C’est à Luiz Carlos de
Brito Rezende que nous devons la première traduction française d’un volume
poétique d’Haroldo de Campos : L’éducation
des cinq sens (Bassac, Plein Chant,
1989, « L’enjambée », 88 p.). En quoi il fut suivi, avec la
fortune que l’on sait, par Inês Oseki-Dépré, traductrice de Galaxies et de
Yugen (Cahier japonais) (à La Main Courante en 1998 et 2000), d'Une anthologie
(Al Dante, 2005), mais aussi des essais rassemblés sous le titre De la raison anthropophage (Nous, 2018), et incidemment par l’animateur de ce blog avec Une poétique
de la radicalité (Les Presses du Réel, 2010), une copieuse étude sur Oswald
de Andrade, comme de juste. Or tout arrive, car voilà que Luiz Carlos de Brito
Rezende vient de mettre au point, depuis le Brésil, le manuscrit d’un volume présentant
en français les recueils les plus récents de l’auteur.
Pendant que les
éditeurs se tâteront, on n’est pas mécontent, chez Bois Brésil
& Cie, de pouvoir donner la primeur de « Senatus Populusque Brasiliensis », un poème composé et publié en 2001, recueilli dans le
volume posthume Entremilênios (2009). Pour n’en pas dire plus, on
renverra à l’avertissement rédigé pour la circonstance par le traducteur
lui-même ; ses
notes sur le texte sont rassemblées sur une page annexe (en lien).
À propos d’Haroldo
de Campos (1929-2003), avec les préfaces aux ouvrages précédemment mentionnés, le lecteur français trouvera tout d’abord quelques
repères bio-bibliographiques dans le petit dossier préparé par Jean-René
Lassalle, mis en ligne en 2018 dans l’« Anthologie permanente » de Poezibao. Pour une vue d’ensemble
sur les multiples textes de l’auteur parus en français de manière éparse, la notice fournie en 2015 par la librairie Compagnie. Noter que les éditions Nous republient le mois prochain Galaxies, dans la traduction d’Inês Oseki-Dépré avec la préface de Jacques Roubaud.
Voici donc, pourquoi pas, du nouveau.
Avis aux éditeurs, ces amis.
Voici donc, pourquoi pas, du nouveau.
Avis aux éditeurs, ces amis.
A. C.
« Senatus Populusque Brasiliensis »
d’Haroldo de Campos
traduction inédite &
notes
de Luiz Carlos de Brito
Rezende
Avertissement
Autour de l’année 2001, le Brésil se trouvait —
encore une fois, comme de coutume — plongé dans une série de scandales de
corruption politique. L’image de la « mer
de boue » sous laquelle étaient noyées les institutions revenait
régulièrement dans la presse. Le phénomène, cyclique au Brésil, aboutit à l’élection
de Lula, l’année d’après... Les choses n’ont pas changé, en dépit de l’immense
espoir suscité. Lula et son gouvernement ont préféré ne pas bousculer le
complexe réseau de pots-de-vin et d’enrichissement personnel sur lequel est bâti
le système économico-politique du pays... Le résultat, après la débâcle du
Parti des Travailleurs (PT) qui culmina avec la destitution de la présidente
Dilma Roussef, qui avait succédé à Lula, fut la victoire électorale du
gouvernement proto-fasciste de Jair Bolsonaro, qui risque, quant à lui, de ne
pas durer bien longtemps...
Haroldo de Campos avait déjà un demi-siècle de
poésie à son actif quand il écrivit ce poème, dont la formule-titre est issue
du SPQR romain. Accusé par ses nombreux détracteurs d’un hermétisme stérile, d’un
formalisme de tour d’ivoire, déconnecté des « problèmes réels », il portait en fait, dans son ultra-baroquisme,
une vision imprégnée d’un marxisme humaniste et messianique, laquelle n’avait certes
aucun lien direct avec les forces politiques en présence, mais qui servait (et
sert encore) de miroir critique : une manière de « poésie engagée » peut-être plus
efficace que les œuvres « militantes »
qui se pratiquaient alors. Haroldo de Campos donnait là une image proprement
homérico-dantesque, apocalyptique, de la capitale Brasília... une image qui se
rapproche de plus en plus de ce que nous vivons.
Ce n’est d’ailleurs pas dans un supplément
littéraire que le poème parut d’abord, mais au beau milieu des pages politiques
du quotidien Folha de S. Paulo, en date du 4 mai 2001. Haroldo est mort avant de le voir publié en volume, au sein
d’une section intitulée « La muse militante » dans le recueil
posthume Entremilênios (São Paulo, Perspectiva, « Signos »,
2009).
Jairo Nogueira Luna propose une belle analyse du
poème dans l’article « Poesia e participação política : o caso concreto de Haroldo de Campos », consultable en ligne.
L. C. B. R.
Senatus Populusque Brasiliensis
1.
il pleut
de la boue sur le
plan-pilote de
brasília
(d. f.) [1] – là où le pied-
-de-valse juscelino (le fondateur)
kubitschek un libéral-pas-
-néo mais capable
de s’extra-vertir
vers le
peuple (la « société »)
tranquille
adepte de l’art convivial de la
tolérance :
capable de discerner – flèche dans le
blanc –
le génie singulier de niemeyer
(oscar)
communiste convaincu et cohérent
oscar (niemeyer)
un architecte à la vision constructiviste
(depuis son église de pampulha) mais
capable de
courbes : de l’incurvé / des
spires / du sinueux – du baroque
équilibre de syntagmes : voir l’amphithéâtre
de congonhas [2] –
port aérien de lisse pierre-savon où
se met en scène
une causerie gesticulante de prophètes
contre le bleu du ciel
ou la rond’albissime chapelle ovale de
l’ó
tout en ors et rouges de macao ?
[3] une
(peut-être) colombe-derviche
virevoltant ses jupons de
blanche dentelle de cambrai tournoyant
livide sur
elle-même (la colombe)
naissant dé-naissant dé-mourant (le
phénix)
juscelino (le fondateur) aussi capable
de voir dans l’esprit lucide de lúcio
costa l’engendrement de diagrammes
quasi-
-icônes d’épures épurées de
traits droits
à la pointe sèche de rubis tracés
au crayon-rayon-laser
dans un gracieux rythme d’oiseau-mondrian
déchevelant à pic son vol
exact
2.
j. k. le président aérien chair-man des options
impossibles (dont brasília)
que son ferm voler (sa ferme volonté) [4]
convertissait en de soudaines « utopies
concrètes » (ernst-
bloch midrashiste-
-marxiste [5] avec ses « énigmes
rouges »
turbinées
au « principe-espérance ») –
« envole-toi,
nonô [6] » –
le saluait la vox populi
épatée par le jamais-capitulant
thaumaturge de la praxis
le magnanime homme d’état sans rancune
capable de pardonner aux abrutis-ptérodactyles
de la mutinerie d’aragarças qui jamais
poëte bissextile (loué
par les étudiants)
pendant qu’il faisait son droit
le planteur de villes polyphytoteucté qui
entreprit
de bâtir (acier verre béton) le rêve
visionnaire de don bosco [8]
3.
il pleut sur la capitale fédérale
de la brousse
sur la cartésienne-bureaucratique-
-spermatique-néobaroque capitale
zénithale des hautes landes [9]
cité radieuse sous les tropiques
entropiques
(ainsi l’a vue max bense [10] dont le cicerone
dans une tournée-exploration fut le
poète-
-ingénieur joão cabral [11] bense écrivit
alors – sans superbe tudesque – brasilianisches
intelligenz)
la bruine se change en averse
les gouttes dégouttent en gomme en grumeaux
scorie des égouts
vidoir des entrailles
des lunaires palais disco-formes
parmi lesquels se dresse un gros épis d’argent
cou de girafe-gratte-ciel
il pleut
trombe
barbotte
gicle
éternue
agace [12]
la cascade déverse-morve répand de la
boue verdâtre (« de
par ma chandelle verte
merdre [13] » – ricane le père
ubu
pendant qu’il se soulage) coule
mollement la
pâte marron-potiron-jaune-
-excrémentielle amarantoïde-diarrhée
en bouillie
fétide
sur la ville sur la cité
sur le senatus brasiliensis
sur les édifices transgalactiques de
niemeyer et le trait de lúcio
sur les cosmonefs de béton
où s’installa un parloir
un (parlement) avant-gardiste
la tempête gicle ébouriffée
trempe les structures lévitantes
entre par leurs conduits et tubes
souterrains où les légi-
fères – d’austères probivires [14] (en
principe) – circulent en transit le
long
du labyrinthe formiculaire
des trames chuchotées dans les
cabinets dodus
à la pleine lumière de la cour
plénière
4.
il pleut de la boue orageuse
sur la capitale
fédérale
une trombe lymphatique boursouflée
comme une « sangsue violacée [15] »
(l’œil météorologique dans l’œil
du typhon camoëns poète-marin
la dépeint avec une précision
scientifique –
humboldt
baron alexander von – lecteur des lusiades
–
entre sage et poète
l’atteste)
telle une bête suceuse nourrie
« de la grande charge qu’elle prit »
dans le colossal fumier de paludes et
marais
comme un formidable serpent fluide
ruminant
adossé aux nuages
5.
quand les garants de la loi
ne garantissent rien
quand les pères-de-la-patrie
conspirent sous le masque des
apatrides
quand le panneau électronique
– champ d’étoiles civique
–
n’est qu’une vestale violée par l’épée
du gardien qui en a la charge
et se tord et ramollit
telle la montre visqueuse de dalí
quand l’inculpé se déconfesse pour
quand le critère de vérité
est celui de la mi-vérité
et que le coupable se dé-culpabilise
à son gré
à son gré
alors la voix du peuple parle
le chœur des indignés se
soulève : dans l’assemblée plénière un gros écran lumineux
exhibe un vidéogramme incongru peuplé
de
spectres :
6.
tiradentes équarri (voir le tableau
gicle-sang de pedro américo [16] –
où la passion du lieutenant est
re-mise en scène
en forme d’effigie
telle un corpus christi) la
tête
sur une pique (pour mieux châtier)
la terre de sa demeure rendue
infertile par l’emploi de gros sel
– le conjuré [17] rebelle envoyé à
l’échafaud
par le juge venu du royaume
fait sonner avec la corde du pendu un
tocsin funèbre
et donne l’alarme
des lanternes couleur de chair
vive-morte
frère caneca [18]
– joaquim de l’amour divin – armé
d’obstination et de rhétorique – typhis
/ stupeur / du pernambouc
la feuille où il escrimait sa parole
tendue de figures en révolte –
voyant s’écrouler une autre fois la
« confédération de l’équateur »
ré-affronte défroqué (chemise et
pantalon en denim
jaune) le peloton qui le fusille
peu avant il avait écrit une
« dissertation sur ce qui doit
s’entendre par
patrie »
zumbi [19]
coincé dans son réduit de palmares
par le majeur-des-champs
[20]
domingos jorge velho
alias mercenaire chasse-bougres
(pour d’autres un géant bandeirante [21]
« ouvre-forêt »)
qui commande en nheengatou [22] /
il parlait à peine
le portugais / ses troupes
d’indiens esclaves
zumbi neveu de ganga zumba roi nagô [23]
en voyant s’effondrer la palissade
se prépare à répéter
le saut-dans-le-vide
le saut-dans-le-vide
indomptable domptant dans le temps
néfaste
la sagaie-mort
et plus proches de nous nos
prochains
les morts d’eldorado-dos-carajás [24]
émaciés comme des bougres
adorateurs de bochique le
dieu-soleil [25]
en procession les zombis vers
l’au-delà-
-du-sacrifice
voguant dans le radeau tout-or
sur la surface bleu-funeste de l’étang
sacré
hantés par le prince du mal fomagatá
prédateur d’hommes aux ongles
scorpionesques
et se préparent à répéter le rite
carnassier
en soulevant dans leurs mains à
nouveau
des cœurs/tournesols arrachés au
thorax ouvert
saignés au fil d’obsidienne et
livrés au hasard du dieu
7.
quand ce chœur de fantômes
étranglés se dé-tait [26]
enfin et
parle enfin
l’œil agonique
l’archange essoufflé de la réforme
agraire
repoussé en arrière par des
prétoriens aux mains sales
à la solde de la gloutonnerie
multiséculaire
le cerbère tricéphale et que jubile
géryon [28]
– que dante pound ernesto
cardenal appellent
usure)
une sirupeuse giclée
explose :
de la boue vert-cannabis
(et au-dessous brasília qui se
gondole)
mais éclate
s’échauffe
caustique
la voix du peuple
(tandis que s’insinue un ricanant
refrain qui dé-console)
: petrus sapientissimo
imperator plus-que-quinquagénaire
redressant son plastron
de toucan-roi [29] / se laisse
entourer de
pimpbrokers et de stockjobbers répond
à leurs questions en sept langues
vivantes
et cinq langues mortes // sousândrade
dans un des cercles de l’enfer de
wall street
asticote l’ogre fini-ricin
et vocifère : – « la fraude
est la clameur de la nation ! » // capistrano
de abreu (l’élocuteur du refrain qui dé-
console) laissant de côté sa
grammaire de la langue rã-txa hu-ni-ku-in
grammaire de la langue rã-txa hu-ni-ku-in
des caxinaüas [30]
dicte au microphone de la vox
populi son :
avant-projet de
avant-projet de
constitution de la république
fédérative
des états-unis du brésil
article (sans rien y enlever ou ajouter)
premier et unique :
« tout
brésilien est tenu d’en avoir honte »
*
Nous donnons ci-après, à
titre documentaire, la traduction de la note introduisant le poème dans la Folha de S. Paulo du 4 mai 2001 (ci-contre).
Lisez
l’inédit du poète Haroldo de Campos sur la crise au Sénat
Le
scandale inspire un poème politique
Par
la rédaction
Son indignation
face à la crise au Sénat a conduit le poète Haroldo de Campos à écrire un poème
que Folha publie en exclusivité (lire
ci-dessous). Il s’agit d’un long libelle contre ce qui se passe à Brasília,
ville dont la fondation est aussi un thème du poème.
Le
titre, « Senatus Populusque Brasiliensis » (en latin, « Le Sénat
et le Peuple du Brésil »), évoque le SPQR (Senatus Populusque Romanus) et
l’idée de civilité de la Rome antique. Le poème est écrit en minuscules afin d’indiquer
l’avilissement de la situation.
Ce
n’est pas la première fois qu’Haroldo de Campos conjugue l’engagement dans la
vie publique et l’expérimentation radicale du langage, qu’il a toujours
défendue. En juillet 1994, quand il décida de soutenir Lula aux élections
présidentielles, il écrivit « Pour un Brésil citoyen », une
production qu’il inscrit dans « le genre des poèmes d’agitation de l’écrivain
soviétique Vladimir Maïakovski (1893-1930) ».
Haroldo
Eurico Browne de Campos est né le 19 août 1929, à São Paulo. Avec Augusto
de Campos et Décio Pignatari, il a fait partie du groupe fondateur de la poésie
concrète, dans les années 1950 — époque du développementalisme de Juscelino
Kubitschek.
La
poésie d’Haroldo est rassemblée dans des livres comme Xadrez de estrelas (1976), A educação
dos cinco sentidos (1985) et Crisantempo
(1998). Auteur de plusieurs livres d’essais, il travaille actuellement sur la
traduction de l’Iliade d’Homère.
(légende
de la photo : « Haroldo de Campos recouvre l’image de ACM [Antônio
Carlos Magalhães (1927-2007), alors sénateur, qui dut démissionner le
30 mai] durant la séance de confrontation »)
(illustration
du poème : dessins d’Oscar Niemeyer)
(trad. A. C.)
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