Dans Ma découverte de l’Amérique [1926], un texte
dont vient de paraître la première édition intégrale en français (traduction de Laurence Foulon, préface de Colum McCann, Les Éditions du Sonneur, 2017, 150p.),
Vladimir Maïakovski réserve des
pages importantes au Mexique, où, depuis Cuba, il passa avant d’entrer aux
États-Unis.
Or, dans quelques notes sur l’état de la poésie mexicaine, voici ce
qu’il remarque :
Poésie. Elle est très
présente. Dans le parc de Chapultepec, on trouve une allée entière dédiée aux
poètes, la Calzada de los Poetas.
Des rêveurs solitaires
griffonnent des papiers.
Au moins un homme sur
six doit être poète.
Cependant, toutes les
questions que je pose aux critiques afin de définir la poésie mexicaine
actuelle et pour savoir si elle recèle quoi que ce soit d’identique aux
courants soviétiques restent sans réponse.
Même le communiste
Guerrero, rédacteur d’une revue pour les trains, même l’écrivain ouvrier Cruz n’écrivent
quasiment que des poèmes lyriques sur la sensualité, gorgés de gémissements et
de chuchotements, où leur bien-aimée est como
un león nubio (comme un lion de Nubie).
La raison du piètre
développement de la poésie : la faible « commande sociale ». Le
rédacteur du journal La Antorcha me
démontre que les poèmes ne doivent pas être rémunérés. Ce n’est pas un travail !
Les poèmes ne peuvent être envisagés que comme de jolis instantanés, qui
mettent d’abord leur auteur en avant et ne présentent de l’intérêt que pour
lui. […] (éd. citée, p. 33-34)
Qu’est-ce à dire ?
Le poète russe n’aura donc pas
entendu parler, entre autres, de la production la plus explicitement
révolutionnaire des poètes stridentistes, de Manuel Maples Arce, l’auteur en
1924 de Urbe
(Super-poema bolchevique en 5 cantos) (traduit
en français dans le volume Stridentisme !), ou de Germán List Arzubide, l’auteur en 1925 de Plebe (Poemas de
rebeldía)… ?
Les interlocuteurs directs
de Maïakovski, peut-on imaginer, ne portaient pas forcément en grande estime
les écrits un peu esthétisants et élitistes, somme toute, de ce groupuscule d’avant-garde
que fut le stridentisme, et qui venait alors de quitter Mexico pour s’installer
à Xalapa et y poursuivre ses activités de propagande.
Gutiérrez Cruz par Fermin Revueltas |
Que penser, en revanche, de cette sommaire évocation de « l’écrivain ouvrier Cruz », c’est-à-dire le poète prolétarien Carlos Gutiérrez Cruz (1897-1930), que
Maïakovski connut semble-t-il en personne ?
Que celui-ci ait écrit « des
poèmes lyriques sur la sensualité, gorgés de gémissements et de chuchotements », cela s’appliquerait, sans nul doute,
à sa première manière, les recueils Rosas del sendero et El libro de la amada,
publiés tous deux à Guadalajara en 1920, parmi d’autres poèmes épars des mêmes
années.
Mais Maïakovski pouvait-il ainsi traiter la plus récente production de
Gutiérrez Cruz ? La brochure Como piensa la plebe (Mexico, Biblioteca de la Juventud Comunista, 1923, 17p.), le
recueil Sangre roja (Versos libertarios)
(avec une couverture de Diego Rivera et une 4e de couv. de Xavier Guerrero, Mexico,
Ediciones de la Liga de Escritores Revolucionarios, 1924, 114p.), la
brochure Dichos y proverbios populares
(Mexico, La Pajarita de Papel, 1925, 6p.), d’autres poèmes épars de la
même veine et ceux qui allaient être réunis dans le recueil posthume Dice
el pueblo… (Versos revolucionarios) (Mexico,
Ediciones del Ateneo Obrero de México, 1936, 106p.).
Sur Gutiérrez Cruz, lisons par exemple ce qu’écrivait Pedro
Henríquez Ureña, dans sa préface à l’édition originale de Sangre roja :
Voici les vers du poète
socialiste ; mieux : du poète social. Face à ceux qui tant d’années
durant résolurent d’exclure de la poésie les préoccupations de l’homme comme
partie de la société dans laquelle il vit, ce poète se lève pour nous parler
des aspirations et des droits de la multitude. Face à ceux qui déclarèrent
qu’il n’y a de poésie dans la vie que lorsqu’elle se conçoit comme dans les
anciennes aristocraties, c’est-à-dire lorsqu’elle se conçoit comme établie sur
l’injustice, ce poète vient affirmer la poésie des humbles. […]
Saluons la muse
qui délaisse les Bergerettes* de salon pour chanter L’Internationale dans les
rues couvertes de boue ; la muse qui abandonne le palais des vice-rois
pour se rendre dans l’atelier, dans la mine, dans les champs, là où se trouve
la vie, la vie qui doit nous intéresser plus que toute autre si nous avons un
esprit de justice.
Avec un peu plus de distance, le préfacier de Dice el pueblo…, Francisco Cervantes López, écrivit plus
tard ceci :
Avant Gutiérrez Cruz, il
n’existait au Mexique aucun poète des travailleurs aussi authentiquement
révolutionnaire, à proprement parler. Il est bien certain que parmi les bardes
rebelles qui admonestèrent les injustices de la société, il en a fleuri
quelques-uns depuis l’époque coloniale […]
Mais, répétons-le :
Gutiérrez Cruz fut le premier poète révolutionnaire ; il suffit de lire
son Sang rouge et à présent son œuvre
posthume Le peuple dit… pour en
tomber d’accord. C’est précisément pour cela que Gutiérrez Cruz est grand,
parce que dans ses vers il incitait avec véhémence, dans un style simple, mais
génial, synthétiquement, à la manière des haïkus japonais, les travailleurs à
s’unir, à lutter pour leur complète libération. Suivant l’école prolétarienne de
Gutiérrez Cruz, mais avec une technique différente, plus en consonance avec
l’heure où nous vivons, se sont signalés d’autres poètes […]
Espérons que les
travailleurs du Mexique sauront dûment estimer l’œuvre de leur plus grand
chanteur et qu’ils reliront sans cesse, dans leurs foyers et dans leurs
meetings, ses beaux vers libertaires, pour consolider leur conscience de
classe !
Et dans cette même préface, les lecteurs attentifs de Ma découverte de l’Amérique voudront bien considérer, encore, cette
anecdote :
Lorsqu’en 1925 le grand
poète Vladimir Maïakovski visita le Mexique, le camarade Stanislav Pestkovski,
ambassadeur des travailleurs russes, lui présenta Gutiérrez Cruz, et avec une étonnante
facilité, malgré ses faibles connaissances de la langue espagnole, le poète à
la voix de tonnerre traduisit admirablement en russe les poèmes de notre barde,
leur adressant de chaleureux éloges, et n’y trouva qu’un petit défaut :
« Prendre le Christ pour thème de certains d’entre eux, c’est une chose
déplacée, car tous les poètes révolutionnaires doivent être athées et en aucune
manière prêcher le déisme, morphine de l’humanité, etc. »
Mais voici une
confession bien à propos de mon cher ami et camarade : Gutiérrez Cruz
citait le nom du Christ à des fins de propagande révolutionnaire, puisque le
peuple mexicain est catholique dans sa majorité et qu’il adhère à la figure de
Jésus, ne le nommant qu’en tant qu’homme et non en tant que partie intégrante
de l’hypothétique divinité, ainsi que l’empereur Constantin fit apparaître
Jésus-Christ, à des fins politiques, après le concile de Nicée.
Maïakovski aurait donc traduit en russe, et loué, fût-ce
avec cette réserve, les poèmes de « l’écrivain ouvrier Cruz »… Ces traductions furent-elles publiées
en Russie ?
Pour le reste, ce petit différend, quant à l’usage de la
figure christique dans la poésie révolutionnaire, se trouve avoir fait l’objet
d’une importante mise au point par Gutiérrez Cruz lui-même, dialoguant
nommément avec Maïakovski dans les dernières lignes d’un article parmi les plus
significatifs des échos que la presse mexicaine réserva à la visite du poète
russe.
L’enjeu du texte dépasse d’ailleurs ce petit point de doctrine et,
véritable réplique mexicaine aux injonctions soviético-maïakovskiennes, il
informe utilement l’histoire et la critique de la poésie engagée. En voici donc
la traduction complète :
Révolutionnaires de l’art
par Carlos Gutiérrez Cruz
Parlant il y a quelques
jours, avec un ami qui fait ostentation du titre de révolutionnaire, de l’art
représentatif de la Révolution, j’ai eu la surprise d’une dénégation pour ce
qui touche à l’œuvre de Léon Tolstoï, que je conçois comme essentiellement en
accord avec l’esprit chrétien des foules occidentales. Mon ami nie toute valeur
à l’œuvre de référence et moi j’affirme catégoriquement que la production
tolstoïenne a été un puissant facteur de préparation dans la disposition du
peuple russe à réaliser la révolution communiste qui se trouve aujourd’hui
transformée en gouvernement populaire.
Et en effet, il est rare
qu’un révolutionnaire compréhensif et observateur se risque à dénoncer l’action
de désorientation et de destruction d’une œuvre qui sème des sentiments d’unification
et d’amour parmi les pauvres, en censurant acrimonieusement et définitivement
les classes privilégiées pour le caractère artificiel de ses vertus et l’infamie
de ses procédés. Et voilà que mon ami voudrait que l’art se transforme en un
pur moyen de propagande communiste, quelque chose comme le catéchisme d’action
immédiate qui apprendrait aux pauvres les procédés infaillibles pour détruire
le capitalisme en quelques heures ; et quand l’art ne se manifeste pas
sous cet aspect, il le qualifie d’éphémère et fragile, sans voir que c’est
précisément quand l’art comporte les caractéristiques qu’il voudrait lui
donner, qu’il meurt le jour même où il est né, puisque toute tactique de lutte
se rapporte uniquement à l’instant de son exécution, et comme le saccage et l’incendie
ne déterminent pas un système permanent d’organisation sociale, il résulte que
l’art qui tourne autour de tels procédés doit logiquement tomber dans l’oubli
et apparaître comme exotique une fois passés les moments de l’action directe,
tandis que l’art d’unification chrétienne doit vivre tout le temps que dureront
les foules qui pensent et sentent que ce n’est qu’unis que l’on peut vivre
heureux.
Mais le radicalisme
communiste russe a fait proscrire toute œuvre qui s’adapte aux sentiments du
christianisme, interprétant cette œuvre comme pacifiste, c’est-à-dire en
perdant de vue son équilibre véritable pour lui donner une signification
simplement catholique, puisque Jésus-Christ a passé sa vie à s’exclamer contre
les riches et à conseiller aux pauvres l’unification, et non pas à prêcher la
paix et l’inoffensivité tant mises en avant et clamées par l’Église de Rome.
La Ligue des Écrivains
Révolutionnaires a publié il y a deux ans une brochure contenant, sélectionnés
par Diego Rivera, des fragments bibliques clairement et définitivement
communistes, précisément dans l’intention de rectifier dans l’esprit du peuple
le concept erroné de Jésus-Christ. Notre brochure n’a pas circulé avec la
profusion nécessaire ni n’a pu parvenir au centre de la grande masse, qui ne
sait ni lire ni écrire, mais quand on réussira à ce que la conscience du peuple
sente et comprenne le Christ comme il fut réellement — comme il se présente
dans notre brochure —, il sera extrêmement facile de mener à bien un mouvement
radical révolutionnaire sur toute l’étendue de la terre.
Et c’est à cela que
Tolstoï a réduit son œuvre, propager le christianisme au sein du peuple russe,
dans un sens différent de celui que lui donnaient les orthodoxes, et c’est
pourquoi ses écrits ont pénétré si profondément la conscience populaire et l’ont
transformée et préparée aux réalisations matérielles de Lénine.
Mais si nous réduisions
notre production à la prédication de la guerre et à l’apologie du mouvement
russe, notre art manquerait d’ampleur, de vérité, de généralité, d’universalité.
C’est très bien que les poètes chantent l’épopée de la dynamite, mais qu’ils ne
le fassent pas exclusivement, car la révolution ne peut pas signifier un
rétrécissement des thèmes, pas plus que l’art ne peut prendre le caractère d’une
simple pratique de lutte : et c’est pour cette raison que la révolution
esthétique ne doit pas consister uniquement en un changement d’orientation
radical transformant tous les points de vue humains.
Et si tel était le cas,
la révolution pourrait se définir comme une amélioration matérielle des hommes
parallèle à une castration mentale et sentimentale.
La révolution doit
imprégner tous les aspects et toutes les manifestations de la vie humaine, de
telle sorte que tous les thèmes puissent entrer dans son champ, pris depuis un
certain point de vue, c’est-à-dire que la révolution ne peut pas indiquer à un
homme de ne penser qu’à des choses données, mais de les penser selon un
équilibre donné, selon un point de vue donné qui les représente sous une forme
juste et réelle, sans limiter le champ de ses idées et sans faire de lui un
esclave des circonstances. Ainsi, nous autres écrivains révolutionnaires du Mexique,
trouvons-nous les doctrines révolutionnaires radicales erronées pour ce qui
touche au champ de l’art.
Nous pensons que le
christianisme est l’idéal esthétique suprême et que tout travail réalisé à son
encontre aura une répercussion directe dans le retard de la révolution
matérielle, donc si celle-ci tend à prospérer, elle doit avant tout renoncer à
sa campagne antichrétienne pour la convertir en une campagne anticatholique, c’est-à-dire
qu’elle doit se battre contre les doctrines de la divinité et de l’asservissement,
mais jamais contre cette magnifique collection de maximes sociales qu’a prêchées
Jésus-Christ, qu’a ratifiées Tolstoï et qu’a réalisées Lénine.
Et je ne crois pas — je
n’ai vu cela chez aucun auteur sociétaire russe — que le communisme s’oppose au
développement de la figure du Christ dans l’art révolutionnaire et j’incline à
penser que celui qui est d’opinion contraire à ces sages doctrines est un
ignorant absolu de l’art, qu’il parle sans fondement et réfléchit de manière
lyrique à des choses qu’il ne comprend pas, car seul quelqu’un qui ignore l’ampleur
de l’art peut penser que la production artistique tient dans l’espace d’une
coquille de noix.
Notre Ligue s’était
identifiée aux gauches, mais si jamais sa production chrétienne n’entrait pas
dans le programme militant de gauche, cela nous importerait peu, car nous
poursuivrions sur la voie que nous nous sommes tracée, certains d’accomplir la
grande mission qui consiste à unifier l’esprit des pauvres et à semer une
graine de mécontentement contre les régimes oppresseurs ; mais jamais,
absolument jamais, nous ne consentirions à limiter nos idées aux tactiques de
lutte active, et encore moins à profaner notre art en le soumettant à la triste
condition d’un programme de lutte.
Et nous sommes dans
notre ligne de combat en faveur de la révolution sociale, mais nous ne pouvons recevoir
ni consignes de pensée ni formules esthétiques a priori, car la ligne qui est la nôtre n’a pas été tracée par pur
caprice, mais s’est formée peu à peu avec de la réflexion, avec de l’étude et
avec un véritable amour pour les nécessiteux ; notre esthétique plonge de
profondes racines dans la vie et dans la vérité, et nous mettons même au défi
celui qui s’y oppose de soutenir une polémique en public, afin que l’on décide
si la raison est de notre côté ou du sien.
On nous dit que le poète
russe actuellement en visite au Mexique professe une idée esthétique différente
de la nôtre et en accord avec l’antichristianisme, eh bien que le poète russe
Maïakovski accepte ce défi que nous lançons et nous aurons le plaisir de lui
démontrer que son credo esthétique est incomplet et inconsistant, et que nos
travaux sont bien cimentés et pleins de l’idéologie de la Révolution.
Ça n’est pas tout de se
dire révolutionnaire en art, ni d’arriver de la Russie des Soviets avec une
petite valise de nouveautés ; l’essentiel est d’analyser et de penser
notre production afin d’être conscients du chemin que nous suivons.
« Revolucionarios
del arte »
El Demócrata
(Mexico)
23 juillet 1925, p.3
(Trad. A. C.)
Note :
La poésie révolutionnaire de Gutiérrez Cruz (Sangre roja et Dice el pueblo… en particulier, mais aussi Como piensa la plebe, Dichos y proverbios populares et quelques textes épars) a fait l’objet de
plusieurs rééditions au Mexique, seule ou parmi d’autres textes poétiques et en
prose : Poemas libertarios,
choix de Agustín Velázquez Chávez (Mexico, Nueva Voz, 1952, 48p.) ; Obra
poética revolucionaria, préf. de Porfirio
Martínez Peñaloza (Mexico, Editorial Domés, 1980, 125p.) ; Poesía,
prosa, éd. de Luis Mario Schneider (Guadalaraja,
Secretaría de Cultura Gobierno de Jalisco, « Lo fugitivo permanece y
dura », 2000, 361p.) ; Sangre roja, préf. de Jorge Aguilera López (Mexico, Malpaís ediciones,
« Archivo negro de la poesía mexicana », 2014, 72p.).
Les textes cités de Pedro Henríquez Ureña et Francisco Cervantes
López, comme l’article de Gutiérrez Cruz, sont inédits en français.
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