Pour ajouter une note aux Poésies complètes de Cendrars
Cryptolecture modestement dédiée
à Claude Leroy
à Claude Leroy
et à l’Association Internationale (!) Blaise Cendrars
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Faut-il le dire ? le redire ? La lecture de l’œuvre de Blaise Cendrars, de la part « brésilienne » de celle-ci, doit beaucoup à une importation de savoirs divers relatifs au domaine brésilien, permise souvent par les travaux même de chercheurs brésiliens. N’est-ce pas à Aracy Amaral, à Alexandre Eulalio et son continuateur Carlos Augusto Calil, que l’on doit deux ouvrages de référence sur l’aventure brésilienne de Cendrars ? Cette dette est une évidence ancienne, sans cesse renouvelée ; elle est un fait peut-être insuffisamment acquis.
Aujourd’hui, la question du Brésil chez Cendrars constitue toute une branche, et non la moins complexe, des études sur son œuvre, et je crois qu’en milieu francophone la recherche peut encore gagner à une investigation permanente du côté brésilien. De même que, du point de vue brésilien, les études sur le Modernisme ne peuvent se concevoir sans une bonne connaissance des avant-gardes françaises et européennes (champ déjà bien investi, mais point toujours avec la précision nécessaire…), de même, l’intelligence du parcours et des textes brésiliens de Cendrars dépend et doit encore être complétée par une réelle prise en compte de ce que fut justement, par exemple, ce même Modernisme de São Paulo et Rio de Janeiro.
Ce préambule suggère par exemple l’utilité qu’il y a à lire enfin, en France, les œuvres de modernistes comme Oswald de Andrade, Sérgio Milliet, Luís Aranha, bientôt Mário de Andrade et à terme tous les « bons amis » auxquels Cendrars dédia le premier cahier de ses Feuilles de route en 1924 (auteurs longtemps réduits à de simples noms pour le lecteur non lusophone), puisque ces œuvres constituent à des titres divers, à l’égard de celle de Cendrars, un intertexte dont la définition et l’enjeu ne se résument pas à l’identification d’influences unilatérales… En raison même de la nature de l'objet considéré, le chercheur ou l'amateur cendrarsien est contraint de cultiver continûment des compétences élargies du côté de la littérature comparée, notamment, appuyées si possible sur une pratique bilingue.
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L’actuelle (et première) édition critique des œuvres de Cendrars, dans les volumes où entre en ligne de compte la question brésilienne, souffre parfois, que cela soit dit en toute cordialité, d’un déficit d’information (voire d’une information erronée, sur des points bio-bibliographiques), en dépit d’une annotation par ailleurs fort riche et précise. On voudrait d’abord et simplement montrer, ici, que cette approche résolument et systématiquement franco-brésilienne de Cendrars (plus encore qu'une collaboration occasionnelle et plus ou moins ponctuelle), parmi de multiples applications, est productive ne serait-ce que sur le plan linguistique et purement textuel, et peut encore éclairer la lecture de tel passage autrement sous interprété.
Les jeux de l’exotisme chez Cendrars sont connus, et des études ont été consacrées au plurilinguisme, souvent plaisamment approximatif ou fantaisiste, à l’œuvre dans ses textes. (Voir, ici : Mariza Veiga, Le lexique brésilien de Blaise Cendrars, Nice, Centre du XXe siècle, 1977) A-t-on tout dit à ce sujet ? Non pas, sans doute, et voici du moins un fait qu’il serait bon de porter à la connaissance du lecteur français.
L’observation porte sur un poème resté inédit du vivant de Cendrars et qui n’a été divulgué que tardivement, il y a une dizaine d’années ; j’imagine donc volontiers qu’aucun lecteur lusophone n’a encore eu le temps ou l’occasion d’en avertir l’éditeur scientifique. Quelque chercheur n’en a-t-il pas déjà fait la remarque, dans un travail qui m’aurait échappé ? Je concevrais plus difficilement, en revanche, que la chose, identifiée, ait été sciemment tue... En attendant une édition re-revue et corrigée des poèmes de Cendrars, voici en grandes pompes toute l’affaire, qui tiendrait aussi bien en deux lignes…
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Cendrars conçoit lors de son premier voyage au Brésil, en 1924, le projet des Feuilles de route en sept plaquettes. La même année, il en publie le premier titre, Le Formose, au Sans Pareil, illustré par Tarsila do Amaral. La séquence de poèmes recouvre le récit de son voyage aller. Quelques autres, prévus pour les volets suivants, sont publiés peu après en revue et, comme on va le voir, dans un catalogue d’exposition, mais le projet d’ensemble est peu à peu abandonné et il faut attendre la première mouture des Poésies complètes (Denoël, 1944) pour trouver de ces Feuilles de route une version définitive et incomplète, c’est-à-dire, sous la forme d’un triptyque, la réunion en « recueil » des pièces qui avaient été publiées sous cet intitulé, en volume ou en revue : « I. Le Formose », « II. São Paulo » et « III » [le voyage retour].
Un ensemble conséquent de poèmes manuscrits relatifs à cette suite poétique, distribués en autant de dossiers que de titres initialement prévus, furent donc définitivement écartés. Une part significative de ces inédits, conservés au Fonds Blaise Cendrars des Archives littéraires suisses de Berne, fut enfin révélée par Claude Leroy en 2001, dans le volume Poésies complètes, avec 41 poèmes inédits (éd. revue et corrigée, 2005), premier titre de la collection « Tout autour d’aujourd’hui » chez Denoël, première édition critique, quant à elle, des œuvres complètes de Cendrars en 15 volumes.
C’est là qu’apparaît, issu du dossier relatif à la plaquette Feuilles de route II. São Paulo — plaquette dont la part non inédite fut composée en 1926 lors du deuxième séjour de Cendrars au Brésil, et qui, restée telle quelle inédite, a donc fait l’objet d’une sorte de prépublication partielle, sous le titre « São Paulo », dans le catalogue de l’exposition de Tarsila do Amaral à la Galerie Percier à Paris, en juin 1926, suite de 6 poèmes reprise en 2ème position dans le triptyque de 1944, fondue, remaniée et augmentée d’une 7ème pièce, sous le titre « Poème à la gloire de Saint-Paul », à la fin des notices de Le Brésil : Des hommes sont venus… (avec 150 photographies de Jean Manzon, Monaco, Les Documents d’art, « Escales du monde », 1952) —, c’est là qu’apparaît, donc, composé à une date indéterminée, le poème que voici (s’il est permis d’en transcrire l’intégralité) :
Le bondé
Tram-trams trams trams sonneries de trams
J’ai toujours horreur des trams
Ici je viens d’apprendre que le tram est dans la série des véhicules pour le transport en commun ce qu’est l’âne dans la série des animaux domestiques
Une petite chose pas cher bien humble qui fait son petit bonhomme de chemin qu’on ne choie pas qu’on ne soigne pas qui va partout qui porte de bien grosses charges et qui s’arrête souvent
N.B.: on suppose que la forme bondé est bien celle du manuscrit, c'est-à-dire que l'accent n'a pas été ajouté lors de l'établissement du texte.
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Or, qu’eût-il fallu préciser, à la publication de ce poème, d’une note aussi perspicace qu’à l’évidence indispensable à une lecture vraiment autorisée, dans le cadre d’une édition critique dont on peut attendre qu’elle ait, par définition, l’inélégance de signaler et révéler les éventuels passages cryptés ?
Ceci : que le titre du poème, sous l’apparence (et en même temps) qu’un adjectif substantivé, un peu trop bizarrement d’ailleurs pour ne pas mettre la puce à l’oreille, est en réalité un emprunt à la langue portugaise, assimilé (dissimulé) par la graphie, puisque le signifiant bondé correspond approximativement, en vertu du système phonétique et graphique du français, à ce mot propre au portugais parlé au Brésil : bonde (eléctrico au Portugal), lequel signifie ni plus ni moins « tramway » — ce mode de transport tôt devenu, soit dit en passant, un thème très couru de la poétique urbaine des modernistes de São Paulo.
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Si l’on considère les graphies volontiers hésitantes ou fantaisistes appliquées par Cendrars, dans toute son œuvre, aux termes étrangers entendus et transcrits sur-le-champ ou parfois bien plus tard, pratique non pas contradictoire, d’ailleurs, mais justement associée à une érudition vagabonde et une passion philologique un peu sauvage, on peut même supposer que le poète a d’abord écrit bondé dans la simple intention de passer en français le mot brésilien, pour constater aussitôt l’heureuse coïncidence de cette translittération en vertu de laquelle le signifiant originel acquiert un signifié supplémentaire dans la langue cible, signifié nouveau mais on ne peut plus idoine à la caractérisation du premier.
Le fait constitue, quoi qu’il en soit, une chausse-trape sémiotique, puisque dès lors le signe est étrangement double et doublement codé, dénotatif dans le lexique brésilien, connotatif dès lors qu’expatrié en français, mais inégalement décodé selon les aptitudes linguistiques du lecteur. Signe susceptible d’une lecture naïve en français, à l’exclusion de tout écho plurilingue ; parallèlement lisible, à la limite, comme un pur brésilianisme, si la quasi-homonymie avec l’adjectif français ne se présentait pas immédiatement à l’œil comme à l’oreille (du moins rétroactivement après lecture du poème) ; évidemment plus riche encore une fois établie la complémentarité des deux couches indépendamment intelligibles.
Cas remarquable de bilinguisme simultané et synthétique. Concentrés en une seule et même occurrence, un emploi presque autonymique du terme qui fait entendre l’idiome des impétrantes mégapoles brésiliennes, et, comme pour s’amuser du premier, un emploi référentiel médiatisé par l’analogie avec un signe propre à la langue d'accueil. De la motivation du signifiant par transfert inter-linguistique, quand c’est plutôt la pluralité des langues qui accuse l’arbitraire du signe.
Cette trouvaille poétique acquise, ce qui en avait été la suggestion pouvait sans doute rester secret, pour soi, et Cendrars ne l’a peut-être pas enregistrée avec d’autres intentions, mais n’était-il pas maître en chiffrages autrement complexes, autobiographiques ou intertextuels, qui traversent toute son œuvre, dûment ou indûment actualisés, vertigineusement dépliés dans l’appareil critique moderne ? et tout énoncé littéraire plurilingue, sous quelque forme qu’opère, dans l’épaisseur de la lettre, ce plurilinguisme, ne programme-t-il pas un lecteur également plurilingue, idéal mais qu’il revient au savant commentateur de faire advenir ?
Avis à l’annotateur…
A. C.
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