21 mars 2018

De l'avant-garde au Pérou : un document


Inventaire de l’avant-garde
par Federico Bolaños

trad. de l’espagnol (Pérou)

[1/3]

Inventorier, avec une richesse de détails, un mouvement qui a pris, en peu de temps, certes pas une intensité mais une ampleur considérable, est quelque chose de réellement difficile. On court le risque, d’un côté, d’endormir les lecteurs en faisant un travail de compilation prolixe et minutieux, incluant dates, noms et événements ; ou de pécher par défaut en entreprenant un rapide et vivant aperçu où ne se distinguent que les principaux acteurs et les faits les plus importants du processus avant-gardiste. Placé devant ces deux voies, je me décide néanmoins pour la seconde.

Mais, avant de faire passer sur l’écran de cette page le film mouvementé et irrévérencieux de notre effort de progression et d’en inventorier les résultats, il convient de s’arrêter — pour les lecteurs qui ignorent le contenu essentiel du mouvement et ses prétentions rénovatrices — sur la discrimination des quelques principes ou modules cardinaux qui ont informé le nouvel esprit de création et les nouvelles méthodes.

Comme cet article n’a pas la portée d’une étude, je laisserai de côté toute divagation périphérique et m’interdirai de réaliser une exposition détaillée des différentes conceptions esthétiques que comprend le fécond et complexe panorama moderne, dont beaucoup ont eu un destin éphémère ou ont simplement servi de plateforme à de nouvelles théorisations. Le thème est compliqué et ardu, et il mériterait assurément, pour être embrassé dans sa totalité, les dimensions d’un livre.

La présente ébauche se limitant au film rapide de notre mouvement lyrique, il convient donc de focaliser notre attention sur ce que représente le nouveau vers dans son double aspect : esprit et expression.

Nous n’analyserons pas ici les causes qui ont déterminé l’éclosion révolutionnaire dans les domaines de l’intelligence comme instrument d’art. Laissons cela aux sociologues de la phénoménologie artistique et aux critiques scientifiques du mouvement. Nous signalerons seulement, comme une chose connue, que le surgissement du nouvel esprit créatif apparaît lié à un grand événement historique : la guerre mondiale qui annule complètement le passé et peint sur le monde une nouvelle aurore de réverbérantes projections aveniristes. C’est en ces jours de folie fratricide que l’homme découvre son nouveau destin et porte son message rédempteur aux plus profonds secteurs de l’intelligence et de la vie. Meurt une époque et un monde, et apparaissent les audacieux semeurs d’idées dans l’art comme dans la science, dans la politique comme dans la philosophie. Les nouveaux évangiles esthétiques se propagent alors à la vitesse de la lumière. S’effondre dans le cerveau des hommes le régime caduc des normes anciennes et la poésie — sommet de la révolution esthétique mondiale — affirme sa domination paradigmatique sur les autres arts. Soit que la nouvelle peinture (cubisme, expressionnisme, etc.), comme le croient certains, ait influencé la théorisation inaugurale des nouveaux postulats poétiques, soit que le phénomène se soit réalisé dans le sens inverse, ce qui est certain c’est que les différentes écoles littéraires apparues avant 1920 en Europe marquent le niveau le plus élevé de l’esprit révolutionnaire artistique et suscitent, bien plus que les innovations picturales et musicales, la scandaleuse et scandalisée attention du monde.

L’action révolutionnaire présente deux visages : destructeur et constructeur. Analyse iconoclaste et création aurorale. On élève une guillotine rédemptrice et, au milieu des éclats de rire de l’humorisme et des cris d’irrévérence, on décapite le moi esthétique ancien et avec lui la vieille poésie bouffie de rhétorique et purulente d’esclavage. Non seulement on défend l’avènement d’une nouvelle création mais l’on révolutionne aussi, dans son infrastructure, l’esprit de l’homme comme sujet producteur d’art et comme sujet de compréhension. On renouvelle à la racine la dynamique fonctionnelle de l’intelligence devant la création esthétique et, simultanément, on pose les nouvelles lois normatives du fait artistique.

Premièrement. On analyse avec une brutale férocité l’organisme du vers ancien (esclave de la routine, de la farce, de l’ornement, de la musique, de la superfluité décorative, de l’« inspiration », de la peinture, de l’architecture, du goût bourgeois, de la manie autobiographique du poète, des jolis mots, etc., etc.). Deuxième moment. On élève sur ses ruines le lumineux gratte-ciel du vers moderne depuis le sommet duquel se peut contempler tout le panorama de la géniale audace innovatrice de l’homme-artiste. Pour parvenir à ce résultat, on a ouvert toutes les valvules de création de l’esprit et on a réalisé la grande tâche émancipatrice : la libération de la poésie à l’égard de tout ce qui n’était pas poésie et son ascension aux plans de la beauté pure. Les nouveaux libérateurs, autant dire les nouveaux guillotineurs, font en même temps de leurs doctrines de tangibles faits esthétiques à l’exemplaire saveur aurorale, et les nouveaux credo se répandent alors dans le monde à une vitesse telle que, pour la première fois dans l’histoire, on est étonné de voir leur propagation quasiment simultanée dans les centres civilisés, laissant croire qu’au mouvement préexistait une conscience commune, aspirant à la rénovation, dans les nouveaux esprits créateurs.

Toutes les écoles — dadaïsme, créationnisme, synchronisme, futurisme, surréalisme, ultraïsme, etc. — commencent par battre le record de la section combative en reniant le passé et en semant avec la joie de l’aube de nouvelles routes cosmiques dans l’univers de l’art. S’ils coïncident par leur attitude destructrice, les nouveaux esthètes et polémistes se séparent par les directions qu’ils prennent pour concrétiser la nouvelle poétique. Les uns se contentent de révolutionner l’esprit en le criblant de négations et de scepticisme, comme les beaux insurgés dadas ; d’autres se contentent de l’exploitation esthétique d’un monde fraîchement découvert, le monde subconscient et celui des rêves, comme les surréalistes ; d’autres polarisent leurs forces intellectuelles en préconisant la réalisation d’un nouveau cosmos de beauté distinct du cosmos réel, comme les créationnistes ; d’autres, enfin, comme les ultraïstes et les futuristes, placent leur attention dans ce qui touche à la technique formelle, fortifiant en même temps le sens de la vie par des injections de joie sportive et louant les trois puissances de l’époque : jeunesse, machine et vitesse. Chaque école, en somme, s’agite de son côté pour toucher à ce but idéal : POÉSIE NOUVELLE égale POÉSIE PURE.

Les noms de ces audacieux émancipateurs, de ces découvreurs, de ces géniaux Colombs et Bolivars du vers, sont dans le cœur de tous les avant-gardistes du monde. Ils s’appellent Tristan Tzara, Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Aragon, Soupault, Marinetti, Picabia, Cendrars, Cocteau, etc. Ils ont élargi l’horizon thématique de la poésie, ont changé l’axe de l’activité littéraire, ont mis à mort la sensibilité maladive du passé, ont contemporanéisé le vers en faisant de lui le fils ardent de l’époque, ont pulvérisé toute survivance de rationalisme dans le poème, ont supprimé les fers du mètre, la fausse décoration de la rime, aboli les liens superflus, rompu pour toujours les chaînes du vers tyrannisé par les limitantes exigences logiques et grammaticales, et lui ont donné une belle liberté absolue, en le construisant seulement avec les matériaux de la poésie pure, avec ses matériaux éternels, que la rhétorique d’antan avait revêtus de mots inutiles et de loques clinquantes.



Source :
F. Bolaños, « Inventario de vanguardia »
La Revista, semanario nacional (Lima)
53, 9 août 1928, p.38

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire