9 juin 2019

Serafín Delmar & Magda Portal - Le droit de tuer (1/15)

Les hommes de la mer
(S. Delmar)

Tous les marins hurlaient à la nuit comme s’ils avaient des chiens déchirés dans l’âme —
Le sifflement du vent fouillait la proue, où j’abandonnai mes yeux — là se tordirent les ombres du jour pendues par l’horizon — De funéraires sentinelles passaient sur le pont guidées par le froid de l’Est.
La mer dormait comme le vieux capitaine, rêvant aux collines de la côte où les gamins pressent les seins de l’aube pour s’accrocher comme des poulpes affamés et sucer le venin de la misère
Le transatlantique avançait à 16 milles dans une fatigue de continents et une torpeur d’océan
Les travailleurs poitrines découvertes attisaient les fours ardents — les moteurs — comme un cerveau — se désespéraient cinétisés dans la sueur des hommes couverts de bitume — Là, les forts ! — Les hommes ! avec un sourire jaune et les bras cosmiques dynamisaient les hélices
Ah, les forts — ils défilaient à minuit comme des spectres vivants dans les coursives indécises vers leurs cabines abandonnées où la mort veille dans des hymnes de fièvre — simulant la joie dans le whisky de contrebande.
Le capitaine dormait — Dans l’ivresse tous les marins avec leur sauvage exigence sexuelle changeaient de sexe en maudissant la vie, jusqu’à mordre les bouteilles dans des crispations de fauves et mâcher le verre dans une colère que protégeaient leurs larmes
Dans le hall ceux de Wall Street s’amusaient avec le champagne et les serpentins se faisaient des sourires colorés
La joie du dancing se donnait la mort devant les portes avant de sortir — les rires éclataient dans les verres de cristal comme des bulles de savon —
La musique expirait sa dernière note tandis que les couples défilaient vers leurs cabines avec des éclairs d’amour dans le corps —
— La musique décorait le spectacle
Dehors le froid caressait les marins jusqu’au sang. Les mâts se lamentaient dans un silence qui réclamait le bleu —
La NUIT dormait dans les sentines en incrustant des idées chez les marins pleins de solitude, de douleur, de misère, de vice
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Dans le salon les privilégiés, les bourgeois, balançaient leur enthousiasme dans les bras des femmes dont les poitrines dressées invitaient à retomber en enfance — Les hommes blonds aux yeux de fer et à l’intelligence de dollar chassaient de leurs arcs ivres tous les regards
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La nuit frémissait entre les mains des marins qui brandissaient des poings serrés devant leurs faces noircies — De là naquit la haine et la vengeance culbutée par l’angoisse
Une seule voix s’éveilla et dressés comme les mâts il coula de leurs yeux des étincelles rouges qui leur incendièrent le cerveau — De leurs cavernes les hommes sortaient à demi nus la poitrine battant comme un ressort
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— Les hommes se regardaient en s’avalant les uns les autres
Les hommes comme mus par une force électrique — éructant des blasphèmes qui faisaient rougir la brise — se précipitèrent tous dans le salon, la bouche rouge avec les éclats de verre incrustés dans la mâchoire
Se balançait, dans la dépression de leurs yeux qui brillaient jusqu’à produire le frisson, la peste
Comme une bande de mendiants ils regardaient vieillis par la rage le salon pulvérisé de lumière et de rires
Certains demandaient de la liqueur — Soudain la musique se suicida
Les femmes couraient désespérément vers leurs cabines — Un marin aux mains mates tranchait le cou d’un grand gentleman en frac avec un bout de verre difforme qui grinçait dans la gorge
L’homme se débattait entre les jambes comme une vague — Le sang gicla comme d’un jet d’eau à la bouche du marin qui le savoura plein de rage
Les cris coupaient la nuit — à peine sortaient-ils qu’ils allaient s’enterrer dans la mer
Les hommes faces désormais grimaçantes traînaient au bout de leurs cordes, sur le sol ciré comme un miroir cynique qui nous fait voir l’âme inversée, les têtes tranchées sur les fers — et les hommes criaient comme une meute de loups sur la scène délicatement décorée par les mains ensanglantées qui appelaient à l’aide
Plus loin — les femmes se noyaient dans leurs larmes, protégeant leurs enfants contre leurs seins effrayés, mais les hommes, ces hommes aux yeux dilatés et aux mains ensanglantées s’agenouillèrent devant les mères qui se tordaient comme une pelote, s’arrachant les cheveux qui volaient comme des serpents —
Les enfants regardaient d’un air étrange, accrochés aux seins, les marins qui riaient la mâchoire étranglée et enfoncée dans la face
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L’aube épiait craintivement par les vitres — Au lever du jour le capitaine était mort

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