Inventaire
de l’avant-garde
par Federico Bolaños
trad. de l’espagnol
(Pérou)
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Inventorier,
avec une richesse de détails, un mouvement qui a pris, en peu de temps, certes
pas une intensité mais une ampleur considérable, est quelque chose de
réellement difficile. On court le risque, d’un côté, d’endormir les lecteurs en
faisant un travail de compilation prolixe et minutieux, incluant dates, noms et
événements ; ou de pécher par défaut en entreprenant un rapide et vivant
aperçu où ne se distinguent que les principaux acteurs et les faits les plus
importants du processus avant-gardiste. Placé devant ces deux voies, je me
décide néanmoins pour la seconde.
Mais,
avant de faire passer sur l’écran de cette page le film mouvementé et irrévérencieux
de notre effort de progression et d’en inventorier les résultats, il convient
de s’arrêter — pour les lecteurs qui ignorent le contenu essentiel du mouvement
et ses prétentions rénovatrices — sur la discrimination des quelques principes
ou modules cardinaux qui ont informé le nouvel esprit de création et les nouvelles
méthodes.
Comme
cet article n’a pas la portée d’une étude, je laisserai de côté toute
divagation périphérique et m’interdirai de réaliser une exposition détaillée des
différentes conceptions esthétiques que comprend le fécond et complexe panorama
moderne, dont beaucoup ont eu un destin éphémère ou ont simplement servi de
plateforme à de nouvelles théorisations. Le thème est compliqué et ardu, et il
mériterait assurément, pour être embrassé dans sa totalité, les dimensions d’un
livre.
La
présente ébauche se limitant au film rapide de notre mouvement lyrique, il
convient donc de focaliser notre attention sur ce que représente le nouveau
vers dans son double aspect : esprit et expression.
Nous
n’analyserons pas ici les causes qui ont déterminé l’éclosion révolutionnaire
dans les domaines de l’intelligence comme instrument d’art. Laissons cela aux
sociologues de la phénoménologie artistique et aux critiques scientifiques du
mouvement. Nous signalerons seulement, comme une chose connue, que le
surgissement du nouvel esprit créatif apparaît lié à un grand événement
historique : la guerre mondiale qui annule complètement le passé et peint
sur le monde une nouvelle aurore de réverbérantes projections aveniristes. C’est
en ces jours de folie fratricide que l’homme découvre son nouveau destin et
porte son message rédempteur aux plus profonds secteurs de l’intelligence et de
la vie. Meurt une époque et un monde, et apparaissent les audacieux semeurs d’idées
dans l’art comme dans la science, dans la politique comme dans la philosophie. Les
nouveaux évangiles esthétiques se propagent alors à la vitesse de la lumière. S’effondre
dans le cerveau des hommes le régime caduc des normes anciennes et la poésie — sommet
de la révolution esthétique mondiale — affirme sa domination paradigmatique sur
les autres arts. Soit que la nouvelle peinture (cubisme, expressionnisme,
etc.), comme le croient certains, ait influencé la théorisation inaugurale des
nouveaux postulats poétiques, soit que le phénomène se soit réalisé dans le
sens inverse, ce qui est certain c’est que les différentes écoles littéraires
apparues avant 1920 en Europe marquent le niveau le plus élevé de l’esprit
révolutionnaire artistique et suscitent, bien plus que les innovations
picturales et musicales, la scandaleuse et scandalisée attention du monde.
L’action
révolutionnaire présente deux visages : destructeur et constructeur. Analyse
iconoclaste et création aurorale. On élève une guillotine rédemptrice et, au
milieu des éclats de rire de l’humorisme et des cris d’irrévérence, on décapite
le moi esthétique ancien et avec lui la vieille poésie bouffie de rhétorique et
purulente d’esclavage. Non seulement on défend l’avènement d’une nouvelle
création mais l’on révolutionne aussi, dans son infrastructure, l’esprit de l’homme
comme sujet producteur d’art et comme sujet de compréhension. On renouvelle à
la racine la dynamique fonctionnelle de l’intelligence devant la création
esthétique et, simultanément, on pose les nouvelles lois normatives du fait
artistique.
Premièrement.
On analyse avec une brutale férocité l’organisme du vers ancien (esclave de la
routine, de la farce, de l’ornement, de la musique, de la superfluité
décorative, de l’« inspiration », de la peinture, de l’architecture,
du goût bourgeois, de la manie autobiographique du poète, des jolis mots, etc.,
etc.). Deuxième moment. On élève sur ses ruines le lumineux gratte-ciel du vers
moderne depuis le sommet duquel se peut contempler tout le panorama de la
géniale audace innovatrice de l’homme-artiste. Pour parvenir à ce résultat, on
a ouvert toutes les valvules de création de l’esprit et on a réalisé la grande
tâche émancipatrice : la libération de la poésie à l’égard de tout ce qui
n’était pas poésie et son ascension aux plans de la beauté pure. Les nouveaux
libérateurs, autant dire les nouveaux guillotineurs, font en même temps de
leurs doctrines de tangibles faits esthétiques à l’exemplaire saveur aurorale,
et les nouveaux credo se répandent alors dans le monde à une vitesse telle que,
pour la première fois dans l’histoire, on est étonné de voir leur propagation
quasiment simultanée dans les centres civilisés, laissant croire qu’au
mouvement préexistait une conscience commune, aspirant à la rénovation, dans
les nouveaux esprits créateurs.
Toutes
les écoles — dadaïsme, créationnisme, synchronisme, futurisme, surréalisme,
ultraïsme, etc. — commencent par battre le record de la section combative en
reniant le passé et en semant avec la joie de l’aube de nouvelles routes
cosmiques dans l’univers de l’art. S’ils coïncident par leur attitude
destructrice, les nouveaux esthètes et polémistes se séparent par les
directions qu’ils prennent pour concrétiser la nouvelle poétique. Les uns se
contentent de révolutionner l’esprit en le criblant de négations et de
scepticisme, comme les beaux insurgés dadas ; d’autres se contentent de l’exploitation
esthétique d’un monde fraîchement découvert, le monde subconscient et celui des
rêves, comme les surréalistes ; d’autres polarisent leurs forces
intellectuelles en préconisant la réalisation d’un nouveau cosmos de beauté
distinct du cosmos réel, comme les créationnistes ; d’autres, enfin, comme
les ultraïstes et les futuristes, placent leur attention dans ce qui touche à
la technique formelle, fortifiant en même temps le sens de la vie par des
injections de joie sportive et louant les trois puissances de l’époque :
jeunesse, machine et vitesse. Chaque école, en somme, s’agite de son côté pour
toucher à ce but idéal : POÉSIE NOUVELLE égale POÉSIE PURE.
Les
noms de ces audacieux émancipateurs, de ces découvreurs, de ces géniaux Colombs
et Bolivars du vers, sont dans le cœur de tous les avant-gardistes du monde. Ils
s’appellent Tristan Tzara, Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Aragon, Soupault,
Marinetti, Picabia, Cendrars, Cocteau, etc. Ils ont élargi l’horizon thématique
de la poésie, ont changé l’axe de l’activité littéraire, ont mis à mort la
sensibilité maladive du passé, ont contemporanéisé le vers en faisant de lui le
fils ardent de l’époque, ont pulvérisé toute survivance de rationalisme dans le
poème, ont supprimé les fers du mètre, la fausse décoration de la rime, aboli
les liens superflus, rompu pour toujours les chaînes du vers tyrannisé par les
limitantes exigences logiques et grammaticales, et lui ont donné une belle
liberté absolue, en le construisant seulement avec les matériaux de la poésie
pure, avec ses matériaux éternels, que la rhétorique d’antan avait revêtus de
mots inutiles et de loques clinquantes.
Source :
F. Bolaños,
« Inventario de vanguardia »
La
Revista, semanario nacional (Lima)
n°53, 9 août
1928, p.38
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