J’ai connu beaucoup de
drogués au cours de ma vie. Les drogués m’ont intéressé un jour, parce que je
sais que chacun d’eux porte en lui une tragédie isolée, unique, différente de
toutes les tragédies des autres drogués, formidable, sans début ni fin, stable,
pérenne.
La cocaïne, la morphine,
l’opium, le whisky. Tout se vaut. Il y a aussi l’éther qui fait tout oublier,
sauf un petit triangle lumineux qui continue à irradier la conscience. Ce qui
est banal, c’est qu’il existe des hiérarchies dans le vice.
J’ai étudié à fond les
drogués au whisky. La tragédie de l’ivrogne se mesure sur une échelle à la
graduation compliquée. Je crois que de toutes les ivresses, la plus horrible
est celle qui correspond à 0° sur les thermomètres : l’ivresse taciturne.
Je ne parle pas des
ivrognes intermittents, ni des occasionnels. Je parle des ivrognes ivrognes.
Les femmes ivrognes
appartiennent à une catégorie trop violente pour nos nerfs déséquilibrés.
*
* *
De mes observations, j’ai
tiré quelques notes pour rédiger cette page. Je l’écris aujourd’hui parce que
Lewis va bientôt mourir.
Je suis allé le voir ce
matin à l’hôpital où des agents de police l’amenèrent un soir. Il paraît que
Lewis a eu une crise d’épilepsie en plein boulevard.
Hier soir, je reçus un
billet de sa part. « Dépêchez-vous, me disait-il, vous allez avoir le
plaisir de parler avec quelqu’un qui est en train de mourir. Demandez le
lit 18 dans la salle B. »
Avant de m’accompagner
jusqu’au lit de mon ami, le médecin m’avait demandé :
— Êtes-vous de la
famille ?
Sans m’en rendre compte,
je répondis :
— Son frère !
Il y eut dans ses yeux une
petite flamme de joie.
— Monsieur, votre frère
est en train de mourir !
J’ignore pourquoi on lui
avait interdit de parler. Profitant d’un instant d’inattention de l’infirmière,
il me dit :
— Le médecin lui
ressemble, à Elle…..
— À qui ?
— À Lui !
Je pris congé. Comme il
convient de faire en des cas semblables, je serrai longuement cette main
tremblante.
— Adieu !
*
* *
L’homme qui allait mourir
avait été un taciturne buveur de whisky. Il buvait du whisky au même endroit où
je buvais du café. Six mois durant, il s’était installé chaque après-midi
devant moi et devant une grande bouteille noire, et jamais nous n’échangeâmes
la plus légère salutation.
Il y avait entre nous une
incompatibilité primordiale. Je buvais du café et il buvait du whisky.
Il venait tous les jours
avec une femme différente. Je l’enviais un petit peu. Il en eut de tous les
pays, de toutes les couleurs, de toutes les classes sociales. L’intéressant,
c’est que je ne vis jamais cet homme ouvrir les lèvres pour dire un mot.
Je buvais du café et il
buvait du whisky.
Un jour, il arriva seul.
J’ignore pourquoi je
commandai au serveur :
— Un whisky pour
moi !
L’homme à la bouteille me
regarda pour la première fois :
— Venez à ma table !
Au petit matin, quand on
nous mit à la porte du café, le monde s’était mis à tourner positivement. Le
lendemain, je reconstruisis la nuit que j’avais passée, comme je pus. Rien de
plus désagréable que ces « vides » de la mémoire. Mon homme était
anglais et s’appelait Lewis, comme un demi-million de ses compatriotes. Il lui
avait fallu sept heures d’ivresse pour me raconter ceci :
— Il y a deux ans de cela,
je suis venu à Paris avec ma mère. Un ami de Londres nous avait conseillé de
visiter ici une série de lieux « rares ». Parmi ces lieux
« pittoresques », il y avait un bar qui était une Maison d’Amour pour
hommes. Un soir, je m’étais enivré, pour la première fois de ma vie, au whisky.
En rentrant, je trouvai ma mère, habillée pour sortir, qui me demandait de
l’accompagner dans cet endroit. Elle disait que c’était absolument « shoking » et « intéressant* ». Ma mère n’avait pas
remarqué que mes genoux ployaient.
Nous sortîmes.
Je n’avais jamais vu un
endroit aussi vulgairement grossier. Il y avait beaucoup d’hommes, déshabillés
en femmes. Banal.
À côté de moi, il y avait
une femme en costume de bayadère. Splendide.
Son front.
Ses yeux.
Sa bouche.
Ses mains.
Ses seins.
C’est à peine si les seins
d’un enfant furent jamais plus beaux que ceux de cette femme. Et sa bouche…
vous n’avez jamais vu une bouche aussi rouge et aussi sage… et ses yeux !
Je me diluais pour toujours dans son regard suave, lourd, provocant.
Je commandais encore du
whisky. Ma mère dessinait sur la carte des vins. J’étais plus ivre que jamais.
Cette femme me plantait, de son regard, une tige de glace dans la colonne
vertébrale. Je ressentis le besoin de la tuer. De lui sucer le sang. De lui
faire du mal. Personne n’a pu aimer, désirer, comme j’ai pu le faire…
Toutefois j’ignore comment
elle vint près de moi, et comment elle m’embrassa et comment nous nous
embrassâmes. J’aurais voulu lui arracher des dents les cantharides de ses yeux.
Cette femme avait deux cantharides dans les yeux…..
Soudain, elle me
dit : « Viens, chéri ! »
Je compris tout.
L’obélisque en vous tombant sur le crâne vous procurerait la même sensation…..
Cette femme était un homme !!
Je vous jure que de
« ce » point de vue, les hommes ne m’intéressent pas. Mais « j’y
fus » ce soir-là. Cela ne m’importait plus. La partie homme de cet homme
ne m’intéressait pas, c’était la partie femme que je voulais, que je désirais
et que j’obtins…
Cet homme contenait en lui
toutes les femmes que vous avez pu voir… toutes les femmes qu’il y a au
monde !
Je ne me souviens plus
comment les choses se passèrent. Le lendemain, je me réveillai à l’hôtel. Ma mère
pleurait solennellement à côté de mon lit. La pauvre, elle est morte à présent.
Je n’ai jamais essayé de revoir cette femme-là. Je la reconstruis par parties à
travers toutes les femmes du boulevard….. Et j’ai continué à boire du whisky…..
Croyez-moi, cher ami, il, Elle, avait deux cantharides dans les
yeux…..
Paris, 1925.
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