Un prologue pour Luís Aranha
Voici que tombe entre nos mains l’édition espagnole de Cocktails de Luís Aranha (La Isla de Siltola, 2012). De très belle facture, ce charmant petit volume comprend des notes bien utiles, sur tous les points, de la traductrice, Marie-Christine del Castillo, et un prologue de Juan Manuel Bonet, ordinairement un très bon connaisseur de la poésie d’avant-garde en langue espagnole (en particulier l’Ultraïsme), et dont le point de vue, pour cela-même, présente cet intérêt assez rare d’intégrer le Modernisme brésilien dans le panorama de l’avant-garde ibérique et latino-américaine. S’y déploie ainsi une belle érudition rêveuse, à travers les livres, en même temps qu’un éloge sans ambages de l’œuvre discrètement sensationnelle de Luís Aranha.
Pour ces raisons, et pour d’autres encore, nous en donnons aujourd’hui la version française, avec l’accord de l’auteur et de l’éditeur, que nous remercions pour leur confiance.
N.B. : Pour la facilité de la lecture, l’on s’est autorisé l’insertion entre crochets, dans le corps du texte de Bonet, de quelques précisions très ponctuelles et traductions du portugais. Les illustrations sont également des ajouts exprès pour la publication du texte sur Bois Brésil & Cie.
São Paulo circa 1922
par Juan Manuel Bonet
par Juan Manuel Bonet
[Traduit de l’espagnol.]
São Paulo n’est pas une ville mais tout le contraire
Julián Marías (1954)
1e éd. de Cocktails (1984) |
La première nouvelle de l’existence de Luís Aranha et de ce recueil unique, je la reçus au début de la dernière décennie, à travers mon approche du « klaxisme », pour le dire ramoniennement, c’est-à-dire le fascinant noyau réuni autour de la revue « moderniste » de São Paulo, Klaxon (1922-1923), la plateforme de Mário de Andrade et ses amis, cette revue qui d’après l’auteur de Ismos, pour être tout à fait cohérente, aurait dû avoir pour siège de rédaction… une automobile. Revue à laquelle donna forme Guilherme de Almeida, et dont, lors de mon premier voyage à São Paulo, j’obtins, en cadeau de la part de l’inoubliable José Mindlin, rien de moins que le démarrage de la collection, les quatre premiers numéros !, outre, dans un sebo [bouquinerie] du centre, la réédition fac-similé, avec une couverture inspirée d’un sympathique dessin de son concepteur, de 1922. Celle qui me mit définitivement sur la piste de Luís Aranha, ce fut Annateresa Fabris, dans son livre indispensable sur O futurismo paulista : Hipóteses para o estudo da chegada da vanguarda ao Brasil, paru en 1994 chez l’honorable maison d’édition Perspectiva ; à la première page du premier chapitre, l’auteur écrit, avec emphase : « O testemunho poético más significativo sobre a cidade de São Paulo às vésperas da Semana de Arte Moderna pode ser encontrado nos versos de Luís Aranha, nos quais se aglutinam os motivos e a sintaxe de uma visão apaixonada e heróica da civilização industrial » [« Le témoignage poétique le plus significatif sur la ville de São Paulo à la veille de la Semaine d’Art Moderne peut se trouver dans les vers de Luís Aranha, où s’agglutinent les motifs et la syntaxe d’une vision passionnée et héroïque de la civilisation industrielle »]. C’est par ce livre que je connus l’existence de Cocktails. Lors de mon dernier voyage dans cette ville, en novembre 2010, je tombai sur un sebo que je ne connaissais pas, le Sebo do Messias, près de la Sé. Et à son étage supérieur, me heurtant à un immense mur de poésie, je me dis : « Là, il va y avoir Cocktails ». Et il y était en effet, pour dix reais. Le mois suivant, sur la table des nouveautés poétiques de ma librairie bruxelloise préférée, Tropismes, j’avais la surprise de trouver une édition française ([toulonnaise], chez La Nerthe, délibérément incomplète puisqu’elle se limitait aux poèmes les plus expressément avant-gardistes, et avec une couverture à mon avis assez malheureuse) de Cocktails, due au même traducteur (Antoine Chareyre) « du brésilien* » (?) qui venait de publier, dans la prestigieuse maison [La Différence], de Paris, Bois Brésil d’Oswald de Andrade, et chez La Nerthe également, un volume, que j’emportai aussi avec moi, de Poèmes modernistes et autres écrits, de Sérgio Milliet. Et peu de temps après, Juan Bonilla, infatigable passant de la rue latino-américaine des livres — quelle grande métaphore, vraiment, que celle-ci, par laquelle il a intitulé sa contribution à un livre collectif sévillan autour des librairies d’ancien —, Juan Bonilla, qui en 2009 avait inclus Luís Aranha — de même que Mário de Andrade — dans sa stupéfiante anthologie Aviones plateados : 15 poetas futuristas latinoamericanos (à Malagá), me proposa d’écrire le prologue d’une édition bilingue de Cocktails, dans une traduction de Marie-Christine del Castillo, responsable également des notes pertinentes qui l’accompagnent.
Auteur, au début des années 1920, de ces vingt-six poèmes fulgurants recueillis par une main étrangère dans ce livre tardif, pratiquant bientôt le silence littéraire et occupant des charges diplomatiques : le cas de Luís Aranha me rappelle un peu, à la même époque, celui d’un autre des auteurs sélectionnés dans Aviones plateados, son homonyme — et futur collègue — mexicain Luis Quintanilla, de formation symboliste, proche des stridentistes, et qui après deux titres aussi significatifs que Avión (1923) — dont j’ai précisément l’exemplaire qu’il dédicaça à Mário de Andrade, bien que mystérieusement la dédicace y soit rayée, re-dédicacé par-dessus, au crayon rouge, à l’Argentin Pedro Juan Vignale — et Radio (1924), tous deux signés « Kyn Taniya », dans une clé japonisante, se tut à jamais. Dans le cas de Quintanilla également, le volume qui rassemble son Obra poética — incluant une partie initiale avec des poèmes en français et en espagnol jusqu’alors non recueillis en volume — est un livre « pour la gloire » : de 1986, c’est-à-dire six ans après la mort de l’auteur. Mais il ne s’agit pas à présent de parler du Mexicain, que le Brésilien aura probablement rencontré sur le tard dans quelque conférence internationale. Mon exemplaire de Avión relie le Mexico stridentiste avec « odeur de naphte », la São Paulo klaxiste et le Buenos Aires martinfierriste : les trois métropoles où se produisit l’éclosion d’une avant-garde littéraire latino-américaine, qui par la suite se répandit par La Havane, Lima et d’autres villes péruviennes, Montevideo, Quito et Guayaquil (Hugo Mayo et sa Motocicleta !), Rio, Santiago du Chili, jusqu’à atteindre n’importe quel recoin, y compris les plus reculés — par exemple Puno, dont la revue d’avant-garde s’appelait Boletín Titikaka —, du Nouveau Monde. Je considère Luís Aranha comme le troisième grand nom de la toute première avant-garde de son pays, après Mário de Andrade et surtout Oswald de Andrade — dont les vers concis, d’une espèce de minimalisme tropical, m’ont toujours semblé d’une particulière faiblesse. Comme un poète qui justifie pleinement qu’on inclue son recueil, fût-ce dans la plus que tardive récolte de 1984, dans une liste de désidératas. (D’ailleurs, il aurait suffi d’attendre qu’atterrisse quelque exemplaire sur Abebooks : au moment où j’écris ces lignes, il y en a deux.)
Encore inédit en volume, Luís Aranha avait déjà été l’objet d’un texte lucide et important — bien que par moments un peu paternaliste, à commencer par son titre — précisément de Mário de Andrade, paru dans le septième numéro de Revista Nova : « Luís Aranha e a poesia preparatoriana », et bientôt recueilli dans Aspectos da literatura brasileira (1943). Texte disponible en français dans le très intéressant appendice sur lequel se ferme l’édition [toulonnaise] de Cocktails. Dans un livre antérieur, A escrava que não é Isaura (1924), Mário de Andrade avait qualifié Luís Aranha comme étant « entre nós, o que melhor percebeu a simultaneidade exterior da vida moderna » [« chez nous, celui qui a le mieux perçu la simultanéité extérieure de la vie moderne »], et aussi un « filho da simultaneidade contemporânea ». Avant Mário, un autre important compagnon de génération, le susmentionné Sérgio Milliet, avait parlé de lui, élogieusement, dans des articles sur la jeune littérature brésilienne dans Lumière d’Anvers (1922) et dans la Revue de l’Amérique Latine de Paris (1923), lui consacrant bientôt, en 1926, un article spécifique dans une autre revue, Terra roxa e outras terras, article postérieurement recueilli, avec quelques modifications, dans Terminus seco e outros cocktails (1932), dont le titre même semble indiquer une certaine affinité avec son compagnon en klaxisme. Manuel Bandeira, pour sa part, inclut Luís Aranha dans l’une de ses anthologies, tandis que Cassiano Ricardo, moderniste « verde-amarelo », devait le considérer comme un précurseur de la poésie concrète, dont l’un des pratiquants, José Lino Grünewald, allait lui consacrer deux articles.
Le groupe de la Semana de Arte Moderna (février 1922) |
La métropole absolument energetic qu’était São Paulo, à l’époque de la Semaine d’Art Moderne déjà, ville disloquée, si définitivement exprimée par Mário de Andrade dans son recueil pionnier Paulicéia desvairada (1922, avec la merveilleuse couverture que dessina Guilherme de Almeida, en syntonie avec la « cidade arlequinal » [« ville arlequinesque »], et qui, comme l’a démontré Telê Ancona Lopez, est l’amélioration d’une autre couverture, italienne, de 1918, celle de l’Arlecchino de Ardengo Soffici, présent dans la bibliothèque andradienne), par Tarsila do Amaral dans sa peinture de l’époque, et par un Blaise Cendrars enthousiasmé, dans les vers qu’il dédia à la peintre dans le catalogue de son exposition de 1926 à la Galerie Percier de Paris — et qui laissent deviner quelle merveille eût été le tome pauliste, annoncé et finalement accouché de force, de Feuilles de route —, cette métropole trouve en Luís Aranha son poète le plus moderne, le plus simultanéiste, le plus capable de la représenter dans le concert des villes latino-américaines que j’ai évoqué ci-avant à propos de mon exemplaire de Avión.
Le poème « Paulicéia desvairada », déjà cité, est, comme son titre l’indique, une glose en syntonie du génial livre homonyme de Mário de Andrade, livre qui constitua l’une des influences évidentes sur le jeune Luís Aranha. Dans ce poème-critique, ce dernier mentionne au passage le portrait de son ami par Anita Malfatti. Paulicéia desvairada : livre séminal et prodigue en innovations formelles, livre que son propre auteur qualifie dans le prologue de polyphonique et qu’il devait considérer, la même année dans l’une de ses chroniques pour l’Ilustração Brasileira de Rio, comme son « audácia vertical », livre où l’on retrouve les masses, l’industrie, les tramways, les crépuscules et la poésie du commerce et même de la bourse, l’ironie laforguienne, le collage* et le simultanéisme, et qui en ce sens anticipe, sur certains aspects, l’atmosphère de Cocktails.
« Drogaria de éter e de sombra » est le poème sur lequel s’ouvre Cocktails. Quel titre incroyable, et quel grand poème urbain, qui part de la propre expérience professionnelle de l’auteur dans un établissement du type de celui auquel il est fait allusion dans ce titre, décrit comme une « gruta de sombra » [« grotte d’ombre »] — comme un magasin de couleur cannelle, dirions-nous à la polonaise —, et aussi comme une espèce de galerie des glaces. Poème qui incorpore le collage* d’annonces du début — un peu dans la lignée du calligramme de Paul Morand sur la Puerta del Sol madrilène, traduit par Rafael Cansinos Assens pour Grecia —, ou la simple liste de médicaments, jusqu’à un érotique « Poema eléctrico » à la Marinetti ou à la Corrado Govoni, en passant par la très curieuse considération des employés comme des chevaliers médiévaux, par un raid aérien Rio-Buenos Aires, par la bourse avec la hausse du dollar et la baisse du café, par l’immigration, par le port de Santos, par la lecture du journal dans un tramway lourd comme un éléphant de cirque, par les drogues et la toxicomanie et une Chine qui préfigure celle du Lotus bleu de Hergé et un Japon de haïkus et de lanternes en papier, par une usine pauliste de produits chimiques, par un million de machines à écrire maïakovskiennement actionnées en même temps… Poème où Luís Aranha fait directement référence à son processus de transition du symbolisme à l’avant-garde : « Incêndio na minha Biblioteca de Alexandrinos !… » [« Incendie dans ma Bibliothèque d’Alexandrins !… »]. Transition explicitée dans quelques-unes de ses compositions plus courtes, par exemple dans le fantasmagorique et merveilleux « Passeio », où il évoque ses conversations nocturnes et péripatétiques avec son mentor Mário de Andrade, qui est celui qui nous donne la clé pour le comprendre. Poème — je reviens à « Drogaria de éter e de sombra » — qui mêle l’expression de la métropole trépidante avec ses foules, ses matchs de football, son trafic automobile et sa gare de chemin de fer, le cosmopolitisme de l’oriental, la poésie du commerce d’autrefois… Poème où « ressortent » pour le moins Walt Whitman, Igor Stravinsky et Émile Verhaeren. Le grand symboliste belge, tellement du goût de Marinetti et des expressionnistes allemands — et de notre Ramón de Basterra —, avait été, localement, une référence importante pour les symbolistes et les « penumbristas » brésiliens. De 1918 date la curieuse plaquette Verhaeren — que je ne connais que par fragments — de Antonio Francisco da Costa e Silva, qui le voit comme un poète « que interpretou, cantando, a tumultuária insania/ E o unânime conflito repentino/ Da atividade contemporânea/ No turbilhão dos espetáculos vulgares/ De fábricas e uzinas, bancos e bazares ;/ E em arroubos febris de poesia espontânea,/ Fez viver, na sua arte original e pura/ De turbulenta desenvoltura,/ Cidades tentaculares,/ Movendo-se através de planícies e mares,/ Na confusão dos portos e das gares » [« qui interpréta, en chantant, la tumultueuse folie/ Et l’unanime conflit soudain/ De l’activité contemporaine/ Dans le tourbillon des spectacles ordinaires/ De fabriques et d’usines, de banques et de bazars ;/ Et qui en des extases fébriles de poésie spontanée,/ Fit vivre, en son art original et pur/ D’une turbulente désinvolture,/ Les villes tentaculaires,/ Se mouvant à travers plaines et mers,/ Dans la confusion des ports et des gares »]. Dans « Drogaria de éter e de sombra », Luís Aranha incruste, dans la langue originale, un très beau vers de Verhaeren qui brille — « les chats d’ébène et d’or ont traversé le soir* », tiré d’un poème des Flambeaux noirs (1890) —, citant peu après l’un de ses titres les plus significatifs et les plus pré-futuristes, Les villes tentaculaires (1895) — nous venons de le voir cité par Da Costa e Silva —, et faisant allusion à sa mort, renversé par un train, en 1916, en gare de Rouen. Nous rencontrons à nouveau le Belge dans « Crepúsculo », le poème pénultième du livre : « as forças tumultuosas de Verhaeren ». Il est évident que la référence verhaerenienne a été héritée par le benjamin du très belgisant* Mário de Andrade, et à cet égard il faut rappeler que dans le « Prefácio interessantíssimo » de Paulicéia desvairada, ce dernier cite lui aussi Whitman et Verhaeren, et c’est à ce dernier qu’appartient le vers — « Dans mon pays de fiel et d’or j’en suis la loi* » — qui sert de portique à cet essai, tiré de l’une des compositions qui intègrent les Poèmes, 3e série (1912).
Au-delà de ce poème que je me suis permis de détailler et par moments de paraphraser, je n’ai pas l’intention d’étriper le reste. Que le lecteur le découvre par lui-même. Mais de relever, plutôt, l’importance des deux autres poèmes longs, « Poema Pitágoras » et « Poema giratório », et assurément quel titre formidable aussi que ce dernier, et quelle grand morceau.(*) Dans ceux-là comme dans les poèmes courts, nous trouvons des édifices en construction comparés à des cuirassés, des banques, des usines, des hôtels, des tunnels, des ponts, des trains dont les sirènes rayent l’aube, des automobiles avec — oui — leurs klaxons, des aéroplanes qui font des loopings — le Chilien Juan Marín, qui entre autres nombreuses choses fut aviateur, et qui par conséquent ne pouvait faire défaut dans Aviones plateados, allait publier en 1929 un recueil ainsi intitulé, Looping, dont il devait assurément envoyer un exemplaire à Mário de Andrade —, des annonces lumineuses qui assimilent São Paulo à New York, des bulletins médicaux, des télégrammes, la Guerre de 14 comme dans Hallali de Huidobro, la terreur bolchevique, les ragtimes, les fox-trots, et ce « Carlito » derrière lequel le lecteur doit deviner Charlot, ainsi rebaptisé pour le grand écran brésilien, ce « Carlito » déjà mentionné dans le manifeste inaugural de Klaxon… Luís Aranha aurait pu faire sienne la consigne du Polonais Tadeusz Peiper, dans Zwrotnica de Cracovie, en 1922 : « Masse, ville, machine », qui sonne mieux toutefois dans la langue originale : « Masa, miasto, maszina ». Les procédés employés par le Brésilien consistent à « limiter au minimum la construction de ses poèmes » (Mário de Andrade dixit), en l’énumération chaotique, le montage — par moments, d’une manière presque cinématographique —, la juxtaposition, le simultanéisme, le collage* de titres de presse, le voyage imaginaire par quoi la Estação da Luz se transforme en Sainte Sophie… « Montagens de flashes cotidianos, rimadas pela rapidez, pela velocidade da vida citadina, sujeitas a angulações estranhas, a cortes abruptos, caracterizados por uma linguagem freqüentemente prosaica, na qual se integram, de maneira decidida, recursos derivados das modernas técnicas de comunicação de massa » [« Montages de flashs quotidiens, rythmés par la rapidité, par la vitesse de la vie urbaine, sujets à des perspectives étranges, à des coupes abruptes, caractérisées par un langage fréquemment prosaïque, où prennent place, de manière résolue, des ressources dérivées des techniques modernes de communication de masse »], écrit Annateresa Fabris. Le futurisme est une référence évidente, reniée cependant dans le texte même, bien dans la lignée de Mário de Andrade dans le « Prefácio interessantíssimo ». Luís Aranha, en échange, revendique avec emphase les modèles français, et c’est ainsi que sont cités Arthur Rimbaud, André Gide — une allusion sexuelle transparente : « Eu nunca poderia escrever PALUDES » —, Georges Duhamel et ses compagnons d’unanimisme André Spire et Charles Vildrac — tous fort lus, ainsi que Jules Romains, par Mário de Andrade à l’époque où il écrivit son premier livre, Há uma gota de sangue en cada poema (1917) —, Guillaume Apollinaire, Marc Chagall, Jean Cocteau, et évidemment le prochainement très brésilien Blaise Cendrars, et il faut rappeler à ce propos qu’en 1924 Luís Aranha figura, avec d’autres de ses compagnons de génération, parmi les dédicataires de Feuilles de route : 1. Le Formose… Manque totalement, en retour, chez l’auteur de Cocktails, poète éminemment urbain et cosmopolite, la dimension nationaliste, de redécouverte du Brésil, dont les trois grands précurseurs furent Tarsila, Oswald de Andrade et Cendrars lui-même, et à laquelle devaient apporter de si fantastiques contributions, au cours de cette décennie prodigieuse, Guilherme de Almeida, Mário de Andrade, Raul Bopp, Cícero Dias, Murilo Mendes, Cassiano Ricardo, Heitor Villa-Lobos…
Fils d’un avocat et homme d’affaires avec demeure sur l’Avenida Paulista, étudiant chez les Frères Maristes jusqu’en 1919, employé — j’y ai fait allusion plus haut — dans une pharmacie du centre, Aranha est un poète presque dépourvu de biographie. En 1922, l’année de la Semaine d’Art Moderne, il commença des études de Droit. Plus tard il se consacra, comme je l’ai déjà indiqué, à la carrière diplomatique. Il fut le premier de sa promotion, et à partir de 1929, jusqu’en 1962, date de son départ en retraite, après un moment passé au siège central, le Palacio de Itamaraty — l’équivalent carioca de notre palais de Santa Cruz —, il servit son pays au Portugal, en Italie, au Vatican, au Venezuela, au Chili — où il fut consul dans une ville aussi littéraire et avant-gardiste que Valparaíso —, en Allemagne, au Japon — comme Manuel Maples Arce [2] ou comme Octavio Paz — et à Ceylan. Il fut en outre délégué de son pays dans diverses conférences internationales. Sa femme, Dulce Maria Lage, née en 1907, qu’il avait épousée en 1933, lui survécut jusqu’en 2009, date de son décès à Rio également.
Nelson Ascher parle, à la fin de son prologue, d’un « mystère Luís Aranha ». Établir, comme l’ont fait Manuel Bandeira, Sérgio Milliet, Mário da Silva Brito et d’autres, un parallélisme forcé avec Rimbaud, je trouve cela un peu excessif toutefois, entre autres raisons parce que ni Itamaraty — c’est ainsi que l’on continue de désigner aujourd’hui le siège central du ministère, qui logiquement n’est plus à Rio, mais à Brasília — ni les consulats et les ambassades successifs n’ont quoi que ce soit à voir avec l’Abyssinie. Mais,en effet, il y a un mystère, un cas Luís Aranha. Le poète comme vainqueur posthume : peu à peu, on commence à le reconnaître comme l’une des grandes voix de la poésie brésilienne, qui est de manière plus en plus claire, pour ma part, l’une des grandes poésies du monde.
Fils d’un avocat et homme d’affaires avec demeure sur l’Avenida Paulista, étudiant chez les Frères Maristes jusqu’en 1919, employé — j’y ai fait allusion plus haut — dans une pharmacie du centre, Aranha est un poète presque dépourvu de biographie. En 1922, l’année de la Semaine d’Art Moderne, il commença des études de Droit. Plus tard il se consacra, comme je l’ai déjà indiqué, à la carrière diplomatique. Il fut le premier de sa promotion, et à partir de 1929, jusqu’en 1962, date de son départ en retraite, après un moment passé au siège central, le Palacio de Itamaraty — l’équivalent carioca de notre palais de Santa Cruz —, il servit son pays au Portugal, en Italie, au Vatican, au Venezuela, au Chili — où il fut consul dans une ville aussi littéraire et avant-gardiste que Valparaíso —, en Allemagne, au Japon — comme Manuel Maples Arce [2] ou comme Octavio Paz — et à Ceylan. Il fut en outre délégué de son pays dans diverses conférences internationales. Sa femme, Dulce Maria Lage, née en 1907, qu’il avait épousée en 1933, lui survécut jusqu’en 2009, date de son décès à Rio également.
Nelson Ascher parle, à la fin de son prologue, d’un « mystère Luís Aranha ». Établir, comme l’ont fait Manuel Bandeira, Sérgio Milliet, Mário da Silva Brito et d’autres, un parallélisme forcé avec Rimbaud, je trouve cela un peu excessif toutefois, entre autres raisons parce que ni Itamaraty — c’est ainsi que l’on continue de désigner aujourd’hui le siège central du ministère, qui logiquement n’est plus à Rio, mais à Brasília — ni les consulats et les ambassades successifs n’ont quoi que ce soit à voir avec l’Abyssinie. Mais,en effet, il y a un mystère, un cas Luís Aranha. Le poète comme vainqueur posthume : peu à peu, on commence à le reconnaître comme l’une des grandes voix de la poésie brésilienne, qui est de manière plus en plus claire, pour ma part, l’une des grandes poésies du monde.
G. de Torre dans Klaxon n°5. |
Presque au moment de mettre le point final à ces lignes, je constate que j’ai toujours décrit, sur le plan national, l’ultraïsme espagnol comme un cocktail : cubisme littéraire tant dans sa version apollinarienne que dans sa version créationniste huidobrienne, futurisme marinettien, expressionnisme allemand (par les traductions de Borges), dadaïsme, vibrationnisme barradien, ramonisme… Le klaxisme fut un cocktail semblable, dans les ingrédients duquel ne manqua pas l’ultraïsme lui-même : Guillermo de Torre figura parmi les collaborateurs de la revue. Il est inutile de rappeler encore que Luís Aranha et le Sérgio Milliet de Terminus seco e outros cocktails ne furent pas seuls. Il se trouve de précieux livres, parmi ceux publiés à ce sujet dans le Paris « twenties », et trois d’entre eux sont illustrés par trois grands, Paul Colin, Paul Iribe et Jean-Émile Laboureur. Magistral, dans le même domaine déco*, le livre de cocktails de l’hôtel Savoy de Londres, illustré par Gilbert Rumbold : un classique. Les exemples similaires abondent aux États-Unis, où naquit ce type de boissons. Ici, nous avons Perico Chicote. Les cocktails ne manquent pas non plus dans notre littérature d’avant-garde : par exemple le Julepe de menta (1929) de l’inévitable Ernesto Giménez Caballero. Dans ma liste de désidératas latino-américains — je termine par là où j’ai commencé —, figure depuis peu un délicieux petit livre de cocktails — je ne donnerai pas plus de pistes —, avec une couverture réalisée selon la technique du batik, et imprimé en un tout petit nombre d’exemplaires, dont l’un, dédicacé par le barman-écrivain à Paul Morand, est conservé à Vichy, dans la fabuleuse bibliothèque de Valery Larbaud, où j’ai eu connaissance de l’existence d’une telle publication. Et un dernier « Cocktail », celui-ci daté de Washington, en 1923 : le poème ainsi intitulé qui figure dans Avión, de Luis Quintanilla… qui est un peu, celui-ci, El viaje redondo, pour le dire avec Arqueles Vela et rester, par conséquent, stridentiste, et rester larbaldien également, car la seule fois que je vis ce livre du Guatémaltèque ce fut dans la susdite bibliothèque de l’auteur de Barnabooth. Mais ne m’écoutez plus, et ouvrez bien vos oreilles, plutôt, pour écouter le très singulier Luís Aranha, qui agite dans la nuit son shaker pauliste, circa 1922.
Note de l’auteur :
(*) Après avoir écrit ce prologue, alors que je travaille une fois de plus sur notre ultraïsme, je me trouve à nouveau devant le poème « Ciudad giratoria » de Isaac del Vando-Villar, publié dans le n°4 (1er mars 1921) de Ultra de Madrid, puis dans son unique recueil, La sombrilla japonesa (1924). Et en lisant l’intéressant ouvrage de Fernando Castillo, Madrid y el arte nuevo (1925-1936) : Vanguardia y arquitectura (Madrid, La Librería, 2011), je trouve une citation du récit « Hora muerta », de El boxeador y un ángel (Madrid, Cuadernos Literarios, 1929), de Francisco Alaya : « La ville, grande plateforme giratoire ».
Notes du traducteur :
[1] Rappelons qu’il y eut en réalité, à l’époque, au moins un cinquième poème publié en revue : « O vento », dans la Revista do Brasil (São Paulo), n°98, février 1924 — même si cette publication, sans doute, peut être déjà considérée non comme un acte d’auteur, mais comme due à l’entremise des amis Mário de Andrade et Sérgio Milliet.
[2] De Maples Arce, à paraître dans quelques mois, nous dit-on, un volume bilingue espagnol/français rassemblant les manifestes stridentistes et l’œuvre poétique des années 1920.
© Texte original espagnol : Juan Manuel Bonet et Ediciones de La Isla de Siltolá.
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