Une
affaire sérieuse
par
Antonio
Crispim
[Carlos
Drummond de Andrade]
António
de Alcântara Machado vient de publier un livre de nouvelles : Brás, Bexiga et Barra Funda. Un livre
qui n’est pas un livre : qui est un journal. Des fictions qui ne sont pas
des fictions : qui sont des informations.
Dans
sa préface, c’est-à-dire dans son éditorial, António de Alcântara Machado
explique cela sans détours.
C’est encore une originalité chez cet homme des plus intelligents qui avait
auparavant expérimenté, dans son premier livre, de voyage, une technique
cinématographique, et qui expérimente aujourd’hui une technique journalistique.
Ainsi
chacun de ses livres est-il une création et par conséquent une surprise pour
les lecteurs.
Je
suis de ceux qui comprennent que le cinéma, le journal et le livre sont trois
choses complètement différentes, chacune avec son esthétique et son expression
propres. Mais je ne peux nier que l’entrelacement des genres est bien dans
l’orientation suivie par ce diabolique esprit moderne (ce n’est pas à celui de
M. Graça Aranha que j’ai l’honneur de me référer, c’est au véritable).
António
de Alcântara Machado n’a donc pas besoin de se défendre. Ni de s’expliquer. Ce
qui n’empêche pas que la voie en elle-même soit fausse ou du moins difficile à
suivre avec profit. Un journal est plein de drame, de roman et de poésie, cela
ne fait pas le moindre doute. Mais à l’état de matériel. La simple
transposition de ce matériel n’offre aucun intérêt artistique. L’un des
meilleurs poèmes de Blaise Cendrars est « Dernière heure », où il se
contente de disposer en lignes plus ou moins symétriques les mots d’un
télégramme d’Oklahoma racontant la fuite rocambolesque de trois forçats de la
prison locale. Sans aucune stylisation. Qu’est-ce que cela signifie ?
Juste une « réussite* » personnelle. Le procédé reste dénué de
valeur.
Ce
qui a de la valeur c’est que, comme Alcântara a un sacré talent, ce qui entre
les mains d’un autre pourrait aboutir à un agent mécanique de singerie, entre
ses mains à lui devient un instrument des plus sûrs dont il est possible de tirer
et dont il tire de fait de surprenants effets.
En
fin de compte, ce qu’Alcântara Machado voulait vraiment c’était tuer la
littérature. Il l’a tuée. Brás, Bexiga et
Barra Funda est le meilleur journal jamais apparu au Brésil. Il ne contient
pas une goutte de littérature. Il est pur comme les âmes de Dieu. « Sans
parti ni idéal. Il ne commente pas. Il ne discute pas. Il n’approfondit pas. Il
n’approfondit pas, surtout. »
Mais
il commente bel et bien, ça oui. Le fait même qu’un homme se dispose à raconter
une chose indique chez lui un certain parti-pris vigilant. Il trouve le fait
digne d’être raconté, par conséquent il prend le parti de ce fait. En ce sens,
l’informateur le plus nonchalant est un critique parce qu’il exerce un certain
contrôle sur les événements, en les collectant, en les sélectionnant et en les
exposant à sa manière. Et parce qu’il est un critique, il prend parti.
Pour
cette raison même, ne croyez pas trop à la déclaration, d’ailleurs sincère, d’António
de Alcântara Machado. S’il a réussi à faire œuvre de journal avec un intérêt
artistique, c’est parce qu’il a mis beaucoup de lui dans les reportages du
journal et s’est fait le complice ou le coauteur des événements.
On
voit tout de suite qu’Alcântara Machado a une sacrée sympathie pour ses
personnages.
Ces
personnages sont les Italo-Brésiliens de São Paulo, « les nouveaux
mamalucos » : Gaetaninho, Carmela, l’activiste Aristodemo Guggiani,
le barbier Nicolino, le jeune industriel Adriano Melli, les sportsmen Biagio et
Rocco, l’orphelin Gennarinho, le marchand Natale Pienotto, le patriote
Tranquillo Zampinetti. Cette population, qui entre avec ses couleurs bien vives
dans l’arc-en-ciel brésilien sans avoir besoin d’expulser les autres couleurs,
se trouve déjà archivée là, admirablement définie dans ses sentiments, ses
mœurs, ses tendances par l’insatiable observation et par la tranchante
expression d’Alcântara Machado. Le livre est plein de vie et de vies. Les personnages
ne perdent pas de temps à s’expliquer ; ils entrent tout de suite en
action. Ils ne disent que ce qu’il est besoin de dire. Alcântara Machado a dû
être l’espion le plus discret au monde pour cueillir des instantanés si
flagrants. Voyez l’histoire de Gaetaninho. Gaetaninho rêvait d’accompagner un
enterrement sur le siège avant du fiacre, à côté du cocher. Il était en train
de jouer au football, la balle s’est retrouvée sur la chaussée, il y va, part
chercher la balle. Voici comment Alcântara nous raconte le reste :
Avant qu’il eût atteint
la balle, un tram le percuta. Le percuta et le tua.
Dans le tram se trouvait le père de Gaetaninho.
De sorte que le garçon, au lieu d’être sur le siège,
se retrouva dans le fiacre, à l’intérieur d’un cercueil. C’est tout.
(Dieu merci, on voit qu’Alcântara n’est pas reporter. Si
c’était le cas, il aurait écrit toute une colonne de journal et fichait l’histoire
en l’air.)
Toutes
les autres informations de Brás, Bexiga
et Barra Funda valent celle-ci par l’intensité naturelle de l’anecdote et
par l’environnement dans lequel elle se déroule. Mais là où Alcântara a été
vraiment un as, c’est dans ce formidable « Corinthians (2) vs Palestra (1) ».
C’est
la plus parfaite description d’un match de football que j’aie jamais vue. Du point
de vue du joueur comme du supporter. Tous les éléments que l’auteur a exploités
sont essentiels. Il n’y a pas un seul mot inutile, une seule balle au hasard :
Biagio s’empara
du ballon. Vas-y, Biagio ! Il progressa, progressa. C’est bien,
Biagio ! En dribbla un. C’est ça ! Échappa à un autre. C’est
ça ! Il avançait vers la victoire. Feinte-le, Biagio ! Il s’élança.
Tire, maintenant ! S’arrêta. Repartit. S’arrêta. Vas-y ! Observa.
Hésita. Biagio ! Biagio ! Calcula. Maintenant ! Se prépara.
Attention à Rocco ! Maintenant. Vas-y ! Attention à Rocco ! Il
tomba.
— a-bru-ti !
Prrrrii !
— Pénalty !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La joie des
vainqueurs s’en alla vers la ville. En hurlant, sifflant et chantant. C’est le
mulâtre avec la main sur la perche qui dirigeait la litanie :
— Le Palestra a
pris une raclée !
Et la compagnie
entonnait :
— Ora pro
nobis !
À côté de
Miquelina, le gros avec un foulard au cou lâcha :
— Tout ça par la
faute de cet imbécile de Rocco !
Tu as entendu,
hein, Miquelina ? Tu as entendu ?
— Fais pas
attention à ces idiots, Miquelina.
Comment ça, fais
pas attention ?
— Le Palestra a
pris une raclée !
Crétins.
— Ora pro
nobis !
Fusillez-les.
Vous
avez sûrement noté qu’António de Alcântara Machado est une affaire très
sérieuse.
Trad.
A. C.
Source :
Antonio Crispim [pseud.], « Um caso
sério »,
Diário de Minas, Belo Horizonte, 27 mars 1927, p. 2-3.
(Vifs remerciements
à Augusto
Massi et Mário Alex Rosa,
entre São Paulo et Belo Horizonte,
qui nous ont
permis de mettre la main
sur cette note drummondienne
restée enfouie dans les
archives.)
*
Annexe :
Lettre
d’Alcântara Machado à Drummond
–
7 avril [1927] –
Je
serre joyeusement entre les miennes, Carlos Drummond de Andrade, la main forte
et jeune que tu me tends depuis Belo Horizonte. Nous autres enfants du Brésil
nous devons nous donner la main et former ainsi la ronde de la rénovation. Et tourner,
tourner, tourner. En chantant et en sautant.
Ce
que tu dis de mon Brás, Bexiga et Barra
Funda m’a non seulement ému : cela m’a surtout intéressé.
Le
passage sur le livre, le journal et le cinéma est des plus justes.
Même
si tu ne veux pas le faire, je vais en expliquer l’originalité. Et je vais l’expliquer très facilement à partir d’une
observation tienne : Drummond, je suis l’ennemi de la littérature. Tu
comprends maintenant ? Je ne veux pas écrire des livres, je ne veux pas
faire de littérature. Cela posé je donne à ce que j’écris une apparence non
livresque, non littéraire.
Tu
dis que j’ai voulu tuer la littérature. Tu as deviné. C’est bien ça. Tu ajoutes
que je l’ai tuée. Et de cela je te remercie.
Écris-moi
à chaque fois que tu peux. Je tiens à discuter souvent avec un type qui a ta
force.
Mon
accolade te dira que je t’apprécie déjà beaucoup.
António
de Alcântara Machado
Vol.
en préparation :
António de Alcântara
Machado,
Brás, Bexiga et Barra Funda
(Informations de São Paulo) [1927],
trad.,
notes, postface & bibliographie d’Antoine Chareyre.
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