23 avril 2019

Hernández Franco - L'homme qui avait perdu son axe (4/17)


Mon ami l’inventeur

L’âme des inventeurs se consume, dans un feu d’inquiétude, devant les autels d’Onan — demi-dieu.
L’inventeur est le poète de l’Absurde par excellence, le cavalier éternel du coursier de l’Hypothèse, le jongleur d’équations, le ménestrel des formules chimiques, le sourcier qui avance à tâtons…
Le poème de l’inventeur se complique lorsque, le tirant du domaine de l’abstrait — que l’imagination rend élastique — la Gravitation Universelle, qui est une forme du Sens Commun, le fait tomber dans le domaine du concret.
C’est à ce moment-là, justement, que bien des inventeurs font leur apparition, brusquement, sous les roues des trains souterrains.
Et il doit en être ainsi.
Un poète raté, par exemple, est un cas comique. Acrobate, inhabile, sur la corde raide des Élucubrations, il s’est trouvé, un beau jour, à gesticuler sur le filet superflu de la Rhétorique. Et il n’a pas de raison de se suicider. Le geste ne serait pas compris, outre qu’il serait inutile. Le poète raté doit continuer à vivre jusqu’à ce que, par son humilité, il répare l’affront fait à l’Humanité par ses strophes et ses alexandrins.
Pour l’inventeur, c’est autre chose. L’inventeur échoue quand — déjà presque plein d’un Eurêka ! triomphant — la Matière, la Chose, l’Inanimé s’anime dans sa résistance et dit : NON !
C’est le triomphe, momentané, mais écrasant, du concret sur l’abstrait.
La mort d’Ariel.
C’est, pour l’homme, redevenir l’inventeur qui n’a rien inventé. Trouver le grand A ou le petit a qui, dans une équation lointaine, fut coupable du désastre, est chose insensée. Conscient de sa responsabilité, l’homme doit se suicider pour éviter à ses contemporains le spectacle d’une tragédie de plus.
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J’ai connu au cours de ma vie plusieurs inventeurs. J’ai fait leur connaissance quand ils luttaient encore, sur le papier, avec leurs « mécaniques » imaginaires qui devaient révolutionner le monde. J’ai fait leur connaissance quand ils n’avaient pas encore senti la morsure féroce de la Matière, dans leurs cervelles en ébullition.
Au milieu des boxeurs, des poètes, des peintres, des prostituées, des hommes de bien, des invertis, des pédérastes et d’autres catégories de personnes — au milieu desquelles je suis tombé avec ma curiosité et ma sincérité — les inventeurs occupent une place inquiétante dans ma mémoire.
Depuis ce matin, je songe à la dernière phrase que m’a dite Amado Campos, un jeune homme qui rêvait de construire un aéroplane sans moteur. — Le vol attire, par tout ce qu’il a de beau, ces infatigables rêveurs.
Amado Campos me dit :
J’apprends à jouer de la flûte !
Voilà la phrase sombre et dénuée de sens apparent qu’il laissa tomber sur ma tête quand nous nous rencontrâmes, en cet après-midi d’automne, près de la Sorbonne. Je suppose qu’ainsi se manifestaient les prédictions des augures ou qu’ainsi les devineresses antiques distillaient-elles leur dialectique.
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*   *
Je vais dire ici comment les choses s’enchaînèrent jusqu’à parvenir à la synthèse de cette phrase.
Personne ne me présenta Amado Campos. Notre amitié naquit sans que nous nous en fussions rendu compte. Nous fûmes amis. Chétif, pâle, grand, millionnaire : tel était Campos. Je savais seulement de lui qu’il était venu en France pour étudier le français. Cela, il me l’avait dit lui-même. Je devinai que son tailleur était un homme plein d’humour.
Mais, un beau jour, parmi les miroirs embués d’un café, Campos « m’ouvrit son cœur » :
— Je ne suis pas venu étudier le français… Je suis venu parce que je veux lancer sur le marché mondial un appareil de mon invention. Un aéroplane sans moteur. Il est déjà construit ; venez chez moi. Vous le verrez. Jurez-moi sur l’honneur que vous n’êtes pas ingénieur… que vous ne me volerez pas ma gloire…
Il me fut facile de lui démontrer que je bats un record d’inexactitude en sciences exactes. Nous partîmes.
Évidemment, l’appareil était construit. D’une taille de dix centimètres, en papier satiné, il était fixé avec une épingle, comme un papillon, sur le mur.
— Regardez-le !
Je le regardai. Cela n’avait pas de moteur. C’était un aéroplane. Un aéroplane sans moteur.
Je félicitai Campos.
Debout sur une chaise, l’inventeur projetait son aéroplane contre le mur et l’avion en papier, en faisant quelques pirouettes, venait s’écraser sur la table de nuit….. Merveilleux !
— Comment le trouvez-vous ?
Sans rien calculer, je répondis :
— Il sera beaucoup mieux quand il aura son petit moteur…
Je compris. J’avais dit une énormité.
Quelques mois plus tard, je cessai de rendre visite à Campos, car je le trouvais toujours, une paire de ciseaux à la main, en train de faire ses aéroplanes en série. Je finis par croire qu’il s’était tué en essayant de traverser la Seine dans l’un de ses appareils.
Il y a peu je le rencontrai, pour la dernière fois, près de la Sorbonne :
— Eh, comment ça va ? Et ton appareil ?
Et c’est alors que me tomba dessus cette phrase, la phrase terrible :
J’apprends à jouer de la flûte !

Paris, 1925.

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