Rien de tel, pour se
familiariser avec la São Paulo du début du XXe siècle qui inspira tant poètes
et prosateurs modernistes, que de faire un pas de côté et d’aller fréquenter parfois
une production littéraire d’apparence plus légère, au rayon de ces chroniques
bon marché qui ont leurs facilités, leurs conventions rhétoriques et
stylistiques, sans doute, mais leurs charmes aussi bien, et une indéniable
valeur documentaire. C’est aussi l’occasion, pourquoi pas, d’exhumer quelques
curiosités, et de réhabiliter certaines figures oubliées de singuliers
plumitifs qui, ni installés ni d’avant-garde, ne laissèrent pas forcément leur
nom dans le bottin mondain et durent évoluer parfois en-dehors du système
littéraire établi ou en passe de l’être, en marge des instances officielles de
légitimation.
Or voilà un gars d’humble
origine, Domingos Paes Alexandre (?-1928), qui sous le pseudonyme Sylvio Floreal en arriva à publier quatre
ou cinq ouvrages : les chroniques de Atitudes
(couv. de J. Prado, São Paulo, Casa Duprat, 1922, 108 p.) et de Ronda
da meia-noite (1925, voir ci-après), le
roman A coragem de amar (São
Paulo, Rossetti e Rocco, 1924 ; 2e éd., couv. de Paim,
Empresa editora Nova Era, 1925), le reportage O Brasil trágico
(Impressões, visões e mistérios do Mato-Grosso) (ill. J. G. Villin, São Paulo, Empresa Gráfica Rossetti, 1928,
282 p.), paru quelques jours à peine après sa mort, et supposément O rei
dos caça-dotes (s. d.).
Ce
chroniqueur et romancier originaire de Santos fut d’abord un travailleur manuel.
Jeune maçon, il reçut une instruction grâce aux cours du soir dispensés par la
Fédération ouvrière de Santos, qui mettait également à la disposition des
travailleurs une salle de lecture pourvue d’une bibliothèque dont on imagine
aisément la composition. À la même époque, on le vit aussi rédiger des
manifestes pour la même organisation syndicale. Il fut ensuite employé des
postes, où il ne se signala pas, semble-t-il, par sa ponctualité. Il se lança enfin
dans le journalisme, publiant ses premiers travaux littéraires, à partir de la
fin des années 1910, dans la presse locale de Santos puis dans celle de São
Paulo où il vint s’établir, fit paraître quelques livres parfois remarqués, acquit
dans le milieu une petite réputation de dilettante, d’esprit bohème et
indépendant, et de fin observateur des mœurs urbaines, et put rêver de
s’enrichir par la plume et les grands tirages. Si l’on ignore la date de sa
naissance, on sait qu’il mourut à São Paulo le 15 septembre 1928, à un âge
semble-t-il point trop avancé, victime d’une crise cardiaque à son domicile
(une modeste pension au n°18 de la rue Senador Feijó). « Écrivain,
journaliste, indigent », titra-t-on alors une notice nécrologique dans A Tribuna de Santos (le 18 sept.), en reprenant
les mots d’une simple feuille de papier qui fut déposée sur son cadavre,
pendant le transport du cercueil, lors d’une cérémonie marquée par l’abandon et
le plus grand dénuement.
Ronda da meia-noite sortit des presses de la Typografia Cupolo, à São Paulo en 1925, sous une couverture signée Paim (Antonio Paim Vieira, 1895-1988). L’ouvrage
a bénéficié sur le tard de deux rééditions : l’une illustrée, préfacée et
annotée par Nelson Schapochnik, São Paulo, Boitempo Editorial, coll.
« Paulicéia », 2002, 189 p. ; l’autre chez Paz e Terra,
coll. « São Paulo », 2003, 198 p. C’est le texte établi pour l’édition
de 2002 qui a servi pour la présente ébauche de traduction.
Voici donc, dans une
traduction feuilletonnée, pour l’heure inédite et forcément provisoire, cette
chronique spirituelle et ironique d’une métropole brésilienne en pleine
effervescence, mais saisie à travers sa vie nocturne, sa bohème, ses bas-fonds,
sa population cosmopolite et bigarrée, ses marges pittoresques. Une trouble
modernité, un envers.
*
Ronde
de minuit
Vices,
misères et splendeurs de la ville de São Paulo
par Sylvio Floreal
Symphonie
cosmopolite
São
Paulo ! Tu es la Ville-Espérance, la convergence des audaces, la victoire
miraculeuse des improvisations ! — là où les batailles furieuses des
intérêts, dans la volupté des efforts, édifient peu à peu, dans une lutte
solide et indivisible, la civilisation-dernière heure ! En toi s’amalgament,
en cet instant de travaux hallucinants, toutes les puissantes convoitises
bâtardes, attirées par le mirage interrogateur de la fortune. En toi, l’énergie
efficiente et souveraine chante, polyphonique et continue, le poème des
ambitions américaines, au milieu du conflit démocratique du vaste environnement
que sillonnent des aspirations indéfinies. Le progrès transfigurateur, comme descendu
de l’Express des besoins absorbants, avec l’intuition tacite de la jouissance des
faveurs des triomphes, s’étend avec confiance, dans la soif dominatrice des
affirmations décisives.
*
São
Paulo ! Foire des désirs insolents, aurore cosmopolite, surgie comme une
apparition inattendue, sur les horizons de l’espérance brute des envies de
conquête de tous les individus forts — amants de l’imprévu —, colonisateurs
simples et bons, passionnés par le hasard. Kermesse de peuples et de races aux
passés curieux et aux tendances étranges, qui, venus naviguer en ton sein, où le
marâtrisme amer et humiliant de l’exil, conjugué aux vertus de l’action, ne
fait prospérer pour personne les possibilités généreuses de l’environnement
prêt pour l’ambition, t’ont érigée jusqu’aux cimes de ce prestige qui a résisté
à tous les désastres, y compris au désastre des mauvais gouvernements !
*
Brutale,
stupéfiante, tu grossis et resplendis dans un dynamisme menaçant et audacieux,
en te dressant sur l’anonyme ferment actif des volontés de tous les itinérants
qui sont venus mêler ici l’obstination avec les rêves irrépressibles de
richesse.
*
Il
y a au plus profond de ta vie inquiète, où les réserves de générations
fleurissent en pleine confusion, une résurrection de fibres violentes, héritières d’audaces
migratoires qui se transmuent en chairs brésiliennes, confondues dans les
stratifications vertigineuses de la ville nouvelle qui tente de discipliner une
civilisation de greffe.
Sur
tes places, dans tes rues et tes quartiers, la vie s’agite, en un perpétuel
dégorgement de sèves insolentes et fertiles, débordant de cette plénitude
envahissante qui dévore l’inertie et fait fuir la routine, déflagrant en
légitimes désirs de suprématies. C’est la race nouvelle qui cherche, ainsi, à se
développer, galvanisée par de téméraires aspirations et travaillée par le désir
ardent de vouloir fixer dans le temps et dans l’espace, avec le minimum d’effort,
au plus haut degré compensateur que la tentative, bien qu’obstinée, des
ancêtres, n’est pas parvenue à réaliser !
*
São
Paulo, irrégulière et insatiable, suspendue au-dessus de la prodigalité unanime
de multiples énergies, tu roules précipitamment dans le flot des derniers
tramways, des flux et reflux des développements, et tu assistes, du haut du destin
fait d’orgueils transformés en valeurs, à la symphonie de cet intime
enthousiasme qui résonne dans une rengaine permanente, maintenant latent le
spectacle des assauts prometteurs, dans d’avides veilles.
*
Tu
délires dans l’insomnie déréglée de la victoire qui court au flanc du futur !
*
Et
dans la conquête du Marathon de la gloire, orientée intrépidement vers toutes
les initiatives, à la veille de posséder un million d’âmes, tu es bien une
ruche libérale qui, mettant à profit les actions de valeur, ne méprise pas le
concours des abeilles égarées et anonymes qui, portées par les vents divers du
hasard, en une permanence féconde, ne cessent de voleter, avides et
turbulentes, autour de ta floraison hallucinée !
*
Salut !
Ville-Espérance ! Fortuné désespoir des improvisations.
S. Paulo, mars 1925
S. F.
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