26 janvier 2015

La critique d’avant-hier soir / Lancement Pagu (5)

Registre littéraire
par João Ribeiro

Mara Lobo, Parc industriel, São Paulo, s. n.

C’est un livre d’une grande modernité par son sujet et par la philosophie que nous pouvons déduire de ses véhéments concepts. Il s’agit de la vie prolétaire qui vit ou végète sous la pression des classes dominantes. C’est, donc, un libelle, sous la forme du roman qui est toujours plus adaptée à la lecture et à la compréhension populaire.
Mara Lobo, ou Pagu, comme nous le révèle une note bibliographique de ce journal, s’est faite ouvrière pour connaître la vie prolétaire sous tous ses aspects de misère morale victime de l’exploitation des millionnaires.
Quel que soit l’excès littéraire de ce roman anti-bourgeois, la vérité ressort involontairement de ces pages véhémentes et tristes. Les mêmes misères et exploitations existent à l’intérieur de la bourgeoisie, dans la lutte sentimentale qui oppose les forts et les habiles aux êtres faibles et sans défense. On ne peut nier que le bourgeois n’est qu’un surnom de l’exploiteur quelle que soit son origine de classe, indistinctement. C’est un surnom littéraire quand les victimes sont humbles et sans protection, sans argent et sans ressources. Alors, le prétendu bourgeois encourage et fomente les tendances érotiques des malheureuses qui lui tombent entre les mains, par ambition, sous la force de désirs irrépressibles de vanité, de luxe et d’oisiveté. Elles paraissent alors des victimes, quand il n’est pas rare qu’elles soient également des bourreaux, et elles font leurs affaires comme elles peuvent. Enfin, l’argent est la cause principale de ces drames plus ou moins honteux et ignorés. Quoi qu’il en soit, les faits sont positifs et les misérables créatures s’élèvent et retombent selon ce rythme de dépravation et d’aventure.
Mara Lobo a choisi son thème dans la classe prolétaire la plus prédisposée à ces catastrophes amoureuses et lubriques. Les filles que le Moloch de l’industrie prépare au sacrifice forment une armée dans les grandes villes industrielles. Elles sont comme ces domestiques qui profitent de ce qu’elles appellent l’anse du panier*.
Naturellement, ceux qui profitent sont les bourgeois, parce qu’ils ont plus d’argent et qu’ils peuvent le consacrer à ces dépenses marginales, sans travail de contrainte et presque sans crime, au sens de la loi, qui est essentiellement bourgeoise.
Le roman de Mara Lobo est un pamphlet admirable d’observations et de probabilités.
La phrase qui suit définit l’esprit du livre :
« À travers les cent rues du Brás, la longue file matinale des enfants naturels de la société. Enfants naturels parce qu’ils se distinguent des autres qui ont eu de copieux héritages et accès à tout dans la vie. La bourgeoisie a toujours des enfants légitimes. Même si les épouses vertueuses sont adultères… »
Il y a dans ces lignes quelques morceaux de vérité. Et c’est pourquoi, sans être intégralement authentique, le livre de Mara Lobo n’est pas l’un de ces mensonges de la convention sociale.
Les descriptions sont magnifiques et les dialogues entre les filles qui, le lundi, sortent en direction des usines, sont de cette teneur :
« — Moi je me marierai qu’avec un travailleur.
« — La poisse ! Avec moi ça fait assez d’une pauvre. Passer toute ma vie dans cette m… »
Il y a, par conséquent, une volonté de sortir de l’ignominie du travail. Le dit bourgeois n’est parfois pas plus qu’un incitateur, un calculateur sans succès.
Le style du livre est l’un des éléments de satisfaction de Parc industriel. Pour les « filles vachement jolies » la moindre fête est sensass. L’une d’elles, enfin, Eleonora, de l’École Normale du Brás, fait un mariage luxueux. Elle épouse richement Alfredo Rocha. Elle était au bord du naufrage, prête à presque toutes les concessions. Mais elle s’est sauvée dans l’extrémité, et du Brás elle a évolué vers une maisonnette futuriste dans un quartier élégant.
Il y a un carnaval, comme il y a une série de tableaux pittoresques et merveilleux, dessinés avec un grand réalisme (page 51) [p.45-46 dans l’éd. française à paraître], qu’il est impossible de reproduire mais que l’on peut recommander au lecteur doué d’un œil leste. Corina, la métisse, avec « le ventre de celui qui a mangé de la terre », est un épisode émouvant. Elle se paye, elle se vend. « La souffrance du pauvre c’est l’argent. »
Nous ignorons si le prolétariat se tiendra pour défendu dans ce livre anti-bourgeois. Il est probable que non. La misère ou le besoin ne croient pas en leurs propres avocats ; naturellement, ils protesteront.
La vérité est que le livra comptera d’innombrables lecteurs, pour l’éclatante beauté de ses tableaux vivants de dissolution et de mort.
Le type de la plus grande résistance est Alfredo, qui enfile la blouse qu’il avait désirée depuis sa littérature de livres libertaires, ayant déjà abandonné l’abjecte Eleonora, qui a dévoré sa fortune, et, par bonheur, ayant trouvé Otávia, la compagne saine et forte, pure et consciente comme il avait rêvé…
Alfredo est, malgré tout, un oppositionniste de gauche, un désillusionné, qui a adopté cette dissimulation de gauchiste…
On voit bien que la bourgeoisie est impropre à sauver le prolétariat. Pas plus que le prolétariat, comme en Russie, ne peut de se sauver lui-même.

(J. Ribeiro, « Registro literário / Mara Lobo, Parque industrial,
S. Paulo, sem indicação de tipografia »,
Jornal do Brasil, Rio de Janeiro, jeudi 26 janvier 1933, p. 8.)


N.B. : Critique littéraire de renom, membre depuis 1898 de l’Academia Brasileira de Letras, João Ribeiro (1860-1934) s’était montré régulièrement attentif, en aîné honnête et pondéré, aux productions de la jeune génération moderniste dans les années 1920, et signait là l’une de ses dernières recensions. À la reprise de cet article dans le volume posthume Os modernos (Crítica, vol. IX, 1952), saluant sans ambages « le critique le plus illustre et le plus aimable de son temps », Patrícia Galvão devait s’amuser de se voir incluse, dans la table des matières, « entre deux calamités — le Jorge Amado du Pays du Carnaval et le Tristão de Ataíde des Études et de la Doctrine catholique » (Fanfulla, São Paulo, 27 mai 1953).



À paraître :
Patrícia Galvão (Pagu)
Parc industriel
(roman prolétaire)
Inédit en français
Prologue de Liliane Giraudon
Le Temps des Cerises
mars 2015

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