19 février 2015

La critique d’avant-hier soir / Lancement Pagu (17)

Pagu et son Parc industriel
par AD

Pagu a écrit un livre prolétaire. Elle lui a donné pour nom Parc industriel et l’a signé Mara Lobo.
Mais qui est Pagu ? Ceux qui la connaissent ainsi que les chroniques de la ville disent que Pagu est le type de femme le plus intéressant que le Brésil ait produit. Belle, intelligente, libre de tout préjugé, elle est apparue, un jour, au sein de l’anthropophagisme de São Paulo, à côté d’Oswald de Andrade, en signant des vers modernistes compliqués. De là, elle s’est élevée. Et son nom a résonné à travers le pays, à présent déjà dans les chroniques policières, pour le peu de cas qu’elle faisait justement de la police…
Pagu vue par Taba
Visitant un jour São Paulo, et passant par le Largo da Sé, je fus témoin d’un horrible vacarme qui venait de l’un des immeubles, suivi de bris de vitres, de coups de feu, d’agents de la circulation et d’une foule accourant de toutes parts. Que se passe-t-il, qu’est-ce donc, et tout fut éclairci. C’était Pagu qui affrontait, révolver au poing, une centaine d’étudiants qui venaient lui demander réparation pour certaine note attentatoire au lustre des jeunes gens. Nous nous enquîmes du journal, que nous supposions être un organe de prestige, et l’on nous montra une feuille de chou pratiquement ronéotypée…
Mais Pagu, en peu de temps, devint célèbre. Garcia de Rezende raconte également une curieuse anecdote survenue dans certain théâtre, lorsque Pagu fut annoncée pour dire un poème de sa composition. Un trépignement unanime l’accueillit. Imperturbable, dans cette figure de statue grecque brunie, elle attendit que cesse le vacarme. Un, deux, trois, cinq minutes. Enfin, il cessa. Et elle commença son poème. Plus ou moins comme cela :

                              Velas

          Segunda-feira, primeira vela,
          terça-feira, segunda vela,
          quarta-feira, terceira vela…

À ce stade l’on n’entendait plus rien. Le théâtre semblait s’effondrer. Les sifflets perturbaient le voisinage huit pâtés de maisons alentour. Et Pagu, sur la scène, sereine… Il n’est pas de mal qui n’ait de fin, comme dit le proverbe. Et quand cette tempête passa elle aussi, elle continua, déjà peu audible :

          Quinta-feira, quarta vela,
          sexta-feira, quinta vela,
          sábado, sexta vela,
          domingo — uma vela de presente.

Tel était le poème moderniste-anthropophagique de Pagu…
Enfin, un jour, après la Révolution victorieuse de 1930, Pagu disparut. Où elle se trouvait, par où elle transitait, peu savaient le dire. Et celui qui le savait expliquait seulement qu’elle était à l’étranger, qu’elle était communiste… et c’est tout.
Communiste, Pagu ! Avec ce génie et ces manies, Pagu devait forcément être communiste. Parce que nous ne le serons pas dans l’absolu, nous, qui versifions encore des sonnets et rêvons de trônes. Parce que nous serons absolument nous-mêmes, nous qui n’avons pas le sang de Pagu.
À cette phrase, le lecteur le plus réel et bourgeois écarquillera les yeux. Je le vois déjà.
— Pourquoi ? Mon Dieu, elle !...
— Oui. Il n’y a que nous, parasites de sang de cafard, qui serons capables de voir ce que Pagu a vu et de rester muets. Elle, non. Elle a vu et a parlé. A crié. A hurlé. S’est battue comme une lionne pour la cause. Elle qui pouvait, par sa beauté, conquérir les millionnaires, préféra conquérir les misérables. Elle qui pouvait vivre dans le luxe, préféra vivre simplement. Elle qui pouvait s’habiller de soie, porte un modeste vêtement de zéphyr.
Pagu fume. Marche comme un homme, le pas ferme. Et dit les gros mots que disent les hommes. C’est un type original, en somme, que cette Pagu.
Eh bien c’est ce type original, cette Pagu, qui a publié sous le nom de Mara Lobo (pourquoi ?) ce roman prolétaire qui s’appelle Parc industriel.
En aucun cas ça n’est un sujet pour demoiselles. On pourrait même dire qu’il est impropre aux enfants et aux jeunes filles. Et certains passages, par le réalisme qu’ils contiennent, aux personnes impressionnables…
À ce stade on peut calculer ce qui ne se trouve pas dans ce premier roman. Toutefois, tel qu’il est, qu’on ne le juge pas exclusivement tel… C’est, en premier lieu, un roman réel. Et, étant réel, il ne pouvait manquer de contenir ce qu’il contient. Mais aucun autre n’a raconté mieux que lui, jusqu’à présent, la tragédie ouvrière. Toute. Tout entière. Intégrale. Sans fioritures ni poésie bourgeoise.
Pagu a marqué un point avec Parc industriel.
Et elle en marquera d’autres à chaque fois qu’elle publiera une œuvre du genre.
Et, à la fin de la partie, elle l’emportera dix à zéro sur l’adversaire.
Vous en doutez ? Mais oui…

(AD, « Pagu e o seu Parque industrial »,
O Malho, Rio de Janeiro, 15 avril 1933, p. 6.)

Dans le texte : ill. et légende originales.


À paraître :
Patrícia Galvão (Pagu)
Parc industriel
(roman prolétaire)
Inédit en français
Prologue de Liliane Giraudon
Le Temps des Cerises
mars 2015

2 commentaires:

  1. Merci d'avoir saisit ici le poème que Pagu récita, qui n'est malheureusement pas présenté dans la postface de la très belle édition du Temps des Cerises.

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    1. Cher anonyme, on ne peut -hélas- tout dire dans une postface... Merci de votre commentaire et de votre intérêt!

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