Au Brésil, les éditions Companhia das Letras viennent de lancer, en ce mois d’octobre,
une nouvelle édition de l’autobiographie de Patrícia Galvão (Pagu), un texte
posthume publié pour la première fois en 2005 chez Agir editora, sous le titre Paixão Pagu (A autobiografia precoce de
Patrícia Galvão), et indisponible depuis quelques années. Une bonne
nouvelle ? Un progrès ?
Une édition savante, comme on dit, qui n’est pas du luxe pour un texte de
cette nature, rédigé en 1940 hors intention de publication, à l’attention d’un
intime, et de ce fait plein d’imprécisions, d’allusions, de non-dits, de
lacunes, un témoignage à la fois précieux et fragile sur une conjoncture (celle
de la fin des années 1920 et surtout des années 1930) qui réclame aujourd’hui
une approche prudente et informée, un récit nommant au passage de multiples
figures, notoires ou moins notoires, du monde intellectuel et artistique, de la vie politique d’alors, pour
le moins complexe et changeante, du mouvement ouvrier et syndical et du
communisme brésilien et international, plongées dans une semi-clandestinité
propre à déconcerter les plus avertis… Une édition, par conséquent, dont on
peut déplorer que le lecteur brésilien ne puisse jouir — cette réédition chez
Companhia das Letras n’ayant pour toute nouveauté que son design de couverture (le marketing,
c’est bien), et la modification, qui s’imposait assurément, du titre principal,
remplacé par le sous-titre.
L’éditeur brésilien, pour présenter ce qui serait l’« unique texte autobiographique laissé par Patrícia Galvão »
(faux : Verdade e liberdade,
édité en 1950, constitue aussi un témoignage capital, et un complément plus qu’utile
au texte de 1940 qui suspend le récit des faits en 1934…), l’éditeur brésilien, donc, écrit
notamment : « Patrícia Galvão a
presque toujours été vue à travers l’optique masculine, que ce soit pour ses
relations ou pour la manière dont son art pouvait être comparé à celui des
hommes de son époque. Dans Autobiographie précoce, pas d’intermédiaires : nous avons accès à une Pagu qui écrit sur
elle-même. Un livre essentiel pour comprendre l’un des personnages les plus
intrigants de l’histoire brésilienne. »
Fort bien. Quitte à supprimer tout intermédiaire masculin, il fallait aussi
s’en tenir à l’état civil et abandonner carrément le nom « Pagu »
(qui trône seul en première de couverture), parce qu’après en avoir fait son
pseudonyme l’intéressée aura fini par le récuser, et qu’il rappelle on ne peut
mieux comment elle fut d’abord l’invention des hommes, en l’occurrence du poète
Raul Bopp, qui la courtisait et la baptisa ainsi dans le poème « Coco de Pagu », peu de temps avant qu’elle ne se transforme en une égérie (à côté
de Tarsila) du groupe de la Revista de
Antropofagia, et à une époque où elle donnait belle matière aux pages
illustrées des magazines de variétés, mondanités et concours de beauté aidant.
Quant à comprendre, comprenne qui peut, en réalité. Car est-ce aussi pour
désaffubler Pagu du regard masculin que l’on est allé jusqu’à supprimer les
textes introductifs de l’édition de 2005, signés par ses deux fils, Geraldo
Galvão Ferraz et Rudá de Andrade, tout de même concernés, et contextualisant
utilement un texte venu tardivement à la publication, et par l’universitaire
nord-américain Kenneth David Jackson, qui reste aujourd’hui l’un des premiers
spécialistes de la vie et de l’œuvre de Pagu ? L’édition de 2005 s’achevait
aussi sur une chronologie plus que sommaire, par trop générale et assez peu
adaptée au contenu de l’autobiographie, et sur quelques notes de vocabulaire,
assez indigentes. N’était-ce pas alors l’occasion de reprendre le travail d’édition
à nouveaux frais, et de donner à ce texte toute la portée et la profondeur qu’il
peut avoir, en l’accompagnant d’une information solide et actualisée ? Fût-ce
en allant voir du côté de l’édition française ? fût-ce en allant consulter
les quelques chercheurs qui se donnent la peine, aujourd’hui, de faire avancer
le « dossier Pagu » ?
Au lieu de cela, cette nouvelle édition s’en tient à une brève et générale « Note
sur l’auteure » en fin de volume (autant dire rien qui vaille), et au principe
du cahier photos de l’édition de 2005, un dossier iconographique peut-être
bienvenu pour illustrer le propos intime de l’auteure, mais qui n’est pas sans
perpétuer cette image glamour de Pagu, pour ne pas dire people et un peu voyeuriste, celle-là même qu’il s’agirait de
mettre à distance, certes pas de censurer ou d’oblitérer (comment comprendre,
dès lors, ce que put représenter cette Pagu-là dans la société brésilienne d’alors ?),
mais d’enchâsser, d’intégrer de manière critique dans une vision beaucoup plus
vaste et, notamment, plus politique.
Enfin, voilà encore une preuve, s’il en fallait, que l’erratique
bibliographie brésilienne, qui fait souvent errer le lecteur d’une édition
épuisée à l’autre, et les divers mouvements de prédation dans l’industrie
éditoriale, à la recherche de quelques parts de marché, ajoutés aux petites
affaires des uns et des autres, ne sont au service ni des œuvres, ni vraiment de
la postérité des auteurs, ni même des lecteurs, en droit de réclamer si tant
est qu’ils puissent se douter de ce dont on les prive.
C’est dire avec quelle impatience on attend, au même catalogue, la
reprise du roman Parque industrial
qui viendra remplacer, pour le meilleur et pour le pire, la belle réédition produite en 2018 par Linha a Linha, qui représentait, excusons-la, la première édition
critique brésilienne de ce roman désormais mythique, et qui a déjà été rendue indisponible (on s’assure ainsi le moment venu, vous comprenez, une petite base
de lecteurs frustrés).
Voyez comme on régresse. Mais comme on est quand même content de voir Pagu
reparaître au Brésil, on peut applaudir les éditions Companhia das Letras, qui
auront fait le service minimum.
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