Mon ami l’inventeur
L’âme des inventeurs se
consume, dans un feu d’inquiétude, devant les autels d’Onan — demi-dieu.
L’inventeur est le poète
de l’Absurde par excellence, le cavalier éternel du coursier de l’Hypothèse, le
jongleur d’équations, le ménestrel des formules chimiques, le sourcier qui
avance à tâtons…
Le poème de l’inventeur se
complique lorsque, le tirant du domaine de l’abstrait — que l’imagination rend
élastique — la Gravitation Universelle, qui est une forme du Sens Commun, le
fait tomber dans le domaine du concret.
C’est à ce moment-là,
justement, que bien des inventeurs font leur apparition, brusquement, sous les
roues des trains souterrains.
Et il doit en être ainsi.
Un poète raté, par
exemple, est un cas comique. Acrobate, inhabile, sur la corde raide des
Élucubrations, il s’est trouvé, un beau jour, à gesticuler sur le filet superflu
de la Rhétorique. Et il n’a pas de raison de se suicider. Le geste ne serait
pas compris, outre qu’il serait inutile. Le poète raté doit continuer à vivre jusqu’à
ce que, par son humilité, il répare l’affront fait à l’Humanité par ses strophes
et ses alexandrins.
Pour l’inventeur, c’est
autre chose. L’inventeur échoue quand — déjà presque plein d’un Eurêka !
triomphant — la Matière, la Chose, l’Inanimé s’anime dans sa résistance et dit :
NON !
C’est le triomphe,
momentané, mais écrasant, du concret sur l’abstrait.
La mort d’Ariel.
C’est, pour l’homme,
redevenir l’inventeur qui n’a rien inventé. Trouver le grand A ou le petit a qui, dans une équation lointaine, fut coupable du désastre, est
chose insensée. Conscient de sa responsabilité, l’homme doit se suicider pour
éviter à ses contemporains le spectacle d’une tragédie de plus.
*
* *
J’ai connu au cours de ma
vie plusieurs inventeurs. J’ai fait leur connaissance quand ils luttaient
encore, sur le papier, avec leurs « mécaniques » imaginaires qui
devaient révolutionner le monde. J’ai fait leur connaissance quand ils n’avaient
pas encore senti la morsure féroce de la Matière, dans leurs cervelles en
ébullition.
Au milieu des boxeurs, des
poètes, des peintres, des prostituées, des hommes de bien, des invertis, des
pédérastes et d’autres catégories de personnes — au milieu desquelles je suis
tombé avec ma curiosité et ma sincérité — les inventeurs occupent une place
inquiétante dans ma mémoire.
Depuis ce matin, je songe
à la dernière phrase que m’a dite Amado Campos, un jeune homme qui rêvait de
construire un aéroplane sans moteur. — Le vol attire, par tout ce qu’il a de
beau, ces infatigables rêveurs.
Amado Campos me dit :
— J’apprends à jouer de la flûte !
Voilà la phrase sombre et
dénuée de sens apparent qu’il laissa tomber sur ma tête quand nous nous
rencontrâmes, en cet après-midi d’automne, près de la Sorbonne. Je suppose qu’ainsi
se manifestaient les prédictions des augures ou qu’ainsi les devineresses
antiques distillaient-elles leur dialectique.
*
* *
Je vais dire ici comment
les choses s’enchaînèrent jusqu’à parvenir à la synthèse de cette phrase.
Personne ne me présenta
Amado Campos. Notre amitié naquit sans que nous nous en fussions rendu compte. Nous
fûmes amis. Chétif, pâle, grand, millionnaire : tel était Campos. Je savais
seulement de lui qu’il était venu en France pour étudier le français. Cela, il
me l’avait dit lui-même. Je devinai que son tailleur était un homme plein d’humour.
Mais, un beau jour, parmi
les miroirs embués d’un café, Campos « m’ouvrit
son cœur » :
— Je ne suis pas venu
étudier le français… Je suis venu parce que je veux lancer sur le marché
mondial un appareil de mon invention. Un aéroplane sans moteur. Il est déjà
construit ; venez chez moi. Vous le verrez. Jurez-moi sur l’honneur que
vous n’êtes pas ingénieur… que vous ne me volerez pas ma gloire…
Il me fut facile de lui
démontrer que je bats un record d’inexactitude en sciences exactes. Nous partîmes.
Évidemment, l’appareil
était construit. D’une taille de dix
centimètres, en papier satiné, il était fixé avec une épingle, comme un papillon,
sur le mur.
— Regardez-le !
Je le regardai. Cela n’avait
pas de moteur. C’était un aéroplane. Un aéroplane sans moteur.
Je félicitai Campos.
Debout sur une chaise, l’inventeur
projetait son aéroplane contre le mur et l’avion
en papier, en faisant quelques pirouettes, venait s’écraser sur la table de
nuit….. Merveilleux !
— Comment le trouvez-vous ?
Sans rien calculer, je
répondis :
— Il sera beaucoup mieux
quand il aura son petit moteur…
Je compris. J’avais dit
une énormité.
Quelques mois plus tard,
je cessai de rendre visite à Campos, car je le trouvais toujours, une paire de
ciseaux à la main, en train de faire ses aéroplanes en série. Je finis par
croire qu’il s’était tué en essayant de traverser la Seine dans l’un de ses
appareils.
Il y a peu je le rencontrai,
pour la dernière fois, près de la Sorbonne :
— Eh, comment ça va ?
Et ton appareil ?
Et c’est alors que me
tomba dessus cette phrase, la phrase terrible :
— J’apprends à jouer de la flûte !
Paris, 1925.
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