Inventaire
de l’avant-garde
par Federico Bolaños
trad.
de l’espagnol (Pérou)
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Le mouvement que nous venons de schématiser appartient, comme l’on sait,
racialement et géographiquement à la France. Ses représentants les plus
qualifiés sont de là, ou, du moins, sont les fils spirituels de sa réalité
ambiante. Cela veut dire que tandis que la Russie, la stupéfiante Russie
d’Andreïev et de Lénine, réalisait sa révolution vitale et politique, la France
prenait la tête de la révolution de l’esprit sur les chemins de l’art, en
suscitant dans le monde entier le grand prodige : la naissance d’hommes
nouveaux libérés de la pachydermique peau du passé.
En
Amérique, le phénomène de contagion avant-gardiste prend des caractères
uniques. Une race jeune et élastique, une race anxieuse du nouveau et
présentant des possibilités de réalisation réellement géniales, assimile les
toutes nouvelles idées en les pénétrant de sa force créatrice et en les
transformant en son sang, comme la lumière se transforme dans géométrie
transparente d’un prisme. Est ainsi produite une nouvelle création, une recréation des valeurs importées. C’est
à l’Amérique qu’il appartient d’avoir accouché du mot AVANT-GARDE, qui a
centralisé dans ses 10 lettres toutes les directions du mouvement européen.
_________
Au
Pérou, pays de trésors archéologiques et de sédentarisme spirituel, la nouvelle
lumière s’allume avec une énergie prometteuse. Quelques jeunes gens secoués par
les ondes radiales venues d’outremer font leur voyage de circonvolution à
travers les nouvelles idées et lancent dans le ciel leurs premières fusées
avant-gardistes : pluie aérienne de couleurs que n’ont vue ni les
critiques renommés ni les lettrés conservateurs, sans doute parce qu’ils ont l’habitude
de marcher la tête (?) parallèle au sol… Chronologiquement, le mouvement date
de l’année 1923, époque où apparaissent, publiés de manière dispersée, les
premiers poèmes d’avant-garde, ce que n’étaient pas ceux apparus antérieurement
dans les livres signés par Vallejo, lequel, par son esprit subversif propre à
disloquer les préceptes en usage et par sa géniale intuition des formes à
atteindre, mérite à bon droit le titre doré de précurseur. Il convient d’observer
ici que, bien avant que l’on ait connaissance du début du mouvement en
Argentine, pays qui s’attribue vaniteusement la paternité de l’avant-garde sur
le continent, apparaissait déjà chez nous une poésie nouvelle et, au même
moment, au Chili, reflet vital immédiat de livres et de revues françaises fraîchement
arrivées et de voix américaines inaugurales comme celle du magnifique Franco-Chilien
Vicente Huidobro.
Apparaissent
ainsi les premières voix annonciatrices. Magda Portal, Juan Luis Velásquez,
Juan José Lora, Mario Chábes, Serafín del Mar et celui qui signe ces lignes. À cette
même époque, Hidalgo, le grand poète péruano-argentin, révolutionnait de son
cri d’acier la poésie du Plata, et Juan Parra del Riego, en Uruguay, devançant
ses congénères locaux, faisait de belles évolutions avioniques pour atterrir
sur le véritable terrain de l’avant-garde.
Peu
de temps après, arrivaient au Pérou des nouvelles selon lesquelles un processus
identique se répandait au Mexique, au Brésil et en Uruguay.
C’est
alors que fait irruption, sur la scène de Lima, une revue : Flechas, qui, anxieuse de rénovation
bien que peu audacieuse par son contenu, portait déjà marquée sur le front
cette phrase flamboyante : littérature
d’avant-garde.
C’est
à cette époque-là, celle du deuxième Centenaire, que, comme une manifestation
sarcastique du destin, est réalisée dans une salle de spectacle un gigantesque
concours de vieille et criarde poésie, où échoit à un fameux directeur de revue,
professionnel de la critique et du coup de bâton, le rôle d’accusateur
et de donneur d’alerte quant aux premiers symptômes de subversion que nous affichions,
nous autres jeunes gens !
Le
temps passe et les batteries iconoclastes se chargent de nouvelles poignées de
poudre. Apparaissent bientôt de nouveaux et magnifiques créateurs :
Alejandro Peralta au Sud, Bazán, Xavier Abril, Nicanor de la Fuente au Nord,
Oquendo de Amat, etc. Un grand poète, Atahualpa Rodríguez, s’incorpore bientôt,
complètement, au mouvement, et surgissent de nouveaux prosateurs comme Héctor
Velarde, Basadre, etc.
L’enthousiasme
prosélyte passe à un niveau supérieur par l’œuvre des gonfaloniers du nouvel
art. On édite précipitamment des livres et des revues pionnières. On prend d’assaut
les colonnes des journaux conservateurs et fossiles, et commence à naître cette
chose tant convoitée : une ambiance
d’avant-garde.
La
réaction contre-attaque alors avec des armes rouillées et lutte en même temps
pour nous enfermer dans le cercle d’un silence hermétique et brutal. On nous
appelle « singes », « copieurs » ou simplement « fous »,
nous les nouveaux insurgés. Le scandale croît et même les gens inoffensifs
tendent l’oreille et font les dégoûtés en voyant un poème d’avant-garde. Mais le
mouvement ne tarde pas à s’acclimater et il devient à la mode de se présenter
comme « avant-gardiste ». Surgissent alors, en abondance, les « vivants »,
les faux poètes d’avant-garde, les suiveurs, enfin… qui la recette en main et
avec une impunité éhontée étourdissent et déconcertent plus encore « le
public lecteur ». Pendant ce temps, apparaissent des revues armées d’essence
incendiaire : Trampolín, Hangar, Guerrilla, Jarana, Hélice, etc. Des publications qui, en coopération
avec quelques livres, conférences et tribunes de presse isolées, contribuent à
avant-gardiser le pays.
En
dernier ressort, émergent de nouveaux poètes : Julián Petravic à la
Sierra, Martín Adán et José Varallanos, qui sont les benjamins de la nouvelle
poésie.
En
revenant en arrière, on édite aussi avec grande pompe une revue-omnibus, Amauta, pénétrée d’un excellent
nationalisme, mais copieuse de médiocrité. Dans cette revue, en raison de la
manie accumulative de ses directeurs, figurent des noms de tous les âges, y
compris du paléolithique… Malgré tout, sa mission politique et sociale sert de
contrepoids à ce qu’il y a de médiocre dans sa finalité esthétique et dans sa
fonction de discrimination des valeurs.
Parmi
les nouveaux critiques, surpassant, par leur culture littéraire moderne et par
leur finesse de vision et de style, deux journalistes voués aux occupations de
la tâche critique, apparaissent deux noms matinaux : Aurelio Miró Quesada
Sosa et Adalberto Varallanos. Ils sont l’espoir de l’avant-gardisme national
qui mûrit aujourd’hui en dépit de ses faux directeurs et des imbéciles obtus.
Comme
le mouvement est encore en marche et comme ses personnalités ne se sont pas
encore complètement définies, il n’est pas question d’établir ici une précise
hiérarchie de valeurs. Cela reviendrait à blesser des susceptibilités et à
accepter, sans nul doute, plusieurs duels, ce qui ne me séduit nullement.
Mais
il s’agit bien de marquer cette séparation radicale : les écrivains qui réalisent
simplement un travail d’art pur, les poètes apolitiques, et les écrivains qui mêlent
art et politique et réalisent un travail mixte, si bien qu’on ne sait pas s’ils
resteront comme artistes ou comme agitateurs.
Voici
les tableaux que je propose à la méditation de mes lecteurs, s’il y en a, ce
qui ne m’intéresse guère.
Source :
F. Bolaños,
« Inventario de vanguardia » [suite]
La Revista, semanario nacional (Lima)
n°54, 16 août
1928, p. 45
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