L’esprit
des livres
par
Martim
Damy
António
de Alcântara Machado est de retour. Et encore une fois avec un livre
d’ambiances sous le bras.
Cette
fois, néanmoins, ce n’est pas la vieille Europe — avec ses terres épuisées, ses
paysages décolorés, sa volonté égoïste — qui a fourni ses thèmes à l’observation
du jeune écrivain. Non. Sa sensibilité est désormais entrée en contact avec le
sol brésilien. Encore mieux, avec le sol paulistain.
De
fait — les quartiers remplis de cette population joyeuse qui va s’amalgamant
dans les rues longues et mal pavées de São Paulo sont le décor où s’est ouvert
l’objectif observateur du talentueux
auteur de Brás, Bexiga et Barra Funda.
Ce
livre aux desseins nationalistes est toutefois totalement différent des autres
livres nationaux. Joyeux sans être satirique, critique sans être mordant, il marque
assurément le début d’une littérature qui servira encore de thème à beaucoup. On
peut même dire que c’est le premier trait venu souligner l’existence d’une
sous-race brésilienne.
Fait,
comme on le verra, de bois neuf — il focalise un domaine où ne s’est jamais
exercée la plume brésilienne — Brás,
Bexiga et Barra Funda est la révélation d’ambiances authentiquement
brésiliennes, la révélation de ce qu’il se trouve par ici des âmes anonymes qui
attendent que des intelligences supérieures déchiffrent leur destin.
Pour
moi, António de Alcântara Machado est l’un de ces écrivains supérieurs. Grâce à
son énorme talent, ce recoin anonyme de l’âme brésilienne est sorti du silence.
Et la peinture que nous en fait le jeune auteur est une démonstration de plus
de sa riche vocation à déployer devant nos yeux des ambiances intéressantes et
vierges.
Son
style possède pour cela tous les requis indispensables.
Essentiellement
moderne, il n’entre pas pour autant dans la chimie des phrases incomprises. Il
est net et franc, agile, élastique, sans escamotages de paillettes aveuglantes.
Tout en gardant sa vivacité, jamais il ne se presse. Il ne s’arrête qu’après
avoir épuisé son sujet. Avant, non.
Ses
pages, dans Brás, Bexiga et Barra Funda,
sont à la vérité ainsi — faites de notes syncopées et de pensées qui galopent
en phrases rapides. Mais quelle ardeur dans ses ardeurs contenues, quelle
acuité dans l’analyse tendrement adoucie, quel mordant dans l’innocence qu’il
met dans presque toutes ses pages. C’est une réticence permanente. Un permanent
entrelacs d’images, un croisement ininterrompu d’observations. De temps à
autre, un coup de sifflet strident. Et l’auteur interrompt alors volontairement
le trafic de ses considérations d’ambiances pour laisser passer le cortège des
Carmelas, des Gaetaninhos.
C’est
alors toute la São Paulo des Italiens qui vient jusqu’à notre émotion. Plus que
cela — c’est toute l’Italie immigrée qui vient jusqu’à nous. Et en lutte avec
le milieu et dominée par lui, ses bras s’ouvrent amicalement à nous. Et nous
les vainquons, et l’Italien finit brésilien.
Vous
ne le croyez pas ? Eh bien lisez le livre d’António de Alcântara Machado.
*
Brás, Bexiga et Barra
Funda
n’est pas supérieur à Pathé-Baby, le premier livre d’António de Alcântara Machado. Il a toutefois, sur celui-ci,
l’avantage de l’originalité.
Il
étudie de fait ce que personne jusqu’à présent n’a étudié avec une vision
neuve : la fermentation d’une nouvelle race au milieu de la population
pauliste. Nous ne sommes plus intéressés par la sous-race née du Portugais et
de l’Indienne, du Portugais et de la Noire qui roule des hanches.
Le
Portugais a cessé de jouer son rôle d’affineur de peuple obscur. Maintenant il
vole. Et seuls lui conviennent actuellement « les airs jamais auparavant
navigués ».
Et
il vole dans l’espace bleu, à la recherche d’étoiles blanches…
C’est
pourquoi est en train de mourir, chez nous, la race métisse. Ou mieux, elle est
paralysée, elle reste mulâtre, prétentieusement mulâtre, tandis que l’Italien,
joli et joyeux, marié avec des Brésiliennes ou même avec ses compatriotes,
jette dans les rues de nos quartiers la race nouvelle des Italo-Paulistes.
Bonne
race, belle race. Nonobstant ses enthousiasmes irréfrénés pour
M. Mussolini et sa passion tenace et invincible pour Paillasse, de Leoncavallo, elle est encore la gorge la plus forte
et sincère d’où jaillit le cri d’enthousiasme pour l’immense terre brésilienne.
Eh
bien ce sont exactement ces gens-là — nés du carcamano : les petits Italiens de São Paulo — qu’António de
Alcântara Machado a fait entrer dans les pages de son nouveau livre.
Pour
un esprit ancien, Brás, Bexiga et Barra
Funda n’est pas autre chose que de simples notes tachygraphiques à
développer en plusieurs volumes. Tant de synthèse, tant de simultanéité, des
suggestions tout juste ébauchées, des études seulement esquissées ne
constituent pas, pour les vieux écrivains, un répertoire de valeur.
Pour
les nouveaux, si souvent désorganisés dans leurs jugements, puisqu’ils
considèrent que l’originalité ne peut être une chose nationale, le livre
d’António de Alcântara Machado pèche aussi par un excès de descriptions, il
ennuie par sa préoccupation permanente de tout éclaircir.
Des
opinions. Et comme tout jugement comporte une bêtise insensée, je ne serai pas
tellement surpris que ce livre merveilleux soit rejeté par les anciens et par
les modernes. Je veux toutefois affirmer que je l’admire exactement parce qu’il
est rapide et qu’il sait décrire l’environnement où vit la population
italo-paulistaine.
Il
est vrai qu’on raconte par ici que je fais partie d’une chapelle littéraire. Et
que de cette chapelle, le saint qui a mon béguin*
est António de Alcântara Machado.
Peu
importe qu’il en soit ainsi. C’est un saint miraculeux. Il a réussi à
transformer en réalités artistiques l’objectivisme grossier que ses yeux ont vu
pourrir dans les rues et les quartiers de São Paulo.
Et
lequel de nos écrivains a fait une chose pareille ?
*
La
critique qui s’élève contre Brás, Bexiga
et Barra Funda, la critique que les passéistes diffusent dans l’esthétique
stagnante du public têtu et incapable, rencontre une parfaite réplique dans
l’« Éditorial », l’originale préface dans laquelle António de
Alcântara Machado explique le but de son livre.
Brás, Bexiga et Barra
Funda
n’est pas un livre, dit l’auteur. C’est un journal où s’imprime la vie nouvelle
de tant de gens ignorés. Et « en tant que membre de la presse libre, [il]
tente de fixer tout au plus quelques aspects de la vie laborieuse, intime et
quotidienne de ces nouveaux métis nationaux et nationalistes. C’est un journal.
Rien de plus. De l’information. C’est tout. Il n’a ni parti ni idéal. Il ne
commente pas. Il ne discute pas. Il n’approfondit pas. »
Il
n’est pas vrai que ce livre n’approfondisse pas les aspects de la vie des
nouveaux métis de la population paulistaine. Il les approfondit et avec
sagacité, élargissant les perspectives de leur environnement et réglant le
projecteur de sa critique sur d’amples et inédites projections. Et tout cela
sans la batterie assourdissante de l’adjectivation nationale, sans la manie
pédante des longues et prétentieuses analyses. Seulement avec les demi-teintes
du détail, avec les coups de pinceau rapides et incisifs de l’humour adéquat,
avec la juste évocation des physionomies physiques et morales de ses
personnages.
Ses
descriptions — le tourment de ceux qui veulent écrire avec des mots détachés —
s’arrêtent au moment opportun. Elles ne font que suggérer, abandonnant
totalement, ainsi, la préoccupation des écrivains de la vieille garde qui
s’attardent sur tous les détails d’un tableau.
C’est
qu’António de Alcântara Machado a compris qu’il faut noter seulement la
variation d’un tableau. Le fond, stable, échappe à ses cogitations.
Et
pour cette raison même, c’est nous qui remplissons les vides. Et cette
opération se révèle si délicieuse pour nous que, après avoir lu un de ses
« articles », on continue à y réfléchir posément, mettant ici un
petit mètre de description en plus, là un bout un peu plus long à propos du
charmant visage, là encore des paroles plus développées dans les dialogues
interrompus.
Voyez
« Carmela ». Combien de suggestion dans deux lignes si rapides. Et
combien de précision. Et son langage est si parfait dans les dialogues de ces
petites couturières, que leur conversation continue à nous enchanter l’oreille
durant des heures entières. À la lecture, sans le vouloir, nous y mettons la
prononciation exacte de la petite Italienne des ateliers*. Comme le Napoléon d’Aguiar.
*
Dix-huit heures
trente. Pas une minute de plus, parce que madame respecte les heures de
travail. Carmela sort de l’atelier. Bianca vient à son côté.
La rue Barão de
Itapetininga est un dépôt bigarré d’automobiles criardes. Les maisons de mode
déversent sur les trottoirs les petites couturières qui rient, parlent fort,
roulent des hanches comme des balançoires.
— Guette s’il est
pas au coin.
— Il y est pas.
— Alors il est
place de la République. Ici y a vraiment trop de monde.
— Quel comédien !
La robe de
Carmela, toute près du corps, est d’organdi vert. Bras nus, cou nu, bijoux
dehors. Petits souliers verts. Grain de raisin Marengo mûr pour les lèvres des
amateurs.
— Hé, le joli
petit corps !
— Tu te prends
pour qui, espèce de rustre ? Portugais mal élevé !
Elle ouvre son
sac à main et scrute le petit miroir brisé qui reflète sa bouche brillante de
carmin d’abord, puis son nez en trompette, puis les fils fins de ses sourcils,
enfin les perles de métal blanc au bout de ses oreilles découvertes.
Bianca, parce
qu’elle est strabique et moche, sert de sentinelle à son amie.
— Regarde l’auto
de l’autre jour.
— Le
binoclard ?
— Avec de sacrés
gants rouges.
Le binoclard
arrête la Buick exprès à l’angle de la place.
— Vous pouvez
passer.
— Merci bien.
Elle traverse sur
la pointe des pieds. Tête baissée. Toute nerveuse.
— Te retourne
pas, Bianca. Scandaleuse !
Ah !
C’est là, en une synthèse formidable, un bout de São Paulo que l’élégance
vagabonde de nos jolis enfants observe tous les jours dans cette prometteuse
ruche du chic paulistain que sera bientôt la rue Barão de Itapetininga.
Un
instantané plus parfait serait impossible. L’environnement n’a pas échappé à
l’auteur. Il est exact. Son âme non plus. Elle est là à parler et gesticuler
dans les paroles et les gestes de la petite couturière.
*
Et
ce n’est pas seulement « Carmela » qui nous parle de la force
créatrice d’António de Alcântara Machado. Ah ! il y a encore d’autres
types bizarres, originaux. Voyez « Gaetaninho » : c’est le coup
de pinceau lyrico-triste de la vie de ces gamins que la Light tue
impitoyablement dans les rues de São Paulo.
Gaetaninho
est l’ombre vive de ces gens humbles qui ont été jetés dans l’obscurité de la
vie. Il est l’image de ces enfants dont les parents, dans la fabrication de
leur Amérique, n’ont pas assez pour s’acheter d’agréables Isotta-Fraschini. Il est
l’âme de ceux qui restent éternellement à observer le passéisme bon marché des
taxis. Et pourtant, que d’envie dans les rêves de cet enfant. Que d’aspiration
dans les désirs de ce gamin.
António
de Alcântara Machado est allé le chercher dans une obscure ruelle de l’immense
ville. Et il l’a peint génialement. Génialement ? Oui, messieurs,
génialement.
*
António
de Alcântara Machado n’étudie pas que dans l’une de ses modalités la nouvelle
sous-race paulistaine. Il en a défloré toutes les modalités. Dans des portraits
individuels et de groupes. Dans les groupes se trouvent tous les nouveaux métis
nationaux. Dans les photographies isolées, les nationalistes. Un exemple
typique : Aristodemo Guggiani, dans « Caserne de réservistes n°35 ».
Un chapitre des meilleurs, qui contient le matériau magnifique pour un roman. Un
roman psychologique, qui étudierait trois types — celui de l’italo-brésilien,
celui du teuto-brésilien et celui du mulâtre, formidablement représenté par le
sergent instructeur, Aristóteles Camarão de Medeiros.
Le
barbier Tranquillo Zampinetti, délaissant l’étude des types perdus dans la foule,
est un autre portrait merveilleux de l’individu étranger conquis par le milieu
ambiant. On observe la lutte que cet Italien mène avec lui-même pour que son
nouveau pays, où il est venu vivre, ne tue pas en lui le sentiment exalté qu’il
nourrit pour sa lointaine Italie. Mais c’est en vain qu’il vit en faisant
semblant d’être seulement italien. Insensiblement, son italianité s’amenuise. Jusqu’au
jour où, voyant que ses enfants sont brésiliens, diplômés et aussi aimés par
tous les indigènes, tous ses préjugés disparus définitivement, enrichi, devenu
propriétaire, bientôt quelqu’un d’important, il voit avec une immense joie que
la première tâche professionnelle de Bruno, son fils diplômé en droit, consiste
à solliciter sa naturalisation. La sienne, qu’il avait supposée éternellement
liée au sol de l’Italie…
*
Brás, Bexiga et Barra
Funda est
ainsi un livre profond, avec les apparences d’une chose banale. Il est même si
sérieux qu’il ne sera pas étonnant s’il est considéré par Mussolini comme nocif
pour l’idée ennuyeuse et impertinente de l’italianità
créée par le fascisme. Dans toutes ses pages, se glisse de fait cette vérité
unique — l’Italien conquis par le Brésilien. Tous les personnages commencent italiens,
mais finissent brésiliens.
Ils
continuent, c’est vrai, à fredonner éternellement Catari, Catari, mais lequel d’entre eux a déjà manqué de se mêler à
la foule, les jours de fête nationale ? Lequel d’entre eux manque de
vibrer aux accords martiaux de l’hymne brésilien ?
C’est
plus ou moins cet amour pour le Brésil qui se lit entre les lignes du livre d’António
de Alcântara Machado. Et qui se lit avec fierté, en sentant la conquête de
notre pays qui ressemble à une femme fascinante qui attrape tout le monde.
Tout
le monde ? Peut-être pas. Vivent ici bien des Italiens au cœur dur.
Ceux-là évidemment ne sont pas entrés dans les pages de Brás, Bexiga et Barra Funda, livre d’amour et de simplicité. Mais
je peux jurer qu’ils apparaîtront dans un autre livre d’António de Alcântara
Machado.
Attendons
donc, confiants, le Brás, Bexiga et Barra
Funda des palais de l’avenue Paulista, où vivent les princes en couronne de carton* de la noblesse
italo-paulistaine.
Trad.
A. C.
Source :
Martim Damy, chronique
« O espírito dos livros »,
Jornal do Comércio, São Paulo, 6 avril 1927.
Vol.
en préparation :
António de Alcântara
Machado,
Brás, Bexiga et Barra Funda
(Informations de São Paulo) [1927],
trad.,
notes, postface & bibliographie d’Antoine Chareyre.
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