Au-delà des confuses questions nationalistes, Aranha chantait le cosmopolitisme et le progrès : il empilait des noms de médicaments comme s’ils se trouvaient réellement sur une étagère, espèce de portrait phono-typographique ; il s’appropriait l’impact visuel des enseignes lumineuses, à travers l’emploi des capitales (« HÔTEL RESTAURANT BAR ») ; il annonçait enfin une nouvelle vision de l’univers (« les erreurs de la géométrie euclidienne »), donnant le signal de départ à une série de procédés esthétiques peu communs. Tandis que les autres se battaient, bruyants, à la recherche d’une nouvelle poétique, le jeune homme tissait en silence la toile de l’inconnu.

Cocktails
Mais la Semaine d’Art Moderne passa, l’année se poursuivit. Une fois dissous le groupe moderniste, Aranha s’en fut étudier le Droit. Bien des années suivirent. Ensuite, il s’installa à Rio, pour se préparer au concours du Ministère des Relations Extérieures. Ensuite, l’Europe et l’Orient. Enfin, le silence.
Toute cette histoire est racontée dans la récente édition de Cocktails, organisée par Nelson Ascher à partir des originaux confiés par le poète lui-même à Mário de Andrade. Une minutieuse récupération, sans aucun doute, de la vie et de l’œuvre du premier poète véritablement moderniste du Brésil. Il manquait, néanmoins, un témoignage personnel, les impressions de quelqu’un qui a vécu le mouvement de 1922, mais qui n’en a jamais rien dit.
Cela ne fut pas une entreprise facile. Touché depuis 1984 par une attaque cérébrale qui lui a paralysé le côté droit, Luís Aranha ne dispose plus des deux principales armes du discours : l’écriture et la parole. Ce n’est qu’après d’insistants échanges avec la sympathique et attentionnée Dona Dulce, son épouse depuis 1933, que nous avons obtenu la permission d’une interview « par écrit » : nous allions envoyer les questions pour que lui, avec du temps et de la patience, y réponde. Divers problèmes de santé, affectant intervieweurs et interviewé, ont repoussé la rencontre, laquelle eut finalement lieu huit mois plus tard, un samedi de novembre 1986.

Ambassadeur
L’appartement silencieux du quartier de Copacabana donne encore tous les signes d’une vie passée dans les voyages : objets et tableaux d’origines diverses, outre de nombreux livres sur les arts plastiques du monde entier. Lorsqu’il nous reçut, le vieux poète — qui préfère aujourd’hui être appelé Ambassadeur — était en train de lire le volume Japanese Masters of Colour Print. C’est vers les arts plastiques, soit dit en passant, que s’est détournée l’attention intellectuelle d’Aranha, devenu aujourd’hui un grand connaisseur du sujet. Rien de nouveau : cet intérêt apparaissait déjà dans le caractère manifestement visuel de ses meilleurs poèmes, au sein de son œuvre, petite mais délicieuse, recueillie dans Cocktails.
De manière surprenante (et décevante), il n’y a pas d’autres textes originaux ou inédits. Tout au plus peut-il rester quelque poème perdu. Aranha les écrivait et les envoyait à Mário de Andrade, qui — comme cela se saurait plus tard — ne les comprit pas. Il semble que le poète ait cédé, très tôt, sa place au diplomate. Un « autre Rimbaud » (selon Manuel Bandeira) ? La comparaison, plus que facile, est inappropriée : l’œuvre du poète d’avant-garde brésilien n’a rien du « satanisme » du poète maudit français, et sa vie n’a pas eu le dénouement tragique et précoce de celle du second. Et aucune folie, également : même malade, le poète — qui « vendait de l’opium sans craindre la police » — montre encore la lucidité de son raisonnement, que traduit le fort éclat de ses yeux.

Folhetim — Avant toute chose, une question que beaucoup attendent : pourquoi, en fin de compte, avez-vous abandonné si tôt la poésie ? N’a-t-elle été qu’un événement passager dans votre vie ?
Luís Aranha — Sans aucun doute : la poésie fut seulement un événement circonstanciel. Notre groupe s’est bientôt dissous et je me suis intéressé à d’autres choses.
Folhetim — Avez-vous produit d’autres textes que ceux qui sont inclus dans Cocktails ? Où se trouvent-ils ?
Luís Aranha — Non. Après être entré dans la carrière diplomatique, je n’ai jamais plus écrit de poésie. Je ne me suis consacré qu’aux sujets diplomatiques internationaux.
Folhetim — Au cours de votre carrière diplomatique, avez-vous suivi la littérature brésilienne et les développements du Modernisme de 1922 ? Que pensez-vous des mouvements qui sont venus après ?
Luís Aranha — J’ai servi en Europe, dans les pays en guerre. Ensuite, j’ai passé huit ans en Orient. Là-bas, nous n’obtenions pas régulièrement de journaux du Brésil. Je me rappelle que la seule fois où j’ai discuté avec quelqu’un sur ce qui se passait dans le pays, dans le domaine de la littérature, ce fut avec Carlos Lacerda [1914-1977, journaliste et homme politique brésilien], alors qu’il se trouvait au Japon [ca. 1958-1962]. C’était une personne d’une grande vision et d’une grande curiosité, et nous nous sommes écrit à ce sujet. Ainsi, par la force des circonstances, tout mon intérêt s’est concentré sur l’étude des arts et de la littérature étrangères. Par conséquent, je ne peux pas avoir d’opinion faite sur les autres mouvements.
Folhetim — Un autre doute qui mérite d’être éclairci : avez-vous ou non participé à la Semaine d’Art Moderne ? Étiez-vous sur la scène ou dans le public ?
Luís Aranha — J’ai participé activement à la Semaine. Sur la scène elle-même, nousn’avons tous été qu’un seul jour, et moi j’ai été chargé de présenter la partie artistique exposée au Théâtre Municipal : les statues et les tableaux relatifs à la Semaine.
Folhetim — Parlez-nous un peu du climat qui régnait alors : les présentations irrévérencieuses, la réaction du public. Quelle fut la répercussion dans la presse et dans le milieu artistique ?
Luís Aranha — Le climat de la Semaine était très tendu. Dans le théâtre, le public réagit par des huées et des plaisanteries. Quand nous voulions réciter un poème, nous en étions empêchés par le vacarme des galeries, qui ne s’intéressaient pas à la poésie et pensaient que nous étions des futuristes, des sectateurs de Marinetti. Dans la presse et dans le milieu littéraire de l’époque, il n’y eut pas non plus la moindre réaction favorable.
Folhetim — Et qu’en était-il de vos relations avec Mário et Oswald de Andrade ? Y avait-il un échange d’idées et d’expériences ?
Luís Aranha — Mário et moi habitions dans le même quartier, à Barra Funda. Nous étions toujours ensemble, et je lui envoyais mes poèmes. Avec Oswald et tout le groupe, nous nous rencontrions de temps à autre au salon de thé « A Salete », au centre de la ville, et là nous échangions idées et expériences.
Folhetim — On dit que Mário et Oswald n’ont pas voulu donner l’importance qu’il méritait à votre délicieux « cocktail » poétique. Pensez-vous qu’il y a eu de la mauvaise volonté, ou cela a-t-il été un pur manque de vision ?
Luís Aranha —Non. Je ne crois pas qu’il y ait eu de la mauvaise volonté de leur part. Je pense qu’ils se préoccupaient davantage de leurs propres poèmes, voilà tout.
Folhetim — Aviez-vous à l’époque (ou même plus tard) une idée de l’importance de votre travail pour le « bond moderne » de la poésie brésilienne au début du siècle ?
Luís Aranha — Je ne me suis jamais préoccupé de cela. J’écrivais ce qui me venait en tête et je n’ai jamais pensé à la contribution que je pouvais apporter à la littérature brésilienne.
Folhetim — Et qu’avez-vous pensé de l’article de Mário de Andrade [texte traduit en appendice dans l’éd. française de Cocktails], écrit dix ans plus tard, dans lequel il qualifiait votre poésie de « scolaire » ?
Luís Aranha — Quand j’ai lu l’article de Mário je l’ai trouvé injuste. Mon père avait une grande bibliothèque, je lisais beaucoup et j’avais déjà voyagé en Europe à l’époque. Je disposais, par conséquent, d’une vision supérieure à celle de Mário. Je n’ai jamais été d’accord avec cette définition qu’il a donnée de ma poésie.

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Rappel
Luís Aranha, Cocktails (Poèmes choisis)
suivi d’une étude par Mário de Andrade
choix, trad. du brésilien, présentation et notes
par Antoine Chareyre
Toulon, La Nerthe, « Collection Classique », 2010, 116p.
20€30.