26 mars 2018

Vient de paraître



Haroldo de Campos
De la raison anthropophage
et autres textes

Traduction du portugais (Brésil)
et préface d’Inês Oseki-Dépré

Nous (Caen), coll. « Now », 2018
139 p., 18€



Présentation de l’éditeur :

Ce volume rassemble un choix de textes théoriques d’Haroldo de Campos, jusqu’ici inédits en français. Aussi incisifs que novateurs, ils témoignent de la virtuosité analytique de l’auteur brésilien, qui a fait de lui le grand interlocuteur de l’avant-garde sud-américaine, que ce soit pour la poésie, pour la musique ou pour les arts plastiques.

Dans ces textes, parmi les plus emblématiques d’Haroldo de Campos, il est question notamment de l’« anthropophagie » — définie comme « dévoration critique du legs culturel universel », comme processus « cannibale » assumé, rendant possible un rapport renouvelé, non asservi, de la culture brésilienne et sud-américaine à la tradition occidentale. Mais aussi de la traduction comme création à part entière et fidélité à la forme ; d’art aléatoire et de modernité comme « invention d’une tradition » ; ou encore de la « poésie concrète » (qui s’étend, dans les analyses de Campos, de Homère à Dante, de Mallarmé à Pessoa…) comme limite extrême de la poésie, poésie « pour », poésie de l’à-présent…

Haroldo de Campos (1929-2003) :
poète et critique brésilien, traducteur d’Homère, de Joyce, de Mallarmé et de Dante, co-fondateur du groupe et de la revue Noigandres avec son frère Augusto, il fut l’un des initiateurs de la poésie concrète brésilienne. Il est l’un des poètes et essayistes les plus connus d’Amérique du sud. Ses travaux critiques, érudits et inventifs, prennent source dans son activité de poète et de traducteur et en sont inséparables.

*

Le commentaire de Bois Brésil & Cie :

Cet ouvrage — symboliquement « achevé d’imprimer le 11 janvier, jour de la naissance d’Oswald de Andrade » — réunit 5 articles préfacés et annotés par la traductrice, dont tous ne sont pas strictement inédits en français. « De la traduction comme création et comme critique » [tiré d’un ouvrage de 1962] a paru dans la revue Change en 1972. « L’art sur l’horizon du probable » [tiré d’un ouvrage de 1969] était encore inédit. Le texte éponyme, « De la raison anthropophage : dialogue et différence dans la culture brésilienne » [tiré d’une revue de 1981] a paru dans Lettre internationale en 1989. « Translucifération » [tiré d’un ouvrage de 1981] a paru dans Ex en 1985. « Poésie et modernité : de la notion de l’art à la constellation. Le poème post-utopique » [tiré d’un ouvrage de 1997] a paru dans Banana Split en 1985.

Quant à savoir pourquoi il aura fallu si longtemps pour voir ces quelques textes essentiels réunis en volume, et pourquoi la production théorique et critique de Haroldo de Campos — une contribution majeure et toujours suggestive à la théorie littéraire moderne — n’est pas davantage traduite en français, c’est une question que je laisse pour d’autres occasions polémiques.

Ceux qui n’en auraient pas assez pourront aussi se reporter sur le petit volume Une poétique de la radicalité (Essai sur la poésie d’Oswald de Andrade) (trad. d’A. Chareyre, Les Presses du réel, coll. « L’écart absolu », 2010), traduction autonome de la longue préface, restée fameuse, à l’œuvre poétique d’Oswald de Andrade (Bois Brésil, etc.) qui fut une source d’inspiration centrale chez Haroldo de Campos — en témoigne le titre ici retenu.

22 mars 2018

De l'avant-garde au Pérou : un document (suite & fin)


Inventaire de l’avant-garde
par Federico Bolaños

trad. de l’espagnol (Pérou)

[3/3]

Avant-garde péruvienne

Poètes

(Index chronologique)

1re heure
Précurseurs, inaugurateurs ou premiers acclimateurs
Juan Parra del Riego, César Vallejo, Magda Portal, Juan Luis Velásquez, Mario Chabes, Juan José Lora, Serafín del Mar, Francis Zandoval, Federico Bolaños.

2e heure
Purs créateurs d’avant-garde et affiliés
Atahualpa Rodríguez, Alejandro Peralta, Rafael Méndez Dorich, Gamaliel Churata, Emilio Armaza, Alberto Guillén, Armando Bazán, Xavier Abril, Oquendo de Amat, Guillermo Mercado, les deux Peña Barreneches, Esteban Pauletish, Alcides Spelucín, Ramiro Pérez Reinoso, E. Bustamante y Ballivian.

3e heure
Les nouveaux continuateurs
Julián Petrovic, Carlos Alberto González, Nicanor de la Fuente, César Alfredo Miró Quesada, Martin Adán, José Varallanos, Luis de Rodrigo.


Prosateurs avancés
Conteurs, essayistes, commentateurs, critiques, glosateurs, etc.

1re heure
Antenor Orrego, Jorge Basadra.

2e heure
Héctor Velarde Bergman, Adalberto Varallanos, Aurelio Miró Quesada Sosa.


Tentative de regroupement par caractéristiques spirituelles, raciales et géographiques

Créateurs HUMAINS. Poètes-hommes. Art vital.
Hidalgo, Vallejo, Parra del Riego, A. Rodríguez, M. Portal, Lora, Chabes, González, Bolaños, etc.

Poètes DÉSHUMANISÉS. Poésie-volonté esthétique. Art imaginatif.
Oquendo, Abril, N. de la Fuente, Velásquez, S. del Mar, Adán, Méndez Dorich, etc.

Poètes NATIONALISTES. Indianisme ou vernacularisme. Art autochtone.
Peralta, Vallejo, J. Varallanos, Armaza, Mercado, Churata.

Poètes internationaux. Art américano-cosmique. Cosmopolitisme.
Hidalgo, Guillén, Bolaños, González, Abril, Oquendo, Lora, R. Peña B., Velásquez, etc.

Art prolétaire. Poètes politiques, littérature d’importance sociale.
M. Portal, Petrovic, Mercado, Churata, Pauletich, C. Miró Quesada, del Mar.


Résumé

Il y a une trentaine d’écrivains d’avant-garde, en pleine création et avec une formidable volonté littéraire, que ne peuvent réduire ni l’indifférence des masses ni le manque de maisons d’édition.

On compte en termes de publications une demi-douzaine de livres durables et autant de revues qui, même si elles ont eu une vie éphémère, ont su mourir pleine de vigueur, dans un héroïsme juvénile. (Nous abominons tellement la vieillesse que nous avons fait ce pacte : un poète d’avant-garde doit mourir au plus tard à 40 ans.)

Il y a une autre demi-douzaine de livres inédits, avec lesquels le mouvement trouvera sa pleine culmination.

On a écrit approximativement 2000 poèmes en cinq ans et on a fait parvenir le nouveau cri du Pérou sous toutes les latitudes civilisées.

Actuellement, en 1928, l’ardeur ultraïste, le goût révolutionnaire du nouveau sont poussés à l’extrême par les plus jeunes du mouvement. Ils se rapprochent à grands pas de la constellation de l’Absurdité Pure.

Les autres, les plus raisonnables, les plus sages, opèrent une feinte vers la droite. Ils sont l’espoir ou sont déjà le classicisme de l’avant-garde. La droite de la gauche, voilà la place juste.

Il y a enfin un groupe de poètes qui prétendent standardiser la poésie. Ce sont, dans leur majeure partie, ceux qui ont sacrifié leur moi bio-esthétique au moi social. Leurs poèmes manquent d’individualité et ne se distinguent pas les uns des autres. Ils pratiquent une sorte de collectivisme impersonnel.

Comme nous sommes une race intelligente, il convient d’assurer, pour finir, que la performance de l’avant-garde péruvienne compte parmi les meilleures en Amérique, par sa variété et par sa force.

souhait final

Dieu veuille que le mouvement croisse comme un matin d’avril — sur la plage pleine d’une agitation pérenne — jusqu’à dépasser les bords du ciel…


Source :
F. Bolaños, « Inventario de vanguardia » [suite et fin]
La Revista, semanario nacional (Lima)
n°55, 23 août 1928, p. 42-43

Lire les livraisons précédentes : 1/3, 2/3.

De l'avant-garde au Pérou : un document (suite)


Inventaire de l’avant-garde
par Federico Bolaños

trad. de l’espagnol (Pérou)

[2/3]

Le mouvement que nous venons de schématiser appartient, comme l’on sait, racialement et géographiquement à la France. Ses représentants les plus qualifiés sont de là, ou, du moins, sont les fils spirituels de sa réalité ambiante. Cela veut dire que tandis que la Russie, la stupéfiante Russie d’Andreïev et de Lénine, réalisait sa révolution vitale et politique, la France prenait la tête de la révolution de l’esprit sur les chemins de l’art, en suscitant dans le monde entier le grand prodige : la naissance d’hommes nouveaux libérés de la pachydermique peau du passé.

En Amérique, le phénomène de contagion avant-gardiste prend des caractères uniques. Une race jeune et élastique, une race anxieuse du nouveau et présentant des possibilités de réalisation réellement géniales, assimile les toutes nouvelles idées en les pénétrant de sa force créatrice et en les transformant en son sang, comme la lumière se transforme dans géométrie transparente d’un prisme. Est ainsi produite une nouvelle création, une recréation des valeurs importées. C’est à l’Amérique qu’il appartient d’avoir accouché du mot AVANT-GARDE, qui a centralisé dans ses 10 lettres toutes les directions du mouvement européen.
_________

Au Pérou, pays de trésors archéologiques et de sédentarisme spirituel, la nouvelle lumière s’allume avec une énergie prometteuse. Quelques jeunes gens secoués par les ondes radiales venues d’outremer font leur voyage de circonvolution à travers les nouvelles idées et lancent dans le ciel leurs premières fusées avant-gardistes : pluie aérienne de couleurs que n’ont vue ni les critiques renommés ni les lettrés conservateurs, sans doute parce qu’ils ont l’habitude de marcher la tête (?) parallèle au sol… Chronologiquement, le mouvement date de l’année 1923, époque où apparaissent, publiés de manière dispersée, les premiers poèmes d’avant-garde, ce que n’étaient pas ceux apparus antérieurement dans les livres signés par Vallejo, lequel, par son esprit subversif propre à disloquer les préceptes en usage et par sa géniale intuition des formes à atteindre, mérite à bon droit le titre doré de précurseur. Il convient d’observer ici que, bien avant que l’on ait connaissance du début du mouvement en Argentine, pays qui s’attribue vaniteusement la paternité de l’avant-garde sur le continent, apparaissait déjà chez nous une poésie nouvelle et, au même moment, au Chili, reflet vital immédiat de livres et de revues françaises fraîchement arrivées et de voix américaines inaugurales comme celle du magnifique Franco-Chilien Vicente Huidobro.

Apparaissent ainsi les premières voix annonciatrices. Magda Portal, Juan Luis Velásquez, Juan José Lora, Mario Chábes, Serafín del Mar et celui qui signe ces lignes. À cette même époque, Hidalgo, le grand poète péruano-argentin, révolutionnait de son cri d’acier la poésie du Plata, et Juan Parra del Riego, en Uruguay, devançant ses congénères locaux, faisait de belles évolutions avioniques pour atterrir sur le véritable terrain de l’avant-garde.

Peu de temps après, arrivaient au Pérou des nouvelles selon lesquelles un processus identique se répandait au Mexique, au Brésil et en Uruguay.

C’est alors que fait irruption, sur la scène de Lima, une revue : Flechas, qui, anxieuse de rénovation bien que peu audacieuse par son contenu, portait déjà marquée sur le front cette phrase flamboyante : littérature d’avant-garde.

C’est à cette époque-là, celle du deuxième Centenaire, que, comme une manifestation sarcastique du destin, est réalisée dans une salle de spectacle un gigantesque concours de vieille et criarde poésie, où échoit à un fameux directeur de revue, professionnel de la critique et du coup de bâton, le rôle d’accusateur et de donneur d’alerte quant aux premiers symptômes de subversion que nous affichions, nous autres jeunes gens !

Le temps passe et les batteries iconoclastes se chargent de nouvelles poignées de poudre. Apparaissent bientôt de nouveaux et magnifiques créateurs : Alejandro Peralta au Sud, Bazán, Xavier Abril, Nicanor de la Fuente au Nord, Oquendo de Amat, etc. Un grand poète, Atahualpa Rodríguez, s’incorpore bientôt, complètement, au mouvement, et surgissent de nouveaux prosateurs comme Héctor Velarde, Basadre, etc.

L’enthousiasme prosélyte passe à un niveau supérieur par l’œuvre des gonfaloniers du nouvel art. On édite précipitamment des livres et des revues pionnières. On prend d’assaut les colonnes des journaux conservateurs et fossiles, et commence à naître cette chose tant convoitée : une ambiance d’avant-garde.

La réaction contre-attaque alors avec des armes rouillées et lutte en même temps pour nous enfermer dans le cercle d’un silence hermétique et brutal. On nous appelle « singes », « copieurs » ou simplement « fous », nous les nouveaux insurgés. Le scandale croît et même les gens inoffensifs tendent l’oreille et font les dégoûtés en voyant un poème d’avant-garde. Mais le mouvement ne tarde pas à s’acclimater et il devient à la mode de se présenter comme « avant-gardiste ». Surgissent alors, en abondance, les « vivants », les faux poètes d’avant-garde, les suiveurs, enfin… qui la recette en main et avec une impunité éhontée étourdissent et déconcertent plus encore « le public lecteur ». Pendant ce temps, apparaissent des revues armées d’essence incendiaire : Trampolín, Hangar, Guerrilla, Jarana, Hélice, etc. Des publications qui, en coopération avec quelques livres, conférences et tribunes de presse isolées, contribuent à avant-gardiser le pays.

En dernier ressort, émergent de nouveaux poètes : Julián Petravic à la Sierra, Martín Adán et José Varallanos, qui sont les benjamins de la nouvelle poésie.

En revenant en arrière, on édite aussi avec grande pompe une revue-omnibus, Amauta, pénétrée d’un excellent nationalisme, mais copieuse de médiocrité. Dans cette revue, en raison de la manie accumulative de ses directeurs, figurent des noms de tous les âges, y compris du paléolithique… Malgré tout, sa mission politique et sociale sert de contrepoids à ce qu’il y a de médiocre dans sa finalité esthétique et dans sa fonction de discrimination des valeurs.

Parmi les nouveaux critiques, surpassant, par leur culture littéraire moderne et par leur finesse de vision et de style, deux journalistes voués aux occupations de la tâche critique, apparaissent deux noms matinaux : Aurelio Miró Quesada Sosa et Adalberto Varallanos. Ils sont l’espoir de l’avant-gardisme national qui mûrit aujourd’hui en dépit de ses faux directeurs et des imbéciles obtus.

Comme le mouvement est encore en marche et comme ses personnalités ne se sont pas encore complètement définies, il n’est pas question d’établir ici une précise hiérarchie de valeurs. Cela reviendrait à blesser des susceptibilités et à accepter, sans nul doute, plusieurs duels, ce qui ne me séduit nullement.

Mais il s’agit bien de marquer cette séparation radicale : les écrivains qui réalisent simplement un travail d’art pur, les poètes apolitiques, et les écrivains qui mêlent art et politique et réalisent un travail mixte, si bien qu’on ne sait pas s’ils resteront comme artistes ou comme agitateurs.

Voici les tableaux que je propose à la méditation de mes lecteurs, s’il y en a, ce qui ne m’intéresse guère.



Source :
F. Bolaños, « Inventario de vanguardia » [suite]
La Revista, semanario nacional (Lima)
n°54, 16 août 1928, p. 45


21 mars 2018

De l'avant-garde au Pérou : un document


Inventaire de l’avant-garde
par Federico Bolaños

trad. de l’espagnol (Pérou)

[1/3]

Inventorier, avec une richesse de détails, un mouvement qui a pris, en peu de temps, certes pas une intensité mais une ampleur considérable, est quelque chose de réellement difficile. On court le risque, d’un côté, d’endormir les lecteurs en faisant un travail de compilation prolixe et minutieux, incluant dates, noms et événements ; ou de pécher par défaut en entreprenant un rapide et vivant aperçu où ne se distinguent que les principaux acteurs et les faits les plus importants du processus avant-gardiste. Placé devant ces deux voies, je me décide néanmoins pour la seconde.

Mais, avant de faire passer sur l’écran de cette page le film mouvementé et irrévérencieux de notre effort de progression et d’en inventorier les résultats, il convient de s’arrêter — pour les lecteurs qui ignorent le contenu essentiel du mouvement et ses prétentions rénovatrices — sur la discrimination des quelques principes ou modules cardinaux qui ont informé le nouvel esprit de création et les nouvelles méthodes.

Comme cet article n’a pas la portée d’une étude, je laisserai de côté toute divagation périphérique et m’interdirai de réaliser une exposition détaillée des différentes conceptions esthétiques que comprend le fécond et complexe panorama moderne, dont beaucoup ont eu un destin éphémère ou ont simplement servi de plateforme à de nouvelles théorisations. Le thème est compliqué et ardu, et il mériterait assurément, pour être embrassé dans sa totalité, les dimensions d’un livre.

La présente ébauche se limitant au film rapide de notre mouvement lyrique, il convient donc de focaliser notre attention sur ce que représente le nouveau vers dans son double aspect : esprit et expression.

Nous n’analyserons pas ici les causes qui ont déterminé l’éclosion révolutionnaire dans les domaines de l’intelligence comme instrument d’art. Laissons cela aux sociologues de la phénoménologie artistique et aux critiques scientifiques du mouvement. Nous signalerons seulement, comme une chose connue, que le surgissement du nouvel esprit créatif apparaît lié à un grand événement historique : la guerre mondiale qui annule complètement le passé et peint sur le monde une nouvelle aurore de réverbérantes projections aveniristes. C’est en ces jours de folie fratricide que l’homme découvre son nouveau destin et porte son message rédempteur aux plus profonds secteurs de l’intelligence et de la vie. Meurt une époque et un monde, et apparaissent les audacieux semeurs d’idées dans l’art comme dans la science, dans la politique comme dans la philosophie. Les nouveaux évangiles esthétiques se propagent alors à la vitesse de la lumière. S’effondre dans le cerveau des hommes le régime caduc des normes anciennes et la poésie — sommet de la révolution esthétique mondiale — affirme sa domination paradigmatique sur les autres arts. Soit que la nouvelle peinture (cubisme, expressionnisme, etc.), comme le croient certains, ait influencé la théorisation inaugurale des nouveaux postulats poétiques, soit que le phénomène se soit réalisé dans le sens inverse, ce qui est certain c’est que les différentes écoles littéraires apparues avant 1920 en Europe marquent le niveau le plus élevé de l’esprit révolutionnaire artistique et suscitent, bien plus que les innovations picturales et musicales, la scandaleuse et scandalisée attention du monde.

L’action révolutionnaire présente deux visages : destructeur et constructeur. Analyse iconoclaste et création aurorale. On élève une guillotine rédemptrice et, au milieu des éclats de rire de l’humorisme et des cris d’irrévérence, on décapite le moi esthétique ancien et avec lui la vieille poésie bouffie de rhétorique et purulente d’esclavage. Non seulement on défend l’avènement d’une nouvelle création mais l’on révolutionne aussi, dans son infrastructure, l’esprit de l’homme comme sujet producteur d’art et comme sujet de compréhension. On renouvelle à la racine la dynamique fonctionnelle de l’intelligence devant la création esthétique et, simultanément, on pose les nouvelles lois normatives du fait artistique.

Premièrement. On analyse avec une brutale férocité l’organisme du vers ancien (esclave de la routine, de la farce, de l’ornement, de la musique, de la superfluité décorative, de l’« inspiration », de la peinture, de l’architecture, du goût bourgeois, de la manie autobiographique du poète, des jolis mots, etc., etc.). Deuxième moment. On élève sur ses ruines le lumineux gratte-ciel du vers moderne depuis le sommet duquel se peut contempler tout le panorama de la géniale audace innovatrice de l’homme-artiste. Pour parvenir à ce résultat, on a ouvert toutes les valvules de création de l’esprit et on a réalisé la grande tâche émancipatrice : la libération de la poésie à l’égard de tout ce qui n’était pas poésie et son ascension aux plans de la beauté pure. Les nouveaux libérateurs, autant dire les nouveaux guillotineurs, font en même temps de leurs doctrines de tangibles faits esthétiques à l’exemplaire saveur aurorale, et les nouveaux credo se répandent alors dans le monde à une vitesse telle que, pour la première fois dans l’histoire, on est étonné de voir leur propagation quasiment simultanée dans les centres civilisés, laissant croire qu’au mouvement préexistait une conscience commune, aspirant à la rénovation, dans les nouveaux esprits créateurs.

Toutes les écoles — dadaïsme, créationnisme, synchronisme, futurisme, surréalisme, ultraïsme, etc. — commencent par battre le record de la section combative en reniant le passé et en semant avec la joie de l’aube de nouvelles routes cosmiques dans l’univers de l’art. S’ils coïncident par leur attitude destructrice, les nouveaux esthètes et polémistes se séparent par les directions qu’ils prennent pour concrétiser la nouvelle poétique. Les uns se contentent de révolutionner l’esprit en le criblant de négations et de scepticisme, comme les beaux insurgés dadas ; d’autres se contentent de l’exploitation esthétique d’un monde fraîchement découvert, le monde subconscient et celui des rêves, comme les surréalistes ; d’autres polarisent leurs forces intellectuelles en préconisant la réalisation d’un nouveau cosmos de beauté distinct du cosmos réel, comme les créationnistes ; d’autres, enfin, comme les ultraïstes et les futuristes, placent leur attention dans ce qui touche à la technique formelle, fortifiant en même temps le sens de la vie par des injections de joie sportive et louant les trois puissances de l’époque : jeunesse, machine et vitesse. Chaque école, en somme, s’agite de son côté pour toucher à ce but idéal : POÉSIE NOUVELLE égale POÉSIE PURE.

Les noms de ces audacieux émancipateurs, de ces découvreurs, de ces géniaux Colombs et Bolivars du vers, sont dans le cœur de tous les avant-gardistes du monde. Ils s’appellent Tristan Tzara, Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Aragon, Soupault, Marinetti, Picabia, Cendrars, Cocteau, etc. Ils ont élargi l’horizon thématique de la poésie, ont changé l’axe de l’activité littéraire, ont mis à mort la sensibilité maladive du passé, ont contemporanéisé le vers en faisant de lui le fils ardent de l’époque, ont pulvérisé toute survivance de rationalisme dans le poème, ont supprimé les fers du mètre, la fausse décoration de la rime, aboli les liens superflus, rompu pour toujours les chaînes du vers tyrannisé par les limitantes exigences logiques et grammaticales, et lui ont donné une belle liberté absolue, en le construisant seulement avec les matériaux de la poésie pure, avec ses matériaux éternels, que la rhétorique d’antan avait revêtus de mots inutiles et de loques clinquantes.



Source :
F. Bolaños, « Inventario de vanguardia »
La Revista, semanario nacional (Lima)
53, 9 août 1928, p.38

19 janvier 2018

[à paraître]

3 portraits, 3 livres en préparation...



de gauche à droite :
l’autre romancier (pseudo-stridentiste) de la révolution mexicaine, taquin & fort en verve
l’inénarrable pasionaria brésilienne de la révolution prolétarienne, féministo-communiste
le poète guatémaltèque de Paris, maelstromique ou à peu près surréaliste

écrits de la révolution, révolutions de l’écriture

des textes restés inédits en français, comme de juste

& tout cela en librairie, si tout va bien,
traduit & dûment présenté,
pour 2018...

24 octobre 2017

Petite chronique du mouvement international des livres & des idées

— & des coïncidences bio-bibliographiques...


Voici que reparaît, et c’est très bien, Ékoué-Yamba-Ó, premier roman du Cubain Alejo Carpentier (dans la traduction de René L.-F. Durand publiée initialement chez Gallimard en 1988)*, et je reviens, inévitablement, à l’une de mes idées fixes du moment.

Récemment, je tombais par hasard sur un long fragment inédit de ce roman (dont l’édition originale en volume fut publiée à Madrid en 1933) dans l’étonnante revue Imán (n°1, avril 1931), un périodique aux prétentions trimestrielles mais qui n’eut qu’un numéro, fondé et dirigé à Paris par Elvira de Alvear (1907-1959), une écrivaine argentine proche de Borges, et dont Carpentier, justement, fut le secrétaire de rédaction.

Au sommaire de ce numéro unique, un beau mélange de modernisme cosmopolite, introduit par une déclaration d’intention de la directrice : une prose de Léon-Paul Fargue, en version bilingue et dans la traduction du Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias ; un long récit de Jean Giono, traduit par Félix Pita Rodriguez ; un récit de l’impayable Argentin (de Paris) Visconde Lascano-Tegui ; un poème en prose de l’Argentin Xul Solar ; des fragments de l’Italin Bruno Barilli, traduits par Juan R. Brea ; des poèmes en vers et en prose du Chilien Vicente Huidobro (du livre à paraître El Ciudadano del Olvido) ; Henri Michaux, avec « La nuit des Bulgares » dans une traduction de M. C. A. (i. e. ?) ; un récit du Mexicain Jaime Torres Bodet ; un texte de l’Espagnol Eugenio d’Ors ; un essai de Robert Desnos sur Lautréamont, traduit par A. Carpentier ; Franz Kafka, rien moins que « Le Verdict », dans une traduction du Guatémaltéco-Mexicain Arqueles Vela ; un récit d’Asturias ; un récit d’Eugène Jolas traduit par l’Espagnol Manuel Altolaguirre ; des poèmes de Benjamin Fondane traduits par Elvira de Alvear ; des fragments de l’Argentin Sixto C. Martelli ; un extrait, donc, de Écue-Yamba-ó de Carpentier ; des poèmes de Hans Arp traduits par L. Vargas ; un récit de Boris Pilniak, traduit par Asturias ; des réponses à une enquête sur la connaissance de l’Amérique latine, par Georges Ribemont-Dessaignes, Desnos, Georges Bataille, Michel Leiris, Philippe Soupault, Walter Mehring, Alfred Kreymborg (avec des poèmes en anglais), Zdenko Reich, Roger Vitrac (avec un texte de théâtre) et Nino Frank ; un essai de John Dos Passos sur le théâtre, traduit par Carlos Enriquez ; un récit du Vénézuélien Arturo Uslar Pietri.
Avec ça, imaginez ce qu’on aurait pu lire encore, si la revue n’avait cessé de paraître.

Eh bien, justement, j’étais allé consulter cette revue par acquit de conscience, sachant que mon poète guatémaltèque, Luis Cardoza y Aragón (1901-1992), qui connut Carpentier à Paris, avait remis à la rédaction d’Imán, pour son n°2 resté inédit (mais dont il existe au moins les épreuves), un texte important, « Martirio de San Donisio », publié finalement à Mexico, dans le 3e (et dernier) numéro de Examen (novembre 1932) — et il s’agissait, somme toute, d’un fragment de l’un de ses plus grands textes à venir : Pequeña sinfonía del Nuevo Mundo, une prose datée de New York et Londres en 1929-1932, mais qui ne serait publiée dans son intégralité, en volume, qu’en 1948 au Guatemala.

Au moment de cette collaboration manquée, Cardoza y Aragón se trouvait lui-même en plein va-et-vient (dans une vie marquée par l’exil), entre son départ de Paris à l’été 1929 et sa première installation au Mexique fin 1932, pour une durée indéterminée (et, de fait, il vécut bien peu au Guatemala). Soit dit en passant, c’est l’époque où son nom apparaît parmi plus de 300 signataires de la pétition lancée par les surréalistes, L’affaire Aragon, contre l’inculpation de Louis Aragon pour son poème « Front rouge » (la liste des signataires est transcrite par André Breton au début de sa brochure Misère de la poésie : « L’affaire Aragon » devant l’opinion publique, Éditions surréalistes, mars 1932). Alors entre Paris et Londres, passé par New York (où il retrouva Asturias), il revenait lui-même de Cuba où il avait été nommé consul général, renonçant à ses fonctions diplomatiques début 1931 lors de la prise de pouvoir de Jorge Ubico au Guatemala.
Et à La Havane, justement, il s’était lié avec le groupe de la très importante Revista de Avance, dont Carpentier fut l'un des fondateurs et à laquelle il collabora jusqu'en 1927 (année de rédaction de Ékoué-Yamba-Ó), avant son exil parisien. C’est d’ailleurs aux éditions de cette revue que Cardoza y Aragón publia, en 1930, son troisième texte poétique (en prose), Torre de Babel, un magnifique volume illustré par neuf dessins au trait et un portrait de l’auteur en frontispice par le peintre mexicain Agustín Lazo — un texte méconnu, jamais réédité et même écarté de ses poésies complètes par l’auteur même, mais qui, daté de Paris en 1928 (et entrepris semble-t-il dès 1926, au moins), correspond de fait, avec d’autres textes épars et quelques projets restés inédits, à une étape créatrice immédiatement postérieure à Maelstrom (1926), son deuxième ouvrage après la plaquette Luna-Park (1924) ; il s’agit du dernier résultat poétique majeur (et tangible) de ses années parisiennes.
C’est aussi à La Havane que Cardoza y Aragón avait noué une amitié spontanée avec Federico García Lorca, débarqué là en mars 1930, depuis New York, et pas n’importe quel Lorca : le poète espagnol venait d’engager, dans une large mesure, la composition de Poeta en Nueva York (éd. posthume, Mexico, 1940), un projet dont il donna lecture à ses amis cubains, et dont un poème annexe, « Pequeña canción china » (daté de janvier 1930 ; retitré ensuite « Pequeño poema infinito ») est dédié à Cardoza y Aragón. Et là, tenez-vous bien, à la faveur d’une relation brève mais intense, Lorca et Cardoza conçurent ensemble une œuvre pour la scène dont le seul titre fait rêver : Adaptación del Génesis para Music-hall ; ils en écrivirent ensemble les premières scènes et l’ouvrage fut même donné comme à paraître « prochainement » (en ouverture de Torre de Babel, sans mention de García Lorca), mais le projet resta inachevé et l’on n’en sait guère plus aujourd’hui que ce que Cardoza y Aragón nous en dit (pas grand-chose) dans ses mémoires.

L’œuvre du poète guatémaltèque, d’ailleurs, reste encore à découvrir en France, à commencer par les textes de sa période parisienne, d’un bel avant-gardisme juvénile et azimuté, et qui n’ont rien à voir avec un quelconque indigénisme américain. Il faut dire aussi que, contrairement à Alejo Carpentier, contrairement à son compatriote Asturias, prix Nobel de littérature 1967, Cardoza y Aragón n’a jamais écrit aucun roman. Mauvaise idée. Le « boom » latino-américain, à l’évidence, ce ne fut pas pour lui, et aucun (strictement aucun) de ses ouvrages n’a été traduit à ce jour en français.

Enfin, tout cela et bien d’autres choses encore, vous pensez bien, je n’aurai vraisemblablement pas la liberté de le raconter par le menu dans la postface en cours de rédaction pour le volume Maelström précédé de Luna-Park — parce que les traducteurs qui écrivent des postfaces, vous savez ce qu’on en fait : on sort les ciseaux —, mais quant à lire les textes, vous n’y couperez pas. On s’en occupe.


* Paris, Ypsilon éditeur, 232 p., 22€. En librairie le 24 octobre.

7 octobre 2017



Une illustration méconnue, signée Odelli [Castello Branco], pour un texte de Patrícia Galvão (alias Pagu) — quoiqu’il s’agisse d’un chapitre du roman Parque industrial (1933) paru quant à lui sous le pseudonyme Mara Lobo — reproduit dans le supplément littéraire du Diário de Notícias de Rio de Janeiro, le dimanche 19 février 1933.

Et bientôt, du nouveau de et sur Pagu dans l’édition brésilienne…

22 septembre 2017

Un peu de littérature portugaise...

Puisqu’on a eu l’étrange idée d’aller traduire, pour une fois, des auteurs portugais, qui plus est contemporains, ne négligeons pas d’en faire la publicité.


&



à l’occasion de la parution de


avec 11 poètes & prosateurs portugais contemporains :

Ana Margarida de Carvalho, David Machado, Filipa Leal,
Gonçalo M. Tavares, João Tordo, María do Rosário Pedreira,
Nuno Judice, José Luís Peixoto, Lídia Jorge,
Valter Hugo Mãe & Bruno Vieira Amaral

textes choisis & présentés par
José Mário Silva

traduits par
Dominique Nédellec & Antoine Chareyre