7 juillet 2018

Migrants : une chronique brésilienne de 1930

Eldorado
par
António de Alcântara Machado


– Émigrants

De la dernière chronique de Marcel Brion qui, dans les Nouvelles littéraires [386, 8 mars 1930, p. 6 : « L’actualité littéraire à l’étranger »], passe en revue les nouveautés de l’étranger, je traduis, faute de mieux, ceci :
« M. Francesco Perri nous avait conté l’an dernier les douloureuses aventures des émigrants italiens. Sous le même titre Emigrantes (Livraria Renascenca, Lisbonne) [cf. Émigrants [1928], trad. du portugais (Portugal) par A. K. Valère, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1948, 328 p.], M. Ferreira de Castro nous donne aujourd’hui un tragique tableau des souffrances qui attendent au Brésil les émigrants portugais. C’est un livre d’un pessimisme profond, sans une lueur d’espoir, sans un moment d’apaisement. Écrit “au nom de la solidarité humaine”, il a pour but de mettre en garde contre le mirage de l’or ceux qui, trop nombreux, sont tentés de chercher fortune en Amérique. […]
« On sent dans ce roman, de même que dans les nouvelles de O Vôo nas Trevas (Livraria Civilização, Porto) une connaissance des plus basses destinées humaines, une expérience de la misère et de la souffrance, qui ajoutent à ces livres réalistes et vrais, un accent d’indiscutable sincérité.
« M. Ferreira de Castro se penche sur ces malheureuses victimes de la pauvreté, de la maladie, sur ces vaincus de la vie, avec une grande compassion et une chaleur de sympathie extrêmement émouvante. Ses livres sont humains parce qu’ils sont écrits avec toute la pitié et la révolte qu’inspire le malheur. »
Fort bien.


 Italiens

Le Brésil de Francesco Perri (s’il s’agit bien du Brésil, comme cela semble être le cas) doit être le Brésil-hécatombe de ces quelques livres de ritals apparus dernièrement et qui sont bien utiles à la politique anti-émigrationniste du fascisme. Un Brésil assurément différent de celui que connaissent la légion des potentats napolitains, siciliens, lombards, etc., des industries, des gratte-ciel et des fazendas. Proclamé, même, en de probables moments de sincérité et de gratitude. Probables seulement, bien que légitimes. Mussolini a fait de l’Italie une prison pour les Italiens et nous n’avons rien à voir avec cela. Tout au plus peut-on reconnaître qu’il fait bien de vouloir exploiter la main d’œuvre nationale au profit de l’Italie qui en a besoin. C’est tout à fait juste. Mais cela devient une tout autre affaire quand, pour attacher le citoyen à son pays, on maltraite le pays étranger qui l’attire. Ne quittez pas l’Italie pour le Brésil, car le Brésil est ceci, est cela, une quantité de choses affreuses. De la sorte, non. Ne quittez pas l’Italie, car l’Italie a besoin de vous. Voilà comment il faut faire. Nous n’aurions rien à redire. Nous aiderions plutôt le fascisme en ajoutant : Et le Brésil n’a pas besoin de vous.
Maintenant, vouloir nier la réalité au moyen de calomnies dégoûtantes et d’un tas de crétineries, c’est hors de propos, cela irrite et ne sert qu’à provoquer des querelles. Je le dis même si je pense que la mauvaise réputation du Brésil ne lui a jamais causé ni ne lui causera jamais le moindre préjudice. J’écrivais même il y a peu que notre prétendue sauvagerie constitue une belle propagande. Pays sauvage veut dire un pays où tout est à faire, un terrain parfait, donc, pour toutes les activités. Il attire, quoi qu’on en dise. Et nous pouvons sans crainte garantir aux patriotes que l’ignorance des étrangers contribue à assurer au Brésil un développement tranquille. On ignore et on invente. Il continuera de se développer. D’autres peuples dédaignés et insultés ont déjà causé de la sorte bien de la stupeur à travers le monde.
Mais le nationalisme à l’exaltation facile prend ombrage des perfidies de l’étranger qui pour cette raison se révèlent désastreuses. La tant célébrée harmonie italo-brésilienne a déjà connu des moments désagréables à cause de celles-ci. Dans l’intérêt même des Italiens qui vivent parmi nous, le gouvernement fasciste était dans l’obligation de mettre un terme définitif à cette campagne stupide contre le Brésil. Cependant, il la tolère et, même, de manière plus ou moins dissimulée, la commande et la stimule. De la sorte, les choses finiront mal, tôt ou tard. C’est évident.


 Portugais

Quant au livre de ce Ferreira de Castro, le propos de Marcel Brion ne permet aucun doute ; c’est ouvertement un roman écrit dans l’intention de détourner du Brésil le courant d’émigration portugaise. Il est inutile d’ajouter quoi que ce soit. Ce vice d’origine est un motif largement suffisant pour que nous mettions Emigrantes en quarantaine, en tant que littérature et en tant que document (en vertu de quelle autorité un Français peut-il dire que le livre est vrai ?). Le roman appartient au genre édifiant. Sauf qu’il ne s’agit pas de mettre en garde la jeunesse étourdie contre les dangers du monde, mais les Portugais contre le Brésil. Des enfants le poil au menton, ingénus, dont l’expérience de quatre siècles n’a pas encore ouvert les petits yeux. Aujourd’hui encore, ils ne comprennent pas quel immense malheur a été et demeure pour leur pays la découverte de 1500. Pauvres petits, pauvres petits.
Il y a un livre fort amusant à écrire sur les multiples transformations de l’attitude portugaise à l’égard du Brésil. Tout le monde sait qu’au début, le Portugal n’accorda pas la moindre importance au pays découvert. Il ne commença à comprendre ce qu’il valait qu’après que d’autres plus malins eurent voulu s’en emparer. On créa alors les capitaineries. Et la piraterie qui était pratiquée ici et là par les autres, le fut dès lors par les découvreurs. Une piraterie timide, d’ailleurs, qui ne se risquait pas à l’intérieur du pays. Contre les traités de la métropole, les métis téméraires agrandirent et construisirent le Brésil. Contre l’inertie de la métropole, la colonie lutta durant les deux premiers siècles pour expulser les Français et les Hollandais. En récompense, elle se mit à fournir de l’or. Elle gava d’or les Bragance. Et par l’intermédiaire des imbéciles, elle couvrit d’or les Anglais et le Saint-Siège. Minas Gerais, São Paulo, Mato Grosso, Bahia, Goiás et Ceará envoyèrent plus de mille tonnes d’or. À nouveau, en récompense, des lois fermant les routes, restreignant l’importation, supprimant la poste et ainsi de suite. Emploi de la force pour les désobéissants. Par-dessus le marché, le mépris et même le dégoût. Le sentiment que jusqu’en 1822 le Brésil inspira toujours aux Portugais est patent dans la fameuse attitude de ceux qui accompagnèrent le roi fugitif à Rio de Janeiro. Après 1822, le dégoût se transforma en une sorte de dépit irrité, et le mépris, s’il perdura, servait de vengeance. Tandis que les historiens s’efforçaient de démontrer les bienfaits de la domination portugaise, la littérature, jusqu’à la fin du siècle, quand elle parlait de l’ancienne colonie et des anciens colons, employait toujours un ton idiot d’ironie paternelle et méchante. Le progrès du Brésil (désordonnée ou non) était un thème de moquerie amère pour le Portugal décadent. Cependant, l’émigration se développait et, sous le régime brésilien, prospérait comme jamais elle ne l’avait fait sous le régime portugais. Le travail des émigrants devint et demeure aujourd’hui l’une des bases économiques qui soutiennent encore miraculeusement la « sainte patrie » dans tout son désordre. Avec une population sept fois plus nombreuse, le Brésil était le premier consommateur et le premier lecteur des sardines et des livres du Portugal. C’est alors qu’un nouveau changement se produisit de la part de celui-ci. Avec une affection que l’on n’avait jamais soupçonnée auparavant, le Portugal proclama le Brésil son héritier, son continuateur, et sans la moindre gêne se déclara fier de l’œuvre accomplie. On inventa l’idée d’une confédération luso-brésilienne (à notre avantage, bien entendu). La rhétorique portugaise joignit au thème héroïque des Gama et des Albuquerque, le thème plus lucratif de l’alliance entre les deux nations qu’elle prétendait sœurs.
Tout cela est par trop connu, mais il est toujours bon de le répéter, maintenant qu’au nom de la solidarité humaine un Portugais dépeint dans un roman les horreurs et les misères que ses compatriotes subissent au Brésil. Au Brésil, pays qui, comme cela est aussi connu, a des côtes extrêmement longues (plus de six mille kilomètres). À l’ironie littéraire succède l’attaque violente, et cela marque peut-être une nouvelle phase de la vieille amitié que nous voue le Portugal. Je dis peut-être, d’une part, parce qu’il ne faut pas donner trop d’importance au romancier et la prudence ordonne de considérer sa voix comme une voix isolée, jusqu’à preuve du contraire. D’autre part, parce que les choses sont liées, les faits anciens expliquent les nouveaux, la question des pêcheurs de Póvoa de Varzim par exemple est récente, le Portugal comme l’Italie a besoin de ses enfants à la maison, etc.


 Le drame de l’émigration

Le drame de l’émigration au Brésil est stupéfiant, et peut à lui seul alimenter longtemps plus d’une littérature. Mais il sera toujours falsifié si celui qui le dessine et le décrit y met quelque intention autre qu’exclusivement littéraire. Je veux dire : l’intérêt nationaliste ou l’objectif d’une campagne contre ou même pour, ne pourront qu’en offrir (ce qui ne se produira pas si l’on est curieux de l’aspect simplement psychologique) un aspect partial et donc une vision erronée. Il s’agit avant tout d’un drame d’adaptation. Que celle-ci réussisse ou non, il y a sans nul doute un intérêt lésé : celui du pays d’origine ou du pays d’adoption. Il est quoi qu’il en soit impossible de nier de bonne foi que le nombre de ceux qui sont personnellement bénéficiaires est à tel point supérieur au nombre des victimes que ce dernier en réalité ne compte pas. En outre, fuir une situation qui ne nous satisfait pas et échouer, cela n’est pas pire ou bien pire : on reste dans la même situation ou presque. Et attribuer simplement ou principalement au changement de pays le malheur d’un homme, c’est résoudre avec une bien grande naïveté le drame humain. Dans l’un et l’autre cas, on élimine ou réduit cet élément prépondérant : l’homme.


 Pitié

Le sujet est sans fin et, pour ce qui concerne surtout les Italiens et les Portugais, il prête bien à rire du point de vue brésilien. Il vaut mieux rire en silence. Mais je ne peux manquer de déplorer ici, également au nom de la solidarité humaine, les innocents que le roman de Ferreira de Castro est venu trop tard mettre en garde contre les misères de l’Eldorado. Les Vicomtes de Morais, les Ferreira Botelho, les Dias Garcia, les Costa Pereira, les Pereira Inácio et d’autres malheureux, des milliers, des tas de milliers, pour qui il n’y a pas une lueur d’espoir, ni un instant de paix, une fois qu’ils ont débarqué au Brésil. Car la compassion pour les vaincus de la vie est mon unique vertu. Et personne ne doit perdre une occasion de montrer son meilleur côté.

Beaulieu-sur-Mer, mars 1930.


Trad. inédite du portugais (Brésil) par A. C.

Source :
« Eldorado »
O Jornal, Rio de Janeiro, 22 juin 1930

Chronique recueillie dans :
A. de Alcântara Machado, Cavaquinho e saxofone (Solos), 1926-1935
[éd. posthume, organisée par Sérgio Milliet et Cândido Mota Filho]
Rio de Janeiro, Livraria Editora José Olympio, 1940
section « Cavaquinho / II. [Notícias] do Brasil », p. 77-83

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Du même auteur, en français :


Brás, Bexiga et Barra Funda (Informations de São Paulo)
trad., notes & postface d’Antoine Chareyre
(en préparation)

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