8 juin 2011

Prépublication - Ferro au Brésil - 0

Entre deux modernismes :
le Portugais António Ferro dans le Brésil de 1922

Par goût des détours et autres approches digressives, nous entreprenons aujourd’hui une série de mises en ligne consacrées à la curieuse personnalité littéraire de António Ferro et à quelques-uns de ses textes qui eurent, de fait, une petite destinée brésilienne, dans l’immédiat après-Semaine d’Art Moderne et à l’époque agitée de la revue Klaxon.
Pour commencer, avant les textes eux-mêmes, quelques éléments de contextualisation en forme de préface.
N.B. : La mise en ligne de cette introduction et des traductions qui suivront se veut temporaire, comme une forme de prépublication, et restera en vigueur jusqu’à ce qu’une édition physique s’ensuive. (Avis aux éditeurs.)


Brasser du vent au Brésil
(Notice)

 Il est plus difficile de paraître avoir du talent que d’en avoir en effet.
(A. Ferro)

Un manifeste (Nous), quelques paradoxes ou aphorismes dûment préfacés par leur auteur même (Théorie de l’Indifférence) et une étrange conférence musicale (L’Âge du Jazz-band) : ce sont là trois des textes par lesquels l’esprit aussi original que tapageur, mystificateur ou savamment inconséquent du Portugais António Ferro (1895-1956) s’illustra à l’occasion d’une tournée brésilienne effectuée de mai 1922 à avril 1923 et qui fut, avec tous les malentendus liés généralement à ce genre de tentatives, l’une des notoires occasions de rapprochement entre les deux avant-gardes de langue portugaise.

Lors de son départ pour le Brésil, Ferro est depuis quelque temps partie prenante du Modernisme portugais. D’abord éditeur factice et involontaire, en 1915, des numéros 1 et 2 de l’éphémère organe moderniste Orpheu (son nom y est placé par les amis et aînés Fernando Pessoa et Mário de Sá-Carneiro, par plaisanterie, parce qu’il est alors mineur, et donc légalement empêché de diriger un périodique), revue à laquelle il ne collabore pas lui-même mais dont l’esprit ne lui est pas étranger, et muni de ce petit prestige, il se fait vite davantage connaître par diverses publications : le texte d’une conférence sur le cinéma, As grandes trágicas do silêncio (1917) ; un essai de « poème symphonique », O ritmo da paisagem (1918) ; un recueil d’aphorismes sur l’art et la vie, Teoria da Indiferença (1920) ; les poèmes d’Árvore de Natal (1920) ; la conférence Colette, Colette Willy, Colette (1921) ; une « nouvelle en fragments », à la forme audacieuse, Leviana (1921) ; le manifeste Nós (1921) ; et les chroniques d’un séjour à Fiume, Gabriele d’Annunzio e Eu (1922). Par ces titres, le nom de Ferro est déjà passablement connu au Brésil : H. Antunes, l’éditeur portugais de Colette… et de Leviana comme de la deuxième édition de la Teoria da indiferença (en 1921), officie tant à Lisbonne qu’à Rio de Janeiro. On connaît donc ses livres ; sa tournée sera un triomphe, entre mondanités et agitation moderniste.

Au Brésil, justement, ce sont notamment les principaux représentants du Modernisme local, récemment constitué comme groupe, en février 1922, lors de la Semaine d’Art Moderne réalisée au Teatro Municipal de São Paulo, qui l’accueillent. Il est de fait, dans la presse et les nombreux hommages, articles, chroniques ou entrevues qui lui sont alors consacrés dans toutes les villes où il passe, le représentant bienvenu de la nouvelle génération portugaise.
Il se livre surtout, à travers le pays, à une série de soirées littéraires et artistiques, introduit la plupart du temps par l’un ou l’autre des modernistes brésiliens, et où ses propres conférences, alternativement « A arte de bem morrer », « As mulheres e a literatura » et « A idade do jazz-band », partagent notamment le programme, à partir de septembre, avec des lectures de sa compagne la poétesse Fernanda de Castro, qui vient de le rejoindre après leur mariage, par procuration, au mois d’août. Le 18 novembre, la Companhia Lucília Simões, alors en tournée au Brésil et à l’invitation de laquelle Ferro s’était d’abord embarqué en tant que critique de théâtre, crée au Teatro Santana (São Paulo) sa pièce Mar alto (publiée à Lisbonne en 1924), dont il interprète d’ailleurs l’un des rôles principaux ; la pièce est reprise le 16 décembre au Teatro Lírico (Rio).
Ce séjour est aussi éditorial : le manifeste Nós, de 1921, est repris par la jeune revue de l’avant-garde pauliste, Klaxon, dans son numéro 3 du 15 juillet 1922 ; en 1923, A arte de bem morrer (texte de la conférence précédé d’un discours de présentation par Menotti del Picchia ; couv. de José de Almada Negreiros) et les chroniques de Batalha de flores sont publiés à Rio par H. Antunes, A Idade do Jazz-band à São Paulo par Monteiro Lobato, et d’autres textes encore sont alors réédités.
La conférence sur « A idade do jazz-band », illustrée (semble-t-il non systématiquement) par la danseuse Ivonne Daumerie (une participante de la Semaine de 1922) et un authentique orchestre de jazz, a été prononcée le 30 juillet 1922 au Teatro Lírico de Rio, avec une présentation de Carlos Malheiro Dias ; le 12 septembre au Teatro Municipal de São Paulo, avec une présentation de Guilherme de Almeida ; le 10 octobre au Teatro Guarany de Santos ; le 10 novembre à l’Automóvel Club de São Paulo ; et le 8 février 1923 au Teatro Municipal de Belo Horizonte. En volume, le texte d’A Idade do Jazz-band a d’abord été publié au Brésil (São Paulo, Monteiro Lobato & Cia., 1923), avant de faire l’objet d’une 2ème édition au Portugal (Lisbonne, Portugália, 1924, avec une couverture de Bernardo Marques). Le texte y est précédé des discours de Carlos Malheiro Dias et de Guilherme de Almeida, ainsi que d’un discours prononcé par Ronald de Carvalho en ouverture de la conférence sur « A arte de bem morrer » donnée le 21 juin 1922 au Trianon de Rio.

À son retour, Ferro témoignera à quelques occasions d’une actualité littéraire et culturelle brésilienne peu connue au Portugal, guère plus que dans le reste de l’Europe (voir « Carta aberta ao Portugal de Hoje ao Portugal de vinte e tantos anos », Contemporânea, Lisbonne, 1923, n9, et « A nova literatura brasileira », Diário de Notícias, Lisbonne, 31 mai 1924), pensant même y consacrer un livre, et bien que mêlant à son activité de passeur, dans l’attitude assez marinettienne qui fut la sienne, des préoccupations plus personnelles d’autopromotion ; il restera aussi, un certain temps, un interlocuteur privilégié pour les modernistes brésiliens, notamment pour Oswald de Andrade lors de ses voyages répétés en Europe, lors d’escales à Lisbonne ou par correspondance depuis Paris.
Les effets du passage de Ferro au Brésil ne furent pas les plus durables ni, assurément, les plus profonds ; il est à ranger, néanmoins, au premier titre des présences étrangères qui marquèrent la décennie 1920, celle du Modernisme brésilien historique, suivi en cela par Blaise Cendrars, Marinetti et Benjamin Péret.

Tôt attiré par le fascisme, lié aux destins si particuliers du modernisme portugais (assez « futuriste » en cela), António Ferro deviendra quelques années plus tard, et pour longtemps, l’animateur culturel et le propagandiste officiel du régime salazariste, après avoir été, avec l’inégal(able) talent qui sied à ce genre d’entreprise, le meilleur propagandiste de lui-même.

A. C.

N.B. : les données factuelles de la présente notice sont tirées pour l’essentiel de l’ouvrage : Arnaldo Saraiva, Modernismo brasileiro e modernismo português : Subsídios para o seu estudo e para a história das suas relações [1986], Campinas, Editora Unicamp, 2004.


Prochaine livraison :

L’Âge du Jazz-band
(première partie)

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